Cet article a été publié dans Transcriptases n°149 Spécial Washington 2012, réalisé en partenariat avec l’ANRS.
A Vienne en 2010, le TasPTasp «Treatement as Prevention», le traitement comme prévention. La base du Tasp a été établie en 2000 avec la publication de l’étude Quinn dans le New England Journal of Medicine, portant sur une cohorte de couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda, qui conclut que «la charge virale est le prédicteur majeur du risque de transmission hétérosexuel du VIH1 et que la transmission est rare chez les personnes chez lesquelles le niveau de charge virale est inférieur à 1 500 copies/mL». Cette observation a été, avec d’autres, traduite en conseil préventif par la Commission suisse du sida, le fameux «Swiss statement». En France en 2010, 86 % des personnes prises en charge ont une CV indétectable, et 94 % une CV de moins de 500 copies. Ce ne sont pas tant les personnes séropositives dépistées et traitées qui transmettent le VIH mais eux et celles qui ignorent leur statut ( entre 30 000 et 50 000 en France). était de tous les commentaires. Ce nouveau concept allait-il permettre d’éradiquer l’épidémie ? Cette année à Washington, l’idée du TasP était acquise. On ne se demandait plus si cela pouvait marcher (il faut dire que HPTN 052 est passé par là, avec 96% de réduction du risque) mais plutôt comment le mettre en place. Cependant, derrière cette même expression, tous les orateurs ne faisaient pas toujours référence au même concept, de quoi rendre le sujet un peu confus. Petite mise au point.
Bref rappel
L’idée du traitement antirétroviral comme moyen de prévention de la transmission du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. est en fait assez ancienne, puisqu’il s’agit du principe au coeur de la prévention de la transmission de la mère à l’enfant (PTME). Mais c’est en 2008 que Bernard Hirschel et ses collègues relancent le débat en publiant un article dans le Bulletin des médecins suisses, annonçant que les personnes séropositives sous traitement antirétroviral efficace (charge virale indétectable depuis plus de six mois), sans autre infection sexuellement transmissible et suivies médicalement, ne transmettaient plus le VIH par voie sexuelle1Vernazza P. et al., « Les personnes séropositives ne souffrant d’aucune autre MST et suivant un traitement antirétroviral efficace ne transmettent pas le VIH par voies sexuelles », Bulletin des médecins suisses, 2008, 89 (5), p. 165-169.
En 2009, Reuben Granich et ses collègues publient un modèle mathématique montrant qu’un dépistage universel du VIH, répété annuellement, suivi d’une mise sous traitement immédiate des personnes infectées, quel que soit leur état clinique, pourrait éradiquer l’épidémie en une trentaine d’années2Granich R.M. et al., “Universal voluntary HIV testing with immediate antiretroviral therapy as a strategy for elimination of HIV transmission: a mathematical model”, The Lancet, 2009, 373 (January), p. 48-57. DOI : 10.1016/S0140-6736(08)61697-9. A la conférence de Vienne en 2010, Bernard Hirschel fut invité à présenter en session plénière3Hirschel B. “Anti-HIV Drugs for Prevention” (communication noWEPL0102), presentée à XVIII AIDS International Conference, Vienne (2010), http://pag.aids2010.org/session.aspx?s=567 un protocole de recherche d’un essai clinique en population générale visant à tester l’efficacité d’une telle approche4Ce protocole correspond à l’essai TasP (Africa Centre for Health and Population Studies – ISPED Inserm) qui a démarré en Afrique du Sud sous financement ANRS..
En 2011, l’essai clinique HPTN 052 a montré, au sein de couples séro-différents en Afrique, une baisse de 96% de la transmission du VIH au partenaire négatif dans le bras avec mise sous traitement immédiate5Cohen Myron S. et al. “Prevention of HIV-1 infection with early antiretroviral therapy,” The New England Journal of Medicine, 2011, 365 (6), p. 493-505. DOI : 10.1056/NEJMoa1105243. Et à la CROICROI «Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections», la Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes annuelle où sont présentés les dernières et plus importantes décision scientifiques dans le champs de la recherche sur le VIH. (pour Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections) en 2012, Frank Tanser et ses collègues ont montré, en milieu rural sud-africain, une corrélation entre la baisse des nouvelles infections et l’accroissement de la couverture des antirétroviraux6Tanser F.C. et al., “Effect of ART Coverage on Rate of New HIV Infections in a Hyper-endemic, Rural Population: South Africa” (communication #136LB), presented at the 19th Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections, Seattle (2012), www.retroconference.org/2012b/Abstracts/45379.htm.
