Entretien: Vers Paris sans sida trace la route vers 2030

À l’occasion de la publication du livre blanc «Battant·es», Elodie Aïna, directrice de Vers Paris sans sida, et Christophe Martet, président de l’association, et reviennent sur les succès de la lutte contre le VIH en Île-de-France et dessinent les contours des défis à venir.

Elodie Aïna et Christophe Martet, Vers Paris sans sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. DR.

Comment est né le projet « Battant·es » et quel est son but principal?

Christophe Martet : J’avais lancé un peu l’idée, assez floue au départ, de faire un grand rassemblement avec les associations et les chercheurs, avec cette idée de célébrer nos avancées lors de l’un de nos séminaires d’équipe annuels. Et en novembre 2024, lors d’un colloque d’Action Traitement, des chiffres très encourageants sur la cascade du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. ont été présentés par Stéphanie Dominguez et Sophie Grabar. En en discutant, nous nous sommes dit que nous étions à moins de cinq ans de l’objectif 2030, peut-être qu’on l’a atteint ou qu’on en est tout proche, et du coup, qu’est-ce que ça veut dire ? Proches du 95-95-95, quels nouveaux indicateurs faudrait-il suivre pour poursuivre la fin de l’épidémie et être plus efficaces dans notre réponse ?

Au début, c’était vraiment des idées qui partaient dans tous les sens, avec l’envie de poser un jalon et de réfléchir à une nouvelle feuille de route associative, épidémiologique et scientifique. Ensuite, l’équipe de VPSS a travaillé sur le concept de s’appuyer sur les associations dans des groupes thématiques et populationnels. Nous avons organisé des réunions avec les travailleurs et travailleuses du sexe, les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (HSH) nés à l’étranger, ceux nés en France, les personnes trans, et les hommes et femmes migrant·es. Parallèlement, nous avons réuni des scientifiques, des médecins et des épidémiologistes que nous avions choisis avec notre conseil scientifique, créé en 2023.

Cette dynamique s’est finalement traduite sous forme d’un plaidoyer. Oui, il fallait se féliciter de ce qu’on a accompli, célébrer nos réussites avec les chiffres à l’appui – baisse des contaminations, augmentation du dépistage en Île-de-France, principalement à Paris. Mais ce constat des besoins actuels a pris aussi une tournure plus engagée et militante parce que la période est très difficile. 

D’un point de vue du microcosme de la lutte contre le VIH, on considérait qu’il était important de se réunir et de trouver une grammaire commune, ou en tout cas une méthodologie commune, pour voir où on en était. Mais on destinait aussi cet événement au grand public, avec une dimension festive, de célébration.

Elodie Aïna : Cette idée de célébration, c’était aussi se dire que cette stratégie lancée avec la Déclaration de Paris en 2014, des territoires sans sida, fonctionne. Nous avons fêté nos dix ans l’année dernière. Il y a 33% de nouvelles infections en moins, le dépistage a augmenté de 25%, les initiations PrEPPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. aussi. Globalement, ça fonctionne.

Mais on est quand même dans un contexte extrêmement décourageant pour les acteurs de la lutte: la baisse des financements nationaux ou internationaux qui ont fait reprendre l’épidémie notamment en Afrique, l’AME et le droit de séjour pour soins menacés en France, les actes LGBTphobes qui se multiplient, les agressions toujours aussi nombreuses. Le 20 novembre, nous avons aussi commémoré le Transgender Day of Remembrance : 20 personnes assassinées cette année en France parce que trans, une personne par jour dans le monde.

C’est aussi d’où vient le nom « Battant·es » : pour cette idée de se tenir chaud, de se dire qu’ensemble, on est plus forts. C’est cliché, mais c’est vrai. C’était assez émouvant : le lendemain de l’événement du 20 novembre, on a eu plein de messages de gens qui nous ont dit « Ça fait du bien, merci pour cet événement, cet après-midi et cette soirée nous ont fait du bien ». C’était l’objectif.

Ensuite, le livre blanc a pour but de nous servir de feuille de route avec les grandes étapes qui vont jalonner notre travail d’ici 2030, et de nous permettre de porter le plaidoyer des associations et des chercheurs auprès des institutions, des collectivités et de tous nos partenaires privés et publics. Ce qui est intéressant avec VPSS,  c’est notre ancrage populationnel. Nous mettons en valeur l’expertise des associations communautaires ancrées de chaque public, parce que ce qu’il faut faire auprès des HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  blancs parisiens, ce n’est pas la même chose que ce qu’on doit faire auprès d’un public LGBT migrant primo-arrivant par exemple.

