L’annonce de son décès a été un choc pour tant de gens qu’il avait soignés, formés, rencontrés, inspirés, convaincus et même combattus, tant son engagement et son parcours dans la santé globale et la médecine sociale, dans plusieurs pays, étaient remarquables.
Pour les gens de ma génération, Paul Farmer était l’un des chercheurs les plus inspirants du monde de l’anthropologie médicale, car il a réformé notre conception de la santé, de la maladie, des épidémies, en montrant comment l’approche biomédicale devait s’enrichir d’une analyse critique des inégalités sociales, mais aussi les combattre sur le terrain en refusant de croire que les personnes plus démunies étaient les moins éligibles à une prise en charge efficace. Au contraire, il était convaincu qu’il fallait mettre à disposition de toutes et tous des traitements de pointe, en luttant contre leur inaccessibilité et leurs coûts exorbitants.
Il s’est donc attaché à dénoncer les «pathologies du pouvoir», dont sont principalement victimes celles et ceux qui sont aussi victimes de l’économie politique libérale, qui multiplie les rapports de domination et les privilégiés d’un côté, et diminue les chances de survie pour les relégués de l’autre.
En outre, en tant qu’anthropologue, il s’est opposé aux visions empreintes d’un relativisme culturel (voire un culturalisme ordinaire) qui considéraient les croyances culturelles comme des obstacles à la prise en charge et à la survie des patient.es. Il a montré que la réussite visible des traitements permettait aux populations de modifier leurs modèles explicatifs culturels de la maladie, en les aidant à intégrer la composante biomédicale de sa réalité. Sa formation auprès du grand Arthur Kleinman a probablement été déterminante.
Son ouvrage, le Sida en Haïti, la victime accusée, préfacé par Françoise Héritier, paru en 1996 en français chez Karthala, reste l’un des ouvrages les plus aboutis dans la déconstruction des violences structurelles (historiques, politiques, économiques), de la matérialité du social et des inégalités de santé qui déterminent la vie et la mort des individus. A l’époque, Paul Farmer travaillait en Haïti où il s’était investi dans la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. depuis le début des années 1980s, dans l’un des pays les plus touchés par la pandémie, et où l’accès aux traitements était des plus fragiles. Ayant créé une structure de soins, Zanmi lasanté, pour accueillir les malades sur le Plateau Central, puis une association humanitaire Partners in Health (co-fondée par Jim Yong Kim et Ophélia Dahl, qui s’est développée aujourd’hui dans une douzaine de pays, dont le Rwanda et la Russie), il a mis en place un système de délivrance de traitements de qualité aux malades, via des agents de santé communautaire qui allaient ainsi directement chez eux leur apporter les meilleures chances de survivre à la maladie ; concept baptisé le Direct Observed Treatment (DOT).
Un engagement nourri par sa formation anthropologique
L’engagement de Paul Farmer dans la lutte contre le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. la tuberculose, Ebola, le Choléra, le Covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. et les maladies infectieuses touchant essentiellement les populations les plus pauvres a été nourri par sa formation anthropologique. L’anthropologie politique critique a déterminé sa conviction qu’il ne suffisait pas de produire des traitements efficaces, s’ils étaient réservés aux plus riches et ne parvenaient jamais à celles et ceux qui en ont le plus besoin. Il a consacré sa vie à lutter contre les inégalités de santé à différentes échelles, non seulement auprès des patient.es, mais aussi en influant sur les politiques publiques (y compris auprès de l’ONU/OMS ou des Chefs d’Etat qu’il conseillait), sur la formation des professionnel.les de santé, ou sur la conception même de la santé et du soin qui, à l’heure de la marchandisation globale de la santé, excluent et disqualifient souvent les plus démunis.
Son approche visait alors à rendre visibles et changer les structures qui (re)produisent des violences et des rapports de domination et qui occultent les déterminismes politiques, historiques, économiques pourtant responsables de la vulnérabilité et de la perte de chances de survie des populations les plus fragilisées.
Convaincu qu’il fallait former les professionnel·les à démocratiser leur façon de pratiquer la médecine et la rendre plus humaine, il a aussi contribué à créer des espaces de formation, dont l’University of Global Health Equity, inaugurée en 2015 au Rwanda, et où il se trouvait dans les derniers moments de son incroyable existence.
Rencontrer et écouter Paul Farmer était une expérience inoubliable. Celles et ceux qui ont travaillé avec lui décrivent un homme exceptionnel. Les hommages sont aujourd’hui unanimes, des patients qu’il a sauvés aux présidents Kagame, Clinton, ou Obama qu’il a conseillés. Pour Ariel Henry, Premier ministre Haïtien, le professeur à Harvard, anthropologue et spécialiste des maladies infectieuses, qui avait vécu de longues années dans ce pays des Caraïbes «fut un grand ami d’Haïti». Après le séisme de 2010, Paul Farmer a co-piloté les efforts des Nations Unies sur place, aux côtés de Bill Clinton, qui vient de saluer «l’une des personnes les plus extraordinaires que nous ayons jamais connues».
Celles et ceux qui ont pu l’entendre au premier colloque AMADES sur le Sida, suivre ses cours à l’EHESS où Catherine Benoît l’avait invité en 1996, ou ses leçons au Collège de France où il a occupé pendant un an (2001-2002) la Chaire internationale, s’en souviennent probablement encore. Une retranscription partielle de sa leçon inaugurale peut être lue dans l’article qu’il a confié au Monde en novembre 2001.
Malheureusement, alors qu’il a lui-même été distingué et primé au plus haut niveau d’une kyrielle de prix (plus de 30 titres prestigieux en anthropologie et en médecine, dont le Prix Bronislaw Malinowski), ses ouvrages ont été peu traduits en français (outre le Sida en Haïti, Fléaux contemporains : des infections et des inégalités), mais ils sont plus que jamais d’actualité à l’heure de la pandémie de Covid-19.
Outre le magnifique documentaire Bending the arc : repairing injustice in Haiti, que Netflix rediffuse en ce moment, voici, parmi des centaines, quelques images qui vous permettront de mesurer l’ampleur de son travail.
Mes pensées les plus sincères vont à sa femme Didi Bertrand-Farmer, anthropologue médicale engagée pour la santé des femmes, et à leurs trois enfants.