Que désigne-t-on par TasP ?
TasP signifie littéralement en anglais « traitement comme prévention » et s’applique spécifiquement au processus par lequel l’administration d’un traitement antirétroviral permet de prévenir la transmission du VIH à une personne non-infectée. Certains intervenants à Washington ont utilisé le sigle TasP pour désigner plus spécifiquement une démarche dite Test and Treat, à savoir un dépistage universel et répété et une mise sous traitement immédiate, quel que soit le nombre de CD4, des personnes infectées. D’autres ont utilisé l’expression TasP pour faire simplement référence à une élévation du seuil de mise sous traitement antirétroviral. Enfin ce sigle a aussi été utilisé dans son sens le plus générique pour désigner l’ensemble des approches préventives à base d’antirétroviraux, à savoir cette approche « dépister et traiter », la PTME, le traitement post-exposition, le traitement pré-exposition (PreP) voire également les gels microbicides à base d’antirétroviral (ARV). Il apparaît dès lors que ce sigle TasP n’a pas encore acquis une acception précise qui serait partagée par tous les intervenants mais recouvrent, à l’heure actuelle, différentes dimensions.
Qui et quand traiter ?
La question qui est revenue le plus souvent lors de cette conférence de Washington est de savoir qui et quand traiter7Voir par exemple le rapport du track C par Pettifor A. (FRPL02). Faut-il maintenir le seuil de mise sous traitement à 350 CD4 (de l’OMS) ou bien le monter à 500 ou 800, voire carrément le supprimer et traiter tout le monde ? Doit-on appliquer cette stratégie en priorité à certaines populations : les femmes enceintes, les couples séro-discordants, et/ou les groupes les plus vénérables professionnel(le)s du sexe (PS), homosexuels masculins (HSH), usagers de drogues par voie intraveineuse (UDIV) ?
G. Hirnschall8Expanding HIV testing and the use of ARVs for treatment and prevention, THPL0104 a ainsi présenté, en plénière, plusieurs scénarios ayant une forte conséquence sur le nombre de personnes éligibles pour un traitement dans les pays à faibles et moyens revenus. Une mise sous ARV à moins de 350 CD4 (recommandation de l’OMS depuis 2010) induit 15 millions de personnes éligibles. Une approche combinée, mise sous traitement à 350 CD4 et ce qu’il appelle » TasP »9On voit ici un exemple d’utilisation du sigle TasP dans un sens restreint. (c’est-à-dire, quel que soit le nombre de CD4) pour les couples séro-discordants, les femmes enceintes et les populations vulnérables (PS, HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes. UDIV) fait grimper ce nombre à 23 millions, soit légèrement moins qu’une mise sous traitement à moins de 500 CD4 (25 millions). Enfin, une approche Test and Treat ferait monter le nombre de personnes éligibles à 32 millions. Dans une étude menée en 2011 par l’OMS sur 61 pays, douze implémentent déjà une stratégie dite <=350 CD4 +TasP et trois une approche <=500 +TasP.