Nous portons aussi un plaidoyer scientifique, ce qui est assez original. Cette étude sur les indicateurs s’est aussi transformée en plaidoyer pour dire que la cascade ne montre pas les inégalités entre les différentes populations clés. C’est un repère, presque un slogan au départ, mais insuffisamment précis pour nous dire comment avancer.

Campagne Vers Paris sans sida, DR.

Christophe Martet : Parallèlement à la journée et au livre blanc, il y a une campagne d’affichage massive à Paris, avec mille panneaux donnés par la Ville la semaine de la Journée mondiale du sida. À présent, elle va aussi être mise en place dans les laboratoires de Paris. Elle sera aussi imprimée par la Ville et le département de Seine-Saint-Denis pour être diffusée dans des lieux municipaux : mairies d’arrondissement, centres de santé, centres d’action sociale.

Elodie Aïna : C’est une campagne qu’on avait déjà faite il y a deux ans, en 2023, suite à un sondage de l’Ifop qui donnait des résultats assez catastrophiques sur la connaissance de la PrEP, de TasPTasp «Treatement as Prevention», le traitement comme prévention. La base du Tasp a été établie en 2000 avec la publication de l’étude Quinn dans le New England Journal of Medicine, portant sur une cohorte de couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda, qui conclut que «la charge virale est le prédicteur majeur du risque de transmission hétérosexuel du VIH1 et que la transmission est rare chez les personnes chez lesquelles le niveau de charge virale est inférieur à 1 500 copies/mL». Cette observation a été, avec d’autres, traduite en conseil préventif par la Commission suisse du sida, le fameux «Swiss statement». En France en 2010, 86 % des personnes prises en charge ont une CV indétectable, et 94 % une CV de moins de 500 copies. Ce ne sont pas tant les personnes séropositives dépistées et traitées qui transmettent le VIH mais eux et celles qui ignorent leur statut ( entre 30 000 et 50 000 en France). (I=I) et du dispositif VihTest. Là, on a travaillé sur un nouveau visuel «Mon Test IST», puisque maintenant le dépistage sans prescription et gratuit est ouvert aux quatre autres ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  Afrique Avenir, le SNEG et les associations pourront aussi la diffuser dans les lieux communautaires, les lieux de drague et de sexe pour les hommes gays, c’est un projet pour le premier trimestre 2026.

Les personnes migrantes vivant en France sont très exposées face au VIH et pas seulement après leur arrivée sur le territoire. Comment Vers Paris sans sida peut-elle aider à développer et implémenter des actions spécifiques?

Elodie Aïna : Les derniers chiffres nous montrent que les personnes migrantes se contaminent tardivement par rapport à leur arrivée, et ça paraît logique : les gens restent longtemps en France, il y a une épidémie active, et plus ils restent, plus ils ont de risques de contamination. 

A VPSS, on travaille sur des outils qui tiennent compte des codes culturels et des besoins de santé spécifiques de ces publics. Nous travaillons toujours avec et pour les personnes concernées, dans le processus de conception et de production des outils. Cette année, par exemple, on a édité des dépliants sur la PrEP pour les femmes africaines, les hommes africains hétérosexuels et les HSH africains, qui sont diffusés par les associations à chaque résultat négatif de TROD. À l’occasion du 1er décembre, par exemple, j’ai été invitée sur Africa Radio pour diffuser des messages d’information et de prévention. Nous menons des actions de dépistage auprès des migrants dans les centres sociaux et les centres d’hébergement, puisque les acteurs du social sont souvent les premiers en contact avec les migrants. Ils ne peuvent pas forcément faire des interventions de santé sexuelle, donc nous apportons des outils comme des dépliants multilingues sur lesquels on colle des préservatifs, à mettre dans les kits d’hygiène distribués dans les structures d’accueil. On organise aussi des sessions de dépistage ponctuelles dans les lieux d’accueil de jour toujours fréquentés par de nouvelles personnes, des lieux de domiciliation où elles viennent chercher leur courrier ou des lieux d’hébergement souvent temporaires.

