Du fentanyl dans le calumet : une crise de trop dans l’histoire des peuples autochtones du Canada

Les terres de ce pays étaient jadis les leurs. Les peuples autochtones du Canada ont vécu la dépossession et l’ethnocide. Les livres d’histoire demeurent encore silencieux sur un si troublant constat, en dépit d’un processus de réconciliation entamé en 2006. La crise des opioïdes qui sévit au pays fauche durement ces communautés et ne fait qu’en rappeler les profondes blessures.

La crise des opioïdes qui fait rage au Canada n’épargne pas sa communauté autochtone. Qu’il soit question des opioïdes de prescription ou de ceux du trafic de la rue, ces hommes, ces femmes et ces enfants des Peuples autochtones d’aujourd’hui, sont encore les victimes faciles d’une crise de trop. La crise met en relief les difficultés d’accès aux ressources de santé et de services sociaux pour cette communauté. Il faut par ailleurs reconnaître que depuis les quatre dernières années, des actions concrètes et significatives ont été réalisées, particulièrement par le gouvernement fédéral et ceux des provinces les plus concernées. La problématique de consommation à risque est désormais prise en charge, avec l’étroite collaboration des communautés, leurs associations représentatives tant nationales que locales, dont la Fondation autochtone nationale de partenariat pour la lutte contre les dépendances.

La crise et ses chiffres

La crise, officiellement déclarée nationale en 2016 par Jane Philpott, alors ministre fédérale de la Santé, touche tout le pays et plus seulement la Colombie-Britannique et Vancouver, sa ville phare et l’Alberta voisine. Constat particulièrement troublant, la crise ne s’estompe pas et inquiète par la présence de drogues de rue de plus en plus diversifiées et aux propriétés létales. Le fentanyl et ses analogues circulent abondamment et accroissent les risques de surdose. En 2017, on le retrouve à plus de 50% dans les échantillons d’héroïne saisis. De toutes récentes alertes de santé publique, dont à Montréal, confirment que la tendance est maintenue. Ces substances sont maintenant responsables d’un nombre élevé de décès liés à la consommation d’opioïdes, illicites ou prescrits. En 2016, on compte 2861 décès liés aux opioïdes et 11 hospitalisations journalières pour une intoxication à ces substances. En 2019, c’est 3 583 décès et plus de 53 hospitalisations par jour.

Le portrait demeure toujours plus lourd dans l’Ouest canadien, où les communautés autochtones sont fortement représentées. En mai de cette année, la Colombie-Britannique enregistrait un sommet de ses décès liés aux surdoses, avec le fentanyl reconnu comme la cause principale. La fermeture de services dans le contexte de la Covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. a une incidence sur cette hausse1Presse canadienne, Le nombre de morts par surdoses atteint un sommet en Colombie-Britannique, 11 juin 2020..

Nombre et taux (par 100 000 personnes) de décès accidentels apparemment liés à la toxicité des opioïdes par province ou territoire en 2020 (janv. à juin)
Source : Comité consultatif spécial sur l’épidémie de surdoses d’opioïdes. Méfaits associés aux opioïdes au Canada. Ottawa : Agence de la santé publique du Canada, juin 2020.

Un regard de plus près sur la communauté autochtone

Malgré les efforts déployés pour informer et atteindre les personnes autochtones aux prises avec une dépendance aux opioïdes, ces dernières demeurent plus à risque de subir une surdose et d’en mourir, selon les chiffres des bureaux des coroners provinciaux, chargés d’enquêter sur les décès par mort violente ou suspecte. Bien qu’il existe toujours un manque criant de données probantes pour avoir un portrait clair de la situation, des rapports récents de 2017 réalisés par les autorités de santé des gouvernements de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, conjointement avec celles des Premières Nations concernées, en donnent un portrait choc.

Il y est démontré que les membres des Premières Nations sont cinq fois plus susceptibles que les non autochtones d’être victimes d’une surdose d’opioïdes et trois fois plus susceptibles d’en mourir. Plus encore, le rapport de l’Alberta confirme que les décès impliquant du fentanyl sont 18% plus élevés au sein de la communauté des Premières Nations que chez les non autochtones. Concernant les hospitalisations liées aux surdoses, les statistiques diffusées sont toutes aussi élevées2Canadian Aboriginal Aids Network, Policy Brief: Indigenous Harm reduction=Harm of Colonialism, p.6..

Les lourdes traces du passé

On ne peut aborder les conséquences de la crise des opioïdes sur les populations autochtones canadiennes, sans identifier certains jalons historiques propres à la colonisation. Les traumatismes intergénérationnels découlant de l’histoire de la colonisation ne peuvent pas être omis. Les «Indiens» que l’on a confinés dans les «réserves» pour mieux les contrôler et les assimiler, ont été maintenus à l’écart: en résultent une grande précarité économique, de nombreuses difficultés socioculturelles, avec des répercussions dramatiques sur leur santé, tant mentale que physique3Gracy, M. King, M. Indigenous health part 1: determinants and disease patterns, July 04, 2009, the Lancet,374, p.65-75..