Bien entendu, encore faut-il pouvoir financer ces traitements additionnels dans un contexte où le financement de la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. n’est pas acquis. Sur ce point, plusieurs modélisations économétriques ont été présentées pour évaluer le coût-efficacité de ces approches. Ainsi, à New York il serait préférable de cibler en priorité les HSH et les UDIV10Kessler J. et al., Modeling the impact of focused strategies on the cost and effectiveness of TLC-Plus (or ‘Test and Treat’) in New York City, MOPDC0102, de même qu’au Vietnam en intégrant également les PS11Kato M. et al., Modeling potential preventive impact of expanded antiretroviral therapy, early antiretroviral therapy for serodiscordant couples and harm reduction interventions in a concentrated epidemic in Viet Nam, MOPDC0103 (NB : la présentation a finalement été effectuée par R. Granich). Selon Stover et ses collègues, il est d’abord primordial d’atteindre une couverture de 80 % à 350 CD4 puis de l’étendre à 50012Stover J. et al., The effects of different ART eligibility strategies on HIV-related morality and incidence, MOPDC0101. Till Bärnighausen et ses collègues ont également présenté une modélisation sur l’Afrique du Sud13Bärnighausen T. et al., Is treatment as prevention the new game-changer? Costs and effectiveness, MOAE0202 et aboutissent à un résultat proche : atteindre en premier lieu une couverture quasi-universelle de la circoncision masculine et de la mise sous traitement en dessous de 350 CD4 avant d’élargir les recommandations ? Attendre une couverture universelle selon les recommandations actuelles ? Peut-être est-ce là un défaut majeur de ces modélisations.
L’effet « Cascade »
D’autres modèles14Hontelez J.A.C. et al., Treatment as prevention for HIV in South Africa: different models show consistency in occurrence, but difference in timing of elimination and the overall impact of the intervention, THAC0204
Kretzschmar M. et al., The prospects of elimination of HIV with test and treat strategy, THAC0203 ont été présentés à Washington, revenant sur celui proposé par R. Granich en 2009 et questionnant une approche « test and treat » peut effectivement aboutir à une phase d’élimination de l’épidémie, ce qui correspond en jargon de modélisateurs à une incidence annuelle inférieure à 1‰ (moins d’une nouvelle infection par an pour 1000 personnes infectées). Si ces derniers reviennent sur plusieurs aspects techniques et statistiques du modèle de Granich, ils ne rediscutent pas les hypothèses prises par Granich concernant une couverture de 90% de la population testée annuellement et une couverture de 90% des personnes infectées sous traitement.
Sur le terrain, on est bien loin d’atteindre de tels taux. Certes, il a bien été rappelé à plusieurs reprises que les avancées biomédicales ne pourront se faire sans avancées comportementales. Plusieurs intervenants sont revenus sur la cascade, ce schéma déjà connu depuis longtemps qui montre à chaque étape la perte de patients. Ainsi, aux Etats-Unis, pour 100 personnes infectées par le VIH, seules 80 connaissent leur statut, 62 sont entrés dans le système de soins, 41 bénéficient d’une prise en charge VIH, 36 reçoivent des antirétroviraux et 28 ont une charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. indétectable15Wilson P., Deciding Moment: Ending the AIDS Epidemic in America Together, MOPL0102. Mais les travaux portant sur la compréhension des facteurs et des déterminants jouant à chacune de ses étapes étaient finalement peu nombreux.
Or, une stratégie Test and Treat implique la mise en place d’un dépistage universel afin que la quasi-totalité des personnes infectées soient diagnostiquées, un dépistage répété afin que le diagnostic ait lieu le plus tôt possible après l’infection, et enfin un référencement (ou linkage to care) efficace afin que les personnes dépistées intègrent le système de soins et y restent.
21% des VIH+ méconnus = 54% des nouvelles contaminations
Le dépistage du VIH est la pierre angulaire de la prévention comme de l’accès au traitement : il permet une prise en charge plus précoce et par conséquent une meilleure espérance de vie chez les personnes infectées. En termes de prévention, son bénéfice a été largement démontré. Le dépistage est également essentiel dans la mesure où les personnes ne connaissant pas leur statut sont celles qui contribuent le plus à l’épidémie : aux Etats-Unis, les 21% de personnes infectées ne connaissant pas leur statut contribuent à hauteur de 54% des nouvelles infections16Montaner J., Treatment as prevention: it is simple, MOBS0201.