Je pense que le plus efficace, c’est l’action communautaire. Comme le fait Afrique Avenir : chez les coiffeurs afro, dans les les boutiques alimentaires exotiques, les fêtes des Sénégalais de Sarcelles, des Ivoiriens d’Ivry, les réunions de tontines. Ces associations sont les plus efficaces parce qu’elles ont une approche individualisée. Elles vont répondre aux questions des gens, adapter leur discours en fonction des fausses croyances qui circulent. Elles ont aussi les codes culturels pour ne pas aborder la sexualité de front, pour ne pas choquer. Le fait que ce soit un pair qui s’adresse à eux enlève toute la méfiance qui peut être amenée par la dimension raciale. La difficulté, c’est que les associations communautaires sont extrêmement fragilisées. À Paris, Afrique Avenir, association pionnière, est dans une situation très difficile. En Seine-Saint-Denis, il existe d’autres associations plus récentes et fortes, comme Bamesso & ses Amis qui est très dynamique. 

Nous utilisons beaucoup  la communication numérique ciblée. Le fait de toucher les gens sur leur portable peut être assez efficace. Sans moyens démesurés, il faut cibler avec les algorithmes qui orientent les contenus par les intérêts des réseaux sociaux utilisés par chaque communauté: par exemple, les migrants subsahariens qui vivent en Île-de-France et qui sont des femmes. 

Christophe Martet : L’appropriation de la PrEP par ces populations, en particulier pour les femmes, est essentielle. Je pense qu’on serait vraiment dans un game changer si on pouvait se dire qu’en l’espace de deux-trois ans, si le 94% de PrEP délivrée pour des hommes passe à 50%  chez eux et 50% chez les femmes. Peut-être que la PrEP injectable sera l’outil pour cela. 

Vous l’avez rappelé, Vers Paris sans sida se trouve à l’intersection de beaucoup d’acteurs du VIH, dont les médecins. Avez-vous l’impression qu’il est difficile aujourd’hui de mobiliser les scientifiques autour du VIH, comme si certains pensaient que c’était «réglé»?

Elodie Aïna : Non, je ne dirais pas que les médecins se disent que c’est derrière nous. Je pense qu’ils sont très mal informés, comme la population générale, de l’existence de la PrEP, de I=I, des offres de dépistage. Il y a un gros travail à faire auprès des médecins. Par exemple, aux États généraux des PVVIHPVVIH Personne vivant avec le VIH un grand nombre de témoignages ont été rapportés pour dire que les gens étaient discriminés parce que vivant avec le VIH, que les médecins, les dentistes faisaient des refus de soins, qu’ils ne connaissaient pas Indétectable = Intransmissible (I=I).

La PrEP aussi, on est très loin de ce qu’on pourrait faire. C’est un médicament dont on dispose depuis 2016. Nous avons travaillé sur un livret d’aide à la prescription pour les médecins généralistes, quand ils ont pu primo-prescrire, qui a beaucoup de succès et qui est  réédité régulièrement. On a travaillé avec les sociétés savantes – SFLS, SPILF, Collège de médecine générale. On l’a remis au goût du jour avec les nouvelles recommandations et on l’a diffusé dans tous les territoires de VPSS –18e, 20e, 19e, 10e– et dans les villes où il y avait beaucoup de dépistages tardifs en Seine-Saint-Denis. On accompagne aussi le livret d’une proposition de formation par des prescripteurs chevronnés sur le temps du midi, en deux heures. 

Je rajoute ce détail : lors du congrès de la SFLS, par exemple, sur la PrEP, j’ai entendu deux fois des professionnels de santé intervenir et dire « Non, moi je ne propose pas la PrEP aux migrants parce que ça ne fonctionne pas ». Il n’y a pas d’études qui disent ça. Victoria Manda travaille sur ce sujet et ses premiers résultats disent plutôt le contraire. Ça veut dire que les professionnels de santé sont traversés par beaucoup de préjugés qui sont difficiles à faire bouger. Et les gens qui viennent à la SFLS, c’est plutôt des gens déjà sensibilisés. Ça fait un peu peur.

En 2026, nous allons essayer de travailler sur un projet d’influence, notamment via les réseaux, parce qu’il est très difficile de toucher les professionnels de santé. Ils sont sur-sollicités dans leur boîte aux lettres, beaucoup approchés par les laboratoires. Du coup, pour qu’ils lisent quelque chose, il faut que ce soit signé par l’Assurance maladie ou par l’ANRS-MIE. C’est compliqué pour nous, petite association, d’avoir une audience, donc il nous faut  nous allier à ces structures. En 2026, on va vraiment s’attaquer à cette cible.