La colonisation en Amérique du Nord débute par des intentions purement commerciales, avec des alliances qui se feront et éclateront lors de conflits divers. Les terres des autochtones feront l’objet de convoitises et les cessions entre colonisateurs et leurs occupants se succéderont avec comme toile de fond, des droits de chasse, de pêche et de commerce. Avec le Traité de Paris, signé en 1763, par lequel la France cèdera à l’Angleterre ses territoires coloniaux de l’Amérique du nord, l’histoire des peuples autochtones sera tissée de périodes de tensions et d’accalmies, alors que le mépris gagnera le colonisateur et que son désir de leur apprendre les «bonnes manières» ne souffrira aucune retenue, cela pour mieux décider en leur lieu et place. Menant vers l’érosion de leurs traditions ancestrales, à la perte de leur liberté et à leurs moyens de subsistance, la démarche choisie vers la déchéance sera brutale.

Ces erreurs du passé qui expliquent les méfaits d’aujourd’hui

La relation que l’État a entretenue avec les Peuples autochtones aura un impact déterminant et sans appel sur la problématique de consommation de substances de ces derniers (alcool et autres drogues). Le phénomène ne peut se comprendre si l’on emprunte la seule voie individuelle ou clinique, puisqu’il découle justement de mesures coloniales qui en sont à la source4Chansonneuve, D., Comportements de dépendances chez les Autochtones du Canada, 2009, Fondation autochtone de guérison..

Trois d’entre elles marqueront davantage leur destinée: l’adoption de la loi sur les Indiens (Acte des Sauvages) en 1876, l’instauration du régime des pensionnats autochtones en 1892 avec le support des différents clergés et le placement forcé des enfants autochtones dans des foyers et familles non autochtones des années 1960.

Les recherches qui en confirment l’impact néfaste sur le tissu social et le bien-être des familles et des commu- nautés autochtones sont nombreuses et concluantes. Il ne faut donc pas s’étonner que la violence de ces mesures soutenues pendant plus d’un siècle aient engendré une perte de confiance envers soi et les autres, un appauvrissement des compétences parentales, une perte des sentiments d’attachement et des capacités de communication émotionnelle. À cela s’ajoutent les pertes des réseaux de soutien et d’entraide, des pertes linguistiques et identitaires profondément lacérées5Lévesque, C., Radu, I., Tran, N., Revue de littérature : Les dépendances chez les Premières Nations et les Inuits, Commission d’enquête sur les relations entre les autochtones et certains services publics, Montréal, 2019..

Génocide culturel

Le volet sans doute le plus sombre de l’histoire canadienne dans sa relation avec les Peuples autochtones revient à ce régime diabolique des pensionnats autochtones, instauré quelques années à peine après que le Canada ne soit devenu un pays en 1867. Pour en résumer l’intolérable, les mots tirés de la réflexion à laquelle s’est livrée la Commission de vérité et réconciliation du Canada, dans son rapport déposé en 2015, s’imposent ici. Loin d’être des pensionnats assumant un rôle d’éducation noble, ils étaient en réalité de véritables centres d’endoctrinement culturel.

«L’aspect le plus inquiétant de ce système est le fait que les personnes ciblées et les victimes étaient parmi les plus vulnérables de la société: les enfants. Loin de leur famille et de leur communauté, sept générations d’enfants autochtones ont été privées de leur identité à la suite d’efforts systématiques et concertés visant à anéantir leur culture, leur langue et leur esprit. Les pensionnats s’inscrivaient dans un projet de grande envergure de l’administration canadienne qui prévoyait l’assimilation forcée des peuples indigènes.»6de Leeuw, S. et al, Deviant Constructions: How Governments Preserves Colonial Narratives of Addiction, International Journal of Mental Health Addiction, 8, p. 282-295.

La Commission n’hésite pas un seul instant à juger que ces institutions étaient en fait l’un des principaux élé- ments d’une politique du gouvernement canadien favorisant le génocide culturel. Le premier ministre Justin Trudeau, élu quelques mois après le dépôt du rapport en juin 2015, acceptera ce verdict et s’excusera publiquement auprès des Peuples autochtones.

Avec ce régime qui s’est maintenu plus de cent ans, ce sont au moins 150000 enfants des Premières Nations, Métis et Inuits qui sont passés dans plus de 139 pensionnats à son apogée7Commission de vérité et de réconciliation du Canada, Pensionnats du Canada : L’histoire, partie 1 des origines à 1939, McGill-Queen’s University Press, 2015, p. vii.. Littéralement arrachés à leurs parents, ils se retrouveront à des centaines de kilomètres de leurs communautés. Sous-alimentés, soumis à une violence disciplinaire visant à leur faire oublier leurs origines, battus et abusés sexuellement, ces enfants vivront un véritable enfer. Plusieurs y rendront leur dernier souffle, alors que les autres devenus adultes, marqués à tout jamais, seront devenus pour trop d’entre eux les partenaires d’un quotidien d’errance que seuls l’alcool et les autres drogues accompagneront. Le régime des pensionnats a eu les effets les plus insidieux sur la santé mentale des autochtones, contribuant largement aux enjeux et aux vulnérabilités à la dépendance aux drogues qui perdurent encore aujourd’hui8Lévesque, C., Radu, I., Tran, N., Revue de littérature : Les dépendances chez les Premières Nations et les Inuits, Commission d’enquête sur les relations entre les autochtones et certains services publics, Montréal, 2019..

