Drogues et «fake news»: le cas d’école du LSD

La rumeur est le plus vieux des médias. Elle accompagne, précède, auréole de peurs et de fantasmes la diffusion des drogues, qui n’ont pas besoin de ça pour effrayer. Perspective historique.

En cette rentrée 2018, le gaz hilarant est de retour : les rues de Lille seraient jonchées de capsules vides de protoxyde d’azote, la « nouvelle drogue des collégiens et des lycéens » selon BFM-TV1La Voix du Nord, 31/07/2018, « Le protoxyde d’azote, un gaz hilarant à prendre au sérieux». BFM: http://www.bfmtv.com/sante/droguele-phenomene-inquietant-du-gaz-hilarant-1591451.html. En 2016, on s’inquiétait du krokodil : ce mélange d’opiacés (désomorphine), d’essence et de solvant, aux effets certes effroyables observés sur des junkys sibériens, déferlerait sur l’Europe et menacerait la France, porté par un prix très bas2Marie-Claire, 2013, « La Krokodil, la drogue “lèpre” qui fait peur. ». Au printemps 2012, les médias faisaient grand cas de ces «sels de bain» (benzylpipérazine) qui auraient poussé un homme de Miami à dévorer son semblable: l’hystérie cannibale était sur le point d’envahir nos rues3Huffington Post, 31 mai 2012, «Cannibale de Miami: quelle est cette drogue, les sels de bain, qui a poussé au cannibalisme?»… Autant de micro-emballements médiatiques, retombant du reste assez rapidement, qui ne surprennent guère quand on sait que l’histoire des drogues est pleine de ces rumeurs, fausses ou véridiques, à l’image de ce que l’on a pu dire ou écrire sur le LSD.

Des dégâts irréversibles sur l’organisme ; un péril pour l’espèce

En effet, alors que les usages de LSD se massifiaient chez les jeunes dans le sillage de la contre-culture, on pouvait lire des choses insensées dans le climat de panique morale qui a accompagné le vote de la loi de 1970. Le Parisien titrait en août 1972: «Le LSD: folie, crimes, monstres, cancers, leucémies…», tandis qu’on pouvait lire dans les mêmes colonnes que le haschich, d’après l’obscur professeur américain David Marcotte, rendait muet, atrophiait le cerveau et dérèglait le rythme cardiaque4Picard Georges, La drogue dans certains quotidiens et périodiques français, Paris, Unesco, août 1973.. L’écrivain Jean Cau, âme de la réaction antidrogue, tenait des propos du même acabit dans les enquêtes sur les «drogues parties» à l’acide lysergique qu’il livrait à Elle, Paris-Match ou au Crapouillot. Par ses articles, le LSD devenait pour le grand public la drogue qui rend fou, qui s’attaquait autant à l’esprit («une bombe atomique dans la tête» disait Jean Cau) qu’au corps.

C’est dans ce contexte que prit corps le débat sur les effets tératogènes du LSD: le psychédélisme conduirait-il à des cohortes d’enfants difformes? Au début des années 1970, le psychiatre Jean-Marie Sutter, de Marseille, soutint mordicus l’existence de ces effets. Il s’évertua à convaincre les autorités, en s’appuyant sur de vagues études américaines pointant des expériences isolées de laboratoire: des leucocytes exposés in vitro au LSD auraient montré des cas de brisures chromosomiques; des injections de LSD sur des modèles animaux auraient conduit à des cas de malformations foetales ou d’avortement spontané; l’American Society of Pediatric Research aurait rapporté le cas unique d’une fille, née de parents grands consommateurs d’«acide», et souffrant de multiples malformations faciales, squelettiques et viscérales5Dossier « Effets tératogènes du LSD», Archives du Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports (copie d’une source du ministère de la Santé), CAC 19780387/27.… Il n’obtint finalement pas gain de cause. Dans un colloque tenu à l’hôpital Sainte-Anne en janvier 1970, Claude Olievenstein, observateur pour sa thèse des communautés hippies de la côte ouest-américaine, avait combattu cette hérésie.

