Pour y répondre, il faut se déplacer dans l’espace et dans le temps. Singulièrement dans l’Afghanistan d’avril 2022, quand le chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, prononce une interdiction de planter le pavot à opium. À l’époque, les observateurs sont sceptiques quant aux intentions réelles du régime au pouvoir à Kaboul. Et ce, à juste titre. La décision intervient en effet deux semaines avant la récolte de l’opium et les autorités ne font rien de sérieux pour l’empêcher. Et puis, les talibans n’avaient a priori aucun intérêt à s’aliéner une partie significative du monde rural, près de 7 millions de personnes, notamment les petits propriétaires et les métayers, qui éprouvent les plus grandes difficultés à survivre dans des campagnes dévastées par plus de quarante années de guerre et rongées par la faim. Pourtant en 2024, les estimations annuelles de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) montrent que l’interdit a été largement respecté.
L’année dernière, les superficies de pavots sont en effet passées de 233 000 ha à 10 800 ha, tandis que la production chutait de 6 300 tonnes à 330 tonnes, soit, à peu de choses près, le niveau de la production de 1979, quand l’Armée rouge a franchi la frontière. Dans la principale province productrice, l’Helmand, les cultures ne représentent plus que 1 % de ce qu’elles étaient en 2022. Le pavot a été largement remplacé par le blé, même si celui-ci est significativement moins rentable pour les paysans que celui-là. Or, avec l’opium, on fabrique de l’héroïne. Une héroïne dont l’Afghanistan est devenu le plus gros producteur mondial et dont le principal débouché est l’Europe, avec un nombre de consommateurs à risques estimé en 2021 à un million, pour un chiffre d’affaires de près de 5 milliards d’euros1.
Pénurie d’héroïne en vue ?
Une question se pose : que va-t-il se passer en cas de pénurie ? À la fin de l’année 2023, l’EUDA, l’Agence de l’Union européenne sur les drogues, en dresse les enjeux dans un éditorial de la revue Addiction. Il mérite d’être longuement cité : « Des informations provenant de la surveillance par satellite et d’autres sources suggèrent que les actions des talibans ont entraîné une réduction spectaculaire de la culture du pavot en 2023. Si cette tendance se poursuit, elle pourrait entraîner une pénurie d’héroïne en Europe à partir de la fin de l’année 2024. Une précédente pénurie d’héroïne de courte durée a entraîné des changements dans les habitudes de consommation d’opioïdes dans certains pays, qui ont persisté même lorsque la disponibilité de l’héroïne a augmenté. Il est trop tôt pour spéculer sur l’éventualité d’une pénurie, mais si c’est le cas, cela pourrait augmenter la demande d’opioïdes synthétiques à court terme, ce qui pourrait persister à l’avenir même si l’héroïne redevient disponible. À l’heure actuelle, la production d’opioïdes synthétiques en Europe serait très faible, mais des saisies de laboratoires et de précurseurs ont été récemment observées. L’Europe est également un centre de production de drogues synthétiques et des liens existent avec des groupes produisant des opioïdes synthétiques pour le marché nord-américain. Il y a donc peu de raisons de penser que la production d’opioïdes synthétiques ne pourrait pas être rapidement augmentée si les conditions du marché étaient favorables »2.
Le risque du fentanyl
Parmi les opioïdes synthétiques figure bien évidemment le fentanyl, un analgésique très puissant au cœur de la crise des opioïdes aux États-Unis et au Canada, produit principalement en Chine par certaines compagnies pharmaceutiques. Une partie de la substance est détournée et expédiée au Mexique où elle est reconditionnée, notamment sous la forme de comprimés imitant ceux d’Oxycontin. À raison d’1 mg en moyenne par comprimé, un colis postal contenant 500 g de fentanyl permet par exemple aux cartels mexicains de produire plusieurs centaines de milliers de comprimés. Comme le précise l’éditorial d’Addiction, l’Europe, et notamment les Pays-Bas et la Belgique, dispose en outre de toutes les infrastructures techniques pour se lancer si nécessaire dans une production. C’est déjà le cas depuis cinq ans avec la méthamphétamine produite, qui plus est, avec les conseils techniques de certains membres des cartels mexicains3. Pour le moment, l’Europe est largement épargnée par les consommations de fentanyl. Les prévalences sont marginales, hormis dans certains pays baltes, alors que le nombre de décès n’est en aucun cas comparable avec la situation qui prévaut aux États-Unis.
Selon les dernières données disponibles, en 2021, 137 personnes étaient décédées à la suite d’une consommation de fentanyl ou de l’un de ses dérivés contre plus de 70 000 aux États-Unis. À l’heure actuelle, les signaux avant-coureurs d’une arrivée significative de cette substance en Europe sont faibles. L’inquiétude des autorités sanitaires en Europe porte plutôt sur les nitazènes à l’origine de quelques dizaines de morts en Irlande et en Grande-Bretagne. En France, l’importance des traitements de substitution aux opiacés, de même que la disponibilité sur le marché parallèle des sulfates de morphine, sont des facteurs de protection contre le recours à des opioïdes de synthèse plus puissants. Cependant, la vigilance doit être de mise comme vient de l’illustrer une affaire d’importation de carfentanil par go-fast depuis les Pays-Bas4.
Perspectives
En Afghanistan, pour le moment, le marché de l’héroïne ne donne aucun signe d’essoufflement. Les saisies réalisées dans les pays limitrophes, l’Iran, le Tadjikistan et le Pakistan, restent en effet très importantes. Le pays, du fait des niveaux de production très élevés enregistrés ces dernières années, peut compter sur des stocks abondants qui permettent de continuer à fabriquer de l’héroïne. Le seul impact visible réside dans la forte augmentation du prix de l’opium brut dont le niveau est deux fois plus élevé qu’en 2022 et cinq fois plus qu’avant 2021, année de l’arrivée des talibans au pouvoir. Une réalité qui profite aux grands propriétaires terriens qui écoulent leurs stocks au prix fort. Pour les mois à venir, c’est donc moins la perspective de la pénurie qui apparaît comme la plus crédible, mais celle d’un produit plus onéreux et moins accessible pour les usagers les plus précaires.
- EUDA, EUROPOL, EU Drug Market : Heroin and other opioids, consultable sur le site de l’EUDA (www.euda.europa.eu) ↩︎
- Griffiths Paul et al., Opioid problems are changing in Europe with worrying signals that synthetic opioids may play a more significant role in the future, Addiction, December, 2023 ↩︎
- Laniel Laurent, « La méthamphétamine, les Pays-Bas et les cartels mexicains : la coopération sans frontières », Observatoire des criminalités internationales, IRIS, 2021 ↩︎
- « Île-de-France : le trio importait de la drogue de synthèse contenant du carfentanil », Le Parisien, 17 février 2024 ↩︎