Les particularités du chemsex en addictologie

Benjamin Rolland, PU-PH au Service universitaire d’addictologie de Lyon (SUAL), assisté de Véronique Fonteille (SUAL), Fred Bladou (AIDES), Frédéric Buathier (CSAPA de la Croix-Rousse), et Isabelle Massonnat-Modolo (Service des maladies infectieuses des Hôpitaux civils de Lyon) décryptent les particularités du chemsex pour la prise en charge en addictologie.

L’addiction comme perte de la fonction sociale d’un usage ou d’un comportement

D’un point de vue sociologique, les usages de substances, ainsi que certains comportements sans usage de substance, s’inscrivent dans des rituels sociaux complexes qui ont pour fonction de façonner les identités de groupe1. Par exemple, les usages sociaux d’alcool rassemblent et consolident des groupes d’amis, des familles, voire des cercles plus larges comme des collègues de travail. Cela est vrai également pour la nourriture, particulièrement dans la culture française où les repas sont des moments importants d’échange et de convivialité. Malgré leur caractère illicite, cela reste vrai pour des substances comme le cannabis, la cocaïne, ou l’héroïne, dont les usages se font souvent en groupe, et obéissent à la même fonction de partage et de renforcement de liens. Cela est encore vrai pour certains comportements sans produits. Les pratiques de jeux de hasard ou de jeux vidéo, par exemple, s’intègrent souvent au départ dans des rituels sociaux où la pratique du comportement aide à cimenter des identités de groupes, car la construction d’une identité se fait toujours en appui sur des groupes d’appartenance.

Lorsqu’elle survient, l’addiction apparait à un stade bien plus avancé, quand l’usage a progressivement perdu sa fonction de lien social, et que l’individu s’est enfermé dans des conduites d’usage de plus en solitaires et de plus en plus délétères. À ce stade, l’entourage social a au contraire tendance à rejeter celui ou celle qui a « perdu le contrôle », et n’est plus capable de respecter les codes implicites qui délimitent les moments où l’usage est adapté, et les niveaux d’usage et d’impact de la substance qu’il est socialement admis d’avoir. C’est précisément lorsque l’individu est pris au piège de ces consommations envahissantes et solitaires, déconnectées des codes relationnels au sein desquels s’est fait l’apprentissage de l’usage du produit ou du comportement, qu’un diagnostic d’addiction peut être porté, et que le recours à l’addictologie devient indiqué2.

Un tel recours est nécessaire, car, à ce stade, la ritualisation autour du produit ou du comportement évolue pour son propre compte, et envahit l’ensemble des autres sphères de vie, en particulier ses sphères de vie sociale, c’est-à-dire sa vie amicale et familiale, ses loisirs, son travail. L’addiction peut ainsi être vue comme la pathologisation d’un rituel de prise de plaisir qui avait une fonction initiale de lien social, rituel qui est petit à petit devenu tellement envahissant dans la vie du sujet qu’il s’est déconnecté de sa valeur relationnelle initiale.

Le principe de l’addiction appliquée au chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse.

Les pratiques de chemsex concernent des pratiques de sexualité en groupe, pratiques potentialisées par l’usage de certaines substances psychoactives, au sein de communautés d’hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Même si ni la sexualité en contexte groupal, ni l’usage de substances psychoactives à visée de potentialisation sexuelle ne sont spécifiques de la communauté HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  (on parle alors plutôt d’un « usage sexualisé de produits »), les pratiques de chemsex ont historiquement acquis une valeur identitaire centrale au sein d’une partie au moins de cette communauté. Ces pratiques peuvent, parmi d’autres éléments, participer chez certains HSH à la construction d’un lien social permettant un sentiment d’appartenance puissant à leur communauté. Cela contribue à la construction identitaire de ces personnes sur le plan sexuel. Le chemsex est une pratique sexuelle communautaire et identitaire et, pour certains des plus jeunes, c’est un moyen d’appartenir au groupe « gay » ou d’intégrer la communauté.

Comme décrit plus haut, les pratiques de chemsex peuvent se solder, chez certaines personnes, par un processus envahissant et par une déconnexion progressive chez ces individus des codes implicites existant chez la plupart des usagers, codes qui définissent des pratiques « normales » et ainsi acceptées par le groupe. Les individus concernés par cette perte de contrôle s’enferment alors progressivement dans des pratiques envahissantes de chemsex, ce qui rejaillit sur leurs autres sphères de vie, et finissent ainsi par les isoler socialement (cf. note 2), y compris parfois d’une partie croissante de leurs propres groupes d’amis HSH et donc de leur propre communauté. Cet engrenage peut générer une détresse psychique intense, avec des situations psychiatriques de mise en danger, notamment des tentatives de suicide. Mais cette détresse peut aussi constituer un déclic pour ces sujets et leur entourage encore présent, et être le prélude à une demande de soins en addictologie.

On qualifie parfois l’usage des produits associés au chemsex sans pour autant avoir de relations sexuelles physiques comme étant du « chemchems ». Ce concept est toutefois discutable, car les motivations des usagers à la consommation peuvent rester de nature sexuelle et s’exprimer uniquement par l’usage d’applications, de vidéos à caractère pornographique ou de relations sexuelles virtuelles. Même si l’isolement est caractérisé. Il n’en reste pas moins que ces pratiques peuvent être associées au chemsex en présentant des risques accrus de désocialisation, mais également d’intoxication ou de perte de contrôle. En réduction des risques, nous déconseillons de consommer seul.