L’affaire révélait en fait une certaine peur de la corruption des corps en gestation que l’on retrouvera plus tard au sujet du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. avec l’emballement sur les crack-babies, génération perdue d’enfants nés de mères crackheads et héritant de dommages physiques et psychologiques irréversibles. On recenserait aux États-Unis plus de 3000 crack-babies nés en 1989 et 10 000 enfants handicapés y seraient bientôt scolarisés. Des travaux ont certes tenté de déconstruire ces mythes comme parties intégrantes de la révolution conservatrice des Républicains, tentant de détourner l’attention des Américains des problèmes économiques réels vers des préoccupations morales fantasmées6Reeves J, Campbell R. Cracked Coverage: Television News, the Anti-Cocaine Crusade, and the Reagan Legacy, Duke University Press, 1994.. Mais la presse française avait relayé la peur: Le Monde émouvait ainsi son lectorat à la rentrée 1989 avec la description d’un «bébé crack» de 640 grammes à la naissance, maintenu en vie dans sa couveuse, né d’une mère toxicomane de seulement 13 ans, dans les quartiers pauvres de Washington DC7Le Monde, 03/10/1989, « bébés cocaïne ». Et pour dire que le fléau poignait désormais à l’horizon français.

En attendant, la correspondance de Sutter en 1970-71, avec des termes durs pour désigner les jeunes toxicomanes imprégnés de contre-culture («décadence», «débauche», «épave privée de toute ressource physique ou spirituelle»), montrait que l’entrepreneur de morale perçait sous le médecin8Lettre du professeur Sutter à Robert Brichet, chef du Service des études et actions générales, juin 1971, Archives du Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports, CAC 19840511 / 1.. Le LSD, dont les effets tératogènes sont aujourd’hui scientifiquement discutés et qui n’induit aucune dépendance physique, était avant tout la drogue de la contestation, des expérimentations mystiques de Timothy Leary, des communautés libertaires et de la rébellion contre les autorités, autant de choses qui ne pouvaient que mécontenter ceux qui étaient attachés à l’ordre.

Les enfants sont menacés: d’étranges décalcomanies les prennent pour cibles

Mais le LSD a aussi donné lieu à d’étranges rumeurs quant à sa diffusion: ainsi en est-il de la légende urbaine des décalcomanies au LSD. Entre avril et décembre 1988, de curieux tracts ont circulé dans toute la France, à destination du public et des parents en particulier, mettant en garde contre l’existence de tatouages pour enfants – une curieuse mode de l’époque – qui auraient été sciemment imprégnés de LSD.

L’affaire prit une telle intensité que les pouvoirs publics durent démentir et menacer de poursuites ceux qui diffusaient les tracts9On peut encore retrouver en ligne des traces de cette rumeur, mais sur un mode ironique, dans un reportage « Info? Intox?» de l’émission Double-Jeu de Thierry Ardisson: http://www.ina.fr/video/I08252587 (site de l’Ina)..

L’examen de cette rumeur nous permet là aussi d’examiner les mécanismes par lesquels les fantasmes
sur les drogues se constituent et se répandent10Pour une étude complète de cette rumeur: Renard Jean-Bruno, «Les décalcomanies au LSD», in Communications, 52, 1990, «Rumeurs et légendes contemporaines», pp. 11-50..

Comme pour les sels de bains ou le krokodil, le point de départ est factuel et véridique. En 1980, aux États-Unis, une circulaire émise par le Bureau des narcotiques de la police de l’État du New Jersey faisait état d’une saisie de buvards au LSD sur lesquels des trafiquants facétieux avaient placé des images de Mickey en apprenti sorcier, tout droit sorties de Fantasia. De l’idée qu’il existait un conditionnement du LSD ressemblant à des tatouages pour enfants, le bouche-à-oreille a accouché de l’idée de tatouages pour enfants contenant du LSD. Du Nord-Est des États-Unis, la rumeur s’est diffusée sur tout le territoire américain avant de partir vers le Canada en s’affaiblissant.

Elle ressurgit soudain vers 1987, toujours sur un ton dramatique (« l’absorption par un enfant peut occasionner la mort », alors que le LSD n’est pas une substance létale), avec l’ajout de détails exagérés (on aurait aussi mis de la strychnine dans les timbres à décalquer…), au prix de l’invraisemblance (il n’y a pas d’absorption possible du LSD par les pores de la peau). La rumeur s’est retrouvée en France l’année suivante, sans doute en transitant par le Québec francophone. Les tracts se sont retrouvés dans les hôpitaux, les salles d’attente de médecins (dont des chirurgiens-dentistes ayant beaucoup d’enfants comme patients), les écoles, les universités, avant que les fausses informations ne soient reprises par l’AFP, puis par un sénateur qui soumit une question au Gouvernement11Roland Courteau, sénateur socialiste de l’Aude..