Christophe Martet : Ce qu’Elodie dit sur la PrEP est aussi valable sur I=I. On voit qu’il y a encore des médecins réticents à en parler avec les patients. Ça fait partie des recommandations qu’on porte : on aimerait travailler pour que le résultat sur le compte rendu du labo, comme il y a une interprétation sous le cholestérol, il y ait une interprétation qui dirait « Moins de 20 copies, ça veut dire que vous ne pouvez plus transmettre le VIH ». Pour beaucoup de gens, ça donnerait du pouvoir et surtout, ça faciliterait le dépistage, parce que tout part de là. 

Elodie Aïna : Ce qui est important, c’est que nous travaillons avec tous les acteurs : chercheurs, soignants, associatifs, institutionnels. L’explicitation claire de nos objectifs de santé publique nous fait bénéficier de la confiance des institutions et des scientifiques, mais le fait d’être une association avec notre liberté d’action et notre engagement nous confère aussi la confiance des associations communautaires, notamment les plus militantes. Cela nous permet d’identifier les besoins, de mettre les différents partenaires autour de la table pour construire des projets, d’aller chercher les fonds et de les mettre en œuvre. Dès lors qu’un projet fonctionne, nous nous retirons. Nous sommes constamment dans le renouvellement. 

Nous sommes à cinq ans de l’objectif 2030 de mettre fin à l’épidémie de VIH. Comment conjuguer cet objectif et la réalité de la lutte contre le VIH sur le terrain?

Christophe Martet : Vers Paris sans sida a été fondée en 2016 pour appliquer la Déclaration de Paris  de 2014 d’aller en 2030 à la fin de la transmission du VIH, de la mortalité sida et des discriminations, en particulier envers les personnes vivant avec le VIH.

Elodie Aïna : 2030, c’est notre ADN. Vers Paris sans sida est née de ça. Que ce soit 95-95-95, zéro nouvelle infection, zéro discrimination, peu importe, l’idée c’est d’arriver à la fin de l’épidémie. Que ce soit 2030, 2035 ou 2028, ce n’est pas vraiment ça qui est important. Et même, une fois qu’on aura atteint cet objectif, il restera d’autres choses à faire : les personnes vivant avec le VIH sont une population vieillissante, il faut accompagner ce nouveau visage de l’épidémie. Mais 2030, c’est un leitmotiv qui nous dit : allez, il nous reste cinq ans. 

Christophe Martet : Évidemment, même si on arrive au 95-95-95, la question ne sera pas réglée, mais je pense qu’il faut se placer dans une dynamique positive. On a tellement vécu dans une période où on n’avait pas de solution, où tout était noir… Bien sûr, les associations sont complètement dans leur rôle en alertant, en critiquant, dans le militantisme et l’activisme. On a besoin de dénoncer, de contester, de réclamer, c’est légitime. Mais parfois, par exemple, il a des chiffres qui portent l’espoir : par exemple, les personnes qui arrivent en France sont dépistées en moyenne au bout de quatre mois. C’est un délai extrêmement court. Ce sont des données comme ça qu’on a voulu présenter dans « Battant·es ». On a voulu montrer – et je pense que c’est important – que c’est un objectif atteignable qu’on a presque atteint et qu’il faut continuer à maintenir. C’est quelque chose de concret, de positif. C’est ce que dégage Vers Paris sans sida en général. À chaque fois, on essaie d’avoir quelque chose qui informe, sur un mode positif, parce qu’on parle aussi des expériences des gens, du vécu. Quand j’interviens et que je dis aux gens « Le test, je l’ai fait il y a 40 ans et je suis devant vous, je vous parle », tout de suite, les gens comprennent que le VIH n’était pas une sentence de mort. Il faut parler comme ça aux gens, il faut leur dire qu’aujourd’hui, on a tous les outils, on maîtrise les choses. Ce n’est pas banaliser. Bien sûr, il y a des choses qui restent très compliquées avec le VIH, mais parfois le diabète c’est plus compliqué que le VIH. Quand tu dis à quelqu’un qu’il ou elle est infecté.e, ce n’est pas la meilleure nouvelle de la journée, mais ce n’est pas forcément la plus mauvaise. Maintenant, on sait ce qu’on va pouvoir faire.

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