Alors que cette thématique du dépistage était largement présente à la conférence francophone sur le VIH à Genève au mois de mars (AfraVIH), elle s’est faite plus discrète à Washington : seules deux sessions portaient spécifiquement sur le dépistage17Confronting the Hidden Epidemic: HIV Testing Science and Implementation, organisée par Sidaction avec l’appui de l’ANRS (SUSA50) et The HIV Testing Crisis: 34 Million with HIV, Only 14 Million Know It, organisée par la AIDS Healthcare Foundation (MOSA18) et il s’agissait, de plus, de sessions satellites. Dans une étude en Zambie18Gari S., The critical role of social cohesion on uptake of HIV testing and ART in Zambia, TUAC0150, S. Gari et ses collègues ont montré que malgré un accès gratuit au dépistage, seuls 35% des femmes et 20% des hommes ont déjà été testés et ont obtenu leur résultat. Parmi les principales raisons de ne pas se faire tester figurent la peur de la rumeur (64%), celle de prendre des ARV à vie (57%), celle de ne pas pouvoir se marier et/ou de divorcer (51 et 53%), de ternir la réputation familiale (45%), ou encore les effets secondaires des traitements (44%).
La question du dépistage répété, quant à elle, est encore largement ouverte. Quelle fréquence peut être considérée comme acceptable par les individus ? Sous quelles conditions ? Sur ce sujet, les travaux sont encore quasi-inexistants.
Mais les autres étapes de la cascade sont elles aussi problématiques. Prendre un traitement n’est pas si évident, y compris lorsque les CD4 sont bas. En session plénière19Mugo N., Implementation Science: Making the New Prevention Revolution Real, TUPL0102, Nelly Mugo évoquait les résultats d’une étude réalisée à Soweto en Afrique du Sud où, parmi des personnes ayant moins de 200 CD4 et éligibles à un traitement, 20% refusaient de démarrer ce dernier. Principale raison invoquée : elles se sentaient en bonne santé.
Qu’en est-il alors à des taux de CD4 plus élevés ? Protéger son/sa partenaire est-il une motivation suffisante pour démarrer un traitement ? Au sein de couples séro-discordants au Kenya, 42% des hommes et 31% des femmes infectés ont déclaré ne pas vouloir démarrer un traitement ARV seulement pour réduire le risque de transmettre le virus à leur partenaire20Egalement rapporté par Mugo N..
Il est certain que la question d’une mise sous traitement précoce ne peut se poser qu’à partir du moment où il y a un bénéfice individuel à démarrer tôt. Or, les deux grands essais cliniques Temprano et Start, qui portent précisément sur la question du traitement précoce, ne livreront pas leurs résultats avant au moins l’année prochaine.
Dans le même temps, et comme cela a été évoqué lors d’une séance débat21Treatment as Prevention: Is It Time for Action?, MOBS02, il est tout à fait légitime de se demander si, pour les personnes qui se sentent prêtes à démarrer un traitement pour leur propre bénéfice, ce dernier ne devrait pas être offert, quelle que soit la situation clinique. En effet, la couverture globale des ARV n’augmentera probablement pas en atteignant d’abord une couverture élevée (80-90%) limitée aux personnes ayant moins de 350 CD4 avant d’élargir les recommandations par étapes, mais plutôt en offrant le traitement à celles et ceux qui le souhaitent, ce qui permettra d’augmenter progressivement la proportion de personnes sous traitements dans chaque groupe clinique de patients (<350 CD4, 350-500 CD4, >500 CD4). Il ne faut pas oublier que parmi les personnes qui entrent dans le système de soins avant d’être éligibles au traitement, une part importante arrête son suivi et ne revient que trop tardivement dans les cliniques de santé.
Au total, cinq grands essais cliniques sont en cours d’élaboration pour évaluer l’efficacité d’une approche Test and Treat en population générale, seul l’essai ANRS ayant déjà commencé la collecte. Les résultats ne seront pas disponibles avant plusieurs années. Mais, au-delà d’une confirmation ou d’une infirmation de l’efficacité de ce type d’approche sur la diminution des nouvelles infections, c’est probablement plus sur les conditions d’une mise en oeuvre dans la « vraie vie », les facteurs d’acceptabilité du dépistage répété et du traitement précoce et les conséquences sur la vie personnelle des individus que ces projets auront à nous apprendre. Washington n’aura pas été la conférence des grands résultats sur TasP, mais plutôt une impulsion dans l’attente de ces derniers.