En octobre 1988, la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie-MILT comme le Bulletin de l’Ordre des médecins démentirent, tardivement, la rumeur. L’effet boule de neige, qui répercute la nouvelle tout en la saturant de nombreux détails excessifs (comme la strychnine), est caractéristique de ce genre de fausses nouvelles.

D’autant que certains, cherchant à la démentir, l’objectivent, la politisent et lui confèrent ainsi un degré de réalité. En juin 1986, Olievenstein déclarait que les tracts contre les décalcomanies au LSD étaient une «manoeuvre politique visant à affoler les parents avant les élections » (les législatives de 1986 pour lesquelles la drogue fut un cheval de bataille du RPR ou du FN), tandis que Bernard Leroy, le juge anti-drogue de l’Essonne, les qualifiait d’« entreprise de déstabilisation de l’opinion publique ». Le fait que beaucoup de tracts venaient des Alpes-Maritimes, région à forte assise du FN, ne faisait qu’attiser les soupçons12Renard Jean-Bruno, op. cit., pp.27-28 et 38.. L’époque était aussi féconde en autres histoires à dormir debout transmises par ouï-dire: on rapportait avoir vu des mygales sortir des yuccas13Jack Alex, Des mygales dans le yucca; Rumeurs, légendes et mythes d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 2007.

Dans le même temps, des faits avérés venaient étayer la plausibilité d’un pareil scénario d’empoisonnement des plus jeunes : Midi Libre relatait l’arrestation à Londres de dealers ayant conditionné de l’héroïne dans des bonbons14Renard Jean-Bruno, op. cit., p.41..

Ce qui rappelle une autre fausse rumeur utilisée à des fins politiques: celles de «bonbons toxiques» au cannabis offerts par des dealers aux jeunes à la sortie des lycées à Nice, reprise par le député-maire Jacques Médecin dans un entretien au Figaro en septembre 196915Le Figaro, 13-14 septembre 1969, cité dans Picard Georges, op. cit.. Comme pour les tatouages au LSD vingt ans plus tard, la rumeur faisait directement écho à la peur de la perte d’autorité des parents sur leurs enfants. Ce que l’on constate d’ailleurs dans la sociologie de la diffusion de la rumeur, passant par les professions socio-médicales (non-spécialistes en toxicomanie) et le milieu scolaire, quand une épouse de médecin inquiète transmet par exemple un tract à un directeur d’école, autant de parents craignant pour la santé de leur progéniture même pas encore prise dans les tentations de l’adolescence. Plus récemment, la (fausse) rumeur des pilules d’ecstasy en forme de nounours roses a fonctionné pareillement, en passant cette fois-ci par les réseaux sociaux. À partir d’un fait réel (des adolescentes de Manchester hospitalisées après avoir ingéré de l’ecstasy ayant effectivement cette forme, en avril 2017) et d’une pratique usuelle des chimistes de l’ombre (qui affectionnent les conditionnements originaux pour les drogues de synthèse destinées au milieu festif), le bouche-à-oreille avait débouché sur l’idée de dealers venant tenter les enfants à la sortie des écoles avec ces curieux bonbons16France-Info : http://www.francetvinfo.fr/replayradio/le-vrai-du-faux/le-vrai-du-faux-nondes-dealers-ne-distribuent-pas-de-l-ecstasya-la-sortie-des-ecoles_2622278.html.

Ainsi, les fausses rumeurs, ou mauvaises nouvelles exagérées, marchent d’autant mieux qu’elles s’enchâssent dans la mythologie négative des drogues à l’ère contemporaine, déjà bien cernée par les historiens: peur de la contagion, coût social occasionné par des pathologies dont on grossit la portée, valeurs libertaires et hédonistes que condamnent certains «entrepreneurs de morale», menace ourdie par des groupes de l’ombre pas toujours bien identifiés et angoisse au sujet de la corruption morale de la jeunesse17Courtwright David, Forces of the Habit: Drugs and the Making of the Modern World, Cambridge, Harvard University Press, 2002..