Ce qu’il reste à faire et de l’espoir

Il y a bien entendu les 94 «appels à l’action» ou recommandations de la Commission de vérité et de réconciliation qu’il faut considérer. Une section est consacrée à la santé. Des éléments peuvent en être tirés pour les rattacher aux actions attendues dans le cadre de la crise des opioïdes. Cette crise ne se résume pas qu’aux bonnes intentions du traitement, elle va bien au-delà et mise sur une vision d’accompagnement de la personne. Pour les personnes dépendantes, le chantier est immense car c’est l’organisation de toute une vie qui est en jeu.

L’un des plus urgents sera celui des inégalités en matière de santé et de justice. Mettre à niveau les services de santé en fonction d’une organisation des services complète au sein même des communautés, laquelle intègre les valeurs et les traditions des Peuples autochtones, s’avère en être la clé. Il faudra aussi s’assurer qu’à l’extérieur des communautés, l’accès aux services leur soit aussi possible, simplement parce que la discrimination n’y aura plus sa place. En matière de justice, il faudra voir à remédier à la surreprésentation des autochtones incarcérés pour des infractions liées aux drogues.

Parce que les revendications autochtones se sont intensifiées et que depuis 2016 l’actuel gouvernement fédéral est passé aux aveux et certainement aux actes, le vent tourne. Le gouvernement canadien, dans son budget de 2019 prend formellement, dans son chapitre sur les affaires autochtones, l’engagement de «Faire avancer la réconciliation avec les peuples autochtones». Améliorer la qualité de vie des Premières Nations, des Inuits et des Métis, réparer les torts du passé, forger une nouvelle relation, fondée sur les droits, le respect, la collaboration et le partenariat, étaient les buts énoncés. Les investissements annoncés couvrent tous les enjeux, ceux de logement, d’éducation, d’infrastructure et de santé tant physique que mentale. Avec une attention particulière portée aux services aux enfants.

Très peu de pays auront ajusté leurs politiques et programmes en matière de drogue aussi rapidement pour accélérer la réponse à une crise des opioïdes galopante. Rien n’est parfait bien entendu, mais la Stratégie nationale sur les drogues mise sur l’approche des droits humains et de réduction des risques, crée 49 sites de consommation supervisée à l’échelle du pays, offre un accès élargi à la naloxone et des changements législatifs pertinents.

Qui sont les «autochtones» du Canada ?
Le Canada fut jadis tout entier le pays des Premières Nations, leur histoire s’étant amorcée bien avant que Jacques Cartier ne s’aventure sur le fleuve Saint-Laurent en 1534. Les peuples autochtones se regroupent principalement autour de trois entités: les Premières Nations, la nation inuite et de la nation métisse. Appartenant à plus de 600 communautés réparties sur tout le territoire, s’exprimant en 70 langues différentes, de Saluit au Nunavik à Nanaimo sur l’île de Vancouver, leurs noms, qu’ils soient Cris, Innus, Inuk, Ojibwé, Oneida, Anishinabe, Algonquin ou Nisga’a, portent en eux l’histoire du pays.
En 1982, avec le rapatriement de la Constitution canadienne9Processus par lequel le Canada est devenu apte à modifier lui-même sa Constitution sans l’accord du Royaume-Uni., leurs droits ancestraux et issus des traités sont reconnus. De ce fait ils joignent les rangs des peuples fondateurs du pays aux côtés des Canadiens français et des Canadiens anglais. Arraché à force de batailles juridiques et de négociations au long court, ce statut s’inscrit dans la lente réconciliation que le pays ne peut plus éviter.
Les peuples autochtones au Canada, c’est plus de 1,6 million de personnes, soit 4,9% de la population canadienne. Population en pleine croissance démogra- phique, la moitié de celle-ci se retrouve dans les milieux urbains. Autre particularité, une très forte proportion des membres des Premières Nations vit dans les provinces de l’Ouest canadien10Statistique Canada, Recensement 2016 des peuples autochtones au Canada.. Cette dernière statistique prend toute son importance alors que la crise des opioïdes qui fait toujours rage au pays, est particulièrement incendiaire dans deux de celles-ci, la Colombie-Britannique (CB) et l’Alberta. Les populations autochtones en sont donc des victimes de choix. La population métisse quant à elle, disséminée sur tout le territoire mais majoritairement urbaine, est davantage représentée en Ontario, dans l’Est du pays, alors que les Inuits vivent principalement dans ses régions nordiques. La colonisation a lourdement fracturé leurs traditions et leurs valeurs en cherchant à en interdire toutes manifestions, que ce soit par la néga- tion de leur identité et une limitation à outrance de leurs droits, même les plus fondamentaux.