Les particularités des tableaux addictologiques dans le chemsex

L’addiction au chemsex n’est pas une entité officiellement définie, même si l’addiction aux produits, notamment aux psychostimulants, est bien décrite, et que le cadre nosographique de l’addiction sexuelle, ou hypersexualité pathologique, fait lui aussi l’objet de travaux structurants depuis de nombreuses années. Mais l’addiction au chemsex ne se résume pas à la simple addition d’une addiction aux psychostimulants et d’une addiction sexuelle. Ce trouble survient au sein d’une population particulière, qui a connu une longue histoire de stigmatisation et de rejet, et dont l’acceptation n’est certainement pas processus achevé au sein de la société.

La survenue d’une addiction au chemsex chez une personne HSH est donc doublement stigmatisante, puisqu’elle rajoute le vécu de stigmatisation classique d’une personne atteinte d’addiction, à celui plus structurellement ancré au sein de la communauté HSH et à son histoire, même si cet « héritage » de stigmatisation peut bien sûr être incorporé de manière très variable d’une personne à l’autre. Les sentiments de détresse et de rejet peuvent être vécus encore plus douloureusement que dans d’autres situations d’addiction, même s’il n’est bien sûr pas possible de faire une échelle des addictions et que chaque situation est individuelle.

L’impact psychologique de l’addiction et de l’isolement du sujet peut participer au processus d’engrenage le poussant à accroitre sans cesse ses pratiques de chemsex pour fuir une réalité devenue de plus en plus dure à supporter. L’augmentation des prises de produits peut altérer les performances sexuelles en créant une dépendance au produit. La personne peut également s’enfermer dans des pratiques sexuelles de plus en plus sadomasochistes (p. ex., BDSM) qui participent parfois à son sentiment de dévalorisation personnelle et peuvent augmenter les risques médicaux, dont les blessures et risques infectieux. Enfin, la pratique du slam peut générer une forme d’addiction comportementale à l’injection, qui constitue en soi une difficulté addictologique supplémentaire.

Une prise en charge addictologique coordonnée avec les autres soins

La prise en charge en addictologie est souvent coordonnée avec d’autres disciplines, comme la psychiatrie, la psychologie, l’hépatologie, la pneumologie ou l’infectiologie. Cela s’applique particulièrement pour le chemsex (cf. note 2). Les unités d’addictologie impliquées dans la prise en charge des personnes atteintes d’addiction au chemsex ne peuvent donc travailler isolément, et doivent s’articuler avec l’infectiologie, les associations d’usagers, et parfois la psychiatrie ou des professionnels de sexologie.

Certaines unités d’addictologie possèdent en leur sein de telles ressources, ou permettent l’intervention de partenaires possédant de telles expertises. La part comportementale de l’addiction nécessite des approches essentiellement psychothérapeutiques, et peut intégrer une dimension de rétablissement de rituels sociaux diversifiés, éventuellement par le biais d’approches institutionnelles de type hôpital de jour (cf. note 1). Lorsqu’il y a une addiction aux substances, en particulier aux psychostimulants, celle-ci doit faire l’objet soit d’une tentative de décroissance encadrée, soit d’un sevrage encadré, éventuellement en milieu hospitalier. Comme pour tous les troubles addictologiques, le projet de soins dépend toujours des objectifs de la personne, et doit donc évoluer en fonction de l’évolution de ces mêmes objectifs (cf. note 1).

En cas de poursuite des pratiques de chemsex, les mesures de prévention et de réduction des risques s’appliquent comme pour tout usager, et incluent notamment des principes de bonne connaissance et de contrôle de l’usage des produits, une protection de soi contre les risques infectieux liés à la sexualité ou à l’usage de substances, mais aussi une anticipation de son entourage en situation de chemsex par des personnes bienveillantes et aptes à agir en cas de surdose3.

Conclusion

Parler du risque d’addiction dans le chemsex ne doit pas être vu comme une dissuasion à pratiquer le chemsex, tout comme parler du risque d’addiction à l’alcool ne revient pas à dissuader de consommer de l’alcool. Les facteurs de risque, et les principales manifestations d’un tel état, doivent être connus de la communauté HSH, en particulier des personnes qui pratiquent le chemsex et de leurs proches. Beaucoup d’associations ont mis en place des points d’écoute où un repérage du problème peut être fait, et le partenariat avec un service d’addictologie local doit permettre une orientation en cas de besoin, sous réserve que ce service ait une connaissance solide des particularités de l’addiction en cas de chemsex, et soit lui-même en lien avec des disciplines partenaires, telles que l’infectiologie ou la psychiatrie, pour une prise en charge adaptée et multidisciplinaire de situations souvent complexes et nécessitant des interventions d’emblée multiples.

  1. Peyron E, Franck N, Labaume L, Rolland B. La réhabilitation psychosociale en addictologie. L’Encéphale 2024 ; 50(1) : 91-8. ↩︎
  2. Malandain L, Thibaut F. Chemsex: review of the current literature and treatment guidelines. Current Addiction Reports 2023; 10(3):1-9. ↩︎
  3. AIDES. Chemsex. https://www.aides.org/chemsex ↩︎