L’efavirenz est très largement utilisé dans le cadre des multithérapies antirétrovirales (ARV), sous la forme de comprimés de Sustiva® ou plus souvent associé au Truvada® au sein du premier single tablet regimen (STR)1STR : Single Tablet Regimen ou combo ou «trois en un» mis sur le marché en France, l’Atripla®. Médicament antirétroviral de la classe des inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI), son efficacité n’est plus à démontrer mais son utilisation a été liée chez certains patients à des effets indésirables psychologiques, comme des troubles du sommeil, des rêves vivides, des changements d’humeur ou, dans le pire des cas, à une dépression2Des effets qui sont d’ailleurs précisés dans les mentions légales des médicaments.. Jusqu’à présent, nous ne disposions pas de chiffres concernant la suicidité chez ces personnes sous efavirenz.
La suicidité dans l’étude
Katie Mollan3Hazard of Suicidality in Patients Randomly Assigned to Efavirenz for Initial Treatment of HIV-1: a Cross-Study Analysis Conducted by the AIDS Clinical Trials Group (ACTG), Oral Abstract Session: HIV Clinical Trials and Outcomes, Katie Mollan, MS et al., ID Week 2013. a comparé les données de quatre études ACTGACTG Aids Clinical Trials Group, l’organisation américaine des centres de soins et d’essais cliniques sur le sida. https://actgnetwork.org/ 4ACTG : AIDS Clinical Trials Group, l’un des plus larges organismes de recherches cliniques sur le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. (A5095, A5142, A5175, A5202) dans lesquelles des participants naïfs de tout traitement antirétroviral ont été inclus de 2001 à 2007. Les participants à chaque essai ont été répartis aléatoirement en deux groupes, un groupe qui avait reçu de l’efavirenz, et un groupe qui n’en avait pas reçu. La suicidité, pour cette étude, a été définie comme la survenue de pensées suicidaires et le passage à l’acte, qu’il soit « réussi » ou non, et elle a été déduite de signes, symptômes, diagnostics et données de mortalité.
Sur 5332 participants, (sous EFV: 3241, sans EFV: 2091) venaient pour la majorité (74%) des États-Unis, étaient à 73% étaient des hommes, et l’âge médian était de 37 ans. Chiffre important, 32% avaient connu un événement psychiatrique pré-étude ou prenaient des médicaments psychotropes dans les 30 jours précédant leur entrée dans la cohorte. Les caractéristiques initiales ont été équilibrées par randomisation.
Résultats : L’incidence de la suicidité pour 1000 personnes et par an était de 8,08 (soit 47 événements) dans le groupe sous efavirenz et de 3,66 (15 événements) dans le groupe sans efavirenz (HR: 2,28 (IC 95%: 1,27, 4,10, p=0,006), sans aucune preuve d’un effet différentiel par essai clinique (p> 0,9). L’incidence des tentative de suicide, réussies ou non, était respectivement de 2,90 pour 1000 personnes et par an (17 événements) et 1,22 (5 événements) dans les groupes avec efavirenz et sans efavirenz (HR: 2,58 (IC 95%: 0,94, 7,06, p=0,065).
En d’autre termes, selon les ACTG, le traitement initial par une multithérapie contenant de l’efavirenz a été associé à une multiplication par deux du risque de comportements suicidaires par rapport à une combinaison sans efavirenz.
Efavirenz, données, impressions et expérience
Ces résultats appellent-ils à se méfier de l’efavirenz, cité en première ligne dans toutes les recommandations (celles de IAS, de l’EACS, dans le rapport d’expert pour la prise en charge des personnes vivant avec le VIH, etc.)? Pour le professeur Pierre Marie-Girard, il faut se garder d’une analyse simpliste de cette étude: «L’efavirenz est un médicament efficace qui était jusqu’à très récemment la pierre angulaire d’un traitement ARV en France.»
«C’est un sujet important et ces résultats doivent etre regardés soigneusement. Il s’agit d’une bonne équipe, de Harvard, qui a travaillé sur des données d’essais de qualité, puisqu’il s’agit d’une analyse globale des ACTG. Jamais une étude n’a été faite sur autant de patients et les conclusions sont convergentes quelque soit le type d’analyse (analyses dites «de sensibilité»). Enfin, il s’agit dans tous les cas d‘essais randomisés indiquant que l’attribution des effets de l’efavirenz n’est pas guidé par les impressions des médecins mais par le tirage au sort.»
Pour autant, le contexte dans lequel se déroule ces études et la réputation de l’efavirenz ne peuvent être oubliés: «Les relations entre efavirenz et perturbations psychologiquues, c’est un sujet passionnant. Il n’y a pas beaucoup de données, mais il y a beaucoup d’impressions, beaucoup d’expériences et de retours de la part des associations et des médecins ; ce qui ne remplace pas les études, évidemment. On sait que l’efavirenz faits « tourner la tête » quand on commence le traitement. C’est un effet indiscutable, assez violent chez 30 à 40% des patients. D’autre part, certains patients déclarent ne pas se sentir « bien » et avoir des cauchemars, voire des pensées suicidaires. Ce vécu des patients entraine forcément un amalgame plus ou moins conscient entre les deux effets, celui survenant précocement et indubiotablement liéà l‘efavirenz et les autres, tardifs, d‘imputabilité très hasardeuse.»
Le vécu, justement, des personnes vivant avec le VIH, est particulier, également: «Il faut rappeler que chez les patients VIH, il existe un risque augmenté de survenu d’angoisses existentielles par exemple. Or, il existe peu d’études sur la dépression chez les personnes vivant avec le VIH, qui nous permettraient par extension de mieux connaître la suicidité chez les patients. Rappelons que le passage à l’acte peut être lié, soit à la dépression, soit à un effet désinhibiteur. Et chez deux études prospectives, avec bras contrôle, les résultats ont montré, à 48 semaines et 96 semaines, qu’il n’y avait pas d’augmentation du risques de dépression chez les utilisateurs d’efavirenz.»
Pierre Marie-Girard évoque donc l’hypothèse que le contexte suspicieux contre l’efavirenz puisse influencer les études. « Il s’agit d’études rétrospectives, dans lesquelles l’utilisation d’efavirenz est probablement beaucoup plus déclarée par les médecins (biais de notoriété); par ailleurs, la connaissance par les médecins des tentatives de suicide est globalement médiocre (ainsi la part des défauts de déclaration chez les patients ne recevant pas d‘efavirenz risque d’être importante). Deux points qui nous invitent encore à la prudence. Il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé avec l’abacavir (dont la suspicion non avérée de lien avec une augmentation du risque cardiovasculaire a fortement freiné l’usage)(3), même si l’étude rapportée ici est nettement moins critiquable que celles ayant trait aux allégations de risque vasculaire de l’abacavir. Cette étude est un signal et les médecins doivent faire appel à leur bon sens clinique : La dépression est de cause multifactorielle, elle se repère et se soigne.»
Une conclusion que partage les auteurs de l’étude, en recommandant que les personnes vivant avec le VIH traités avec efavirenz bénéficient d’une surveillance étroite en ce qui concerne un éventuel comportement suicidaire.