Vendue à un prix très élevé sur le marché polynésien (80 euros pour une dose d’environ 0,04 gramme), l’ice s’est répandue à partir des années 2000 dans divers segments de la population, y compris dans certains milieux populaires. Très addictive, elle provoque la marginalisation de ceux qui en sont dépendants et elle alimente un commerce particulièrement lucratif. Associée dans l’imaginaire collectif à la délinquance et à la violence, cette drogue est communément décrite comme un «fléau»1Tahiti infos, 1er décembre 2019, «L’ice, un fléau en constante augmentation au fenua» qui menacerait l’équilibre de la société polynésienne. Notre recherche montre qu’alors que l’ampleur des problèmes d’addiction en Polynésie française s’explique en grande partie par des causes sociales, liées au fort niveau d’inégalités et à la faiblesse de l’État social, ces thématiques sont peu abordées dans le débat public et peu prises en compte dans les politiques publiques2La recherche est issue d’une convention entre la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique (Université de la Polynésie française, CNRS) et le ministère de la Santé de la Polynésie française. Henri Bergeron (Sciences Po Paris-CSO) et Michel Kokoreff (Paris 8-CRESPPA) en ont assuré la direction scientifique. Un rapport est accessible en ligne (Simon A., Valiergue A. (2021) L’ice (méthamphétamine) en Polynésie française : une enquête de terrain sur le trafic, la consommation et les politiques publiques. Rapport final. Papeete, Maison des sciences de l’Homme du Pacifique..
Un marché restreint
Le succès de l’ice se comprend au regard du marché des drogues en Polynésie française, dont l’offre est relativement pauvre : seuls le paka (cannabis) et l’ice se trouvent facilement. L’absence d’offre alternative plus concurrentielle est un des éléments qui explique pourquoi la demande d’ice ne faiblit pas malgré le prix élevé de ce produit. De plus, la forte addiction qu’elle provoque chez certains usagers explique l’enracinement de l’ice. Sa consommation provoque un sentiment d’apathie, de l’irritabilité, ainsi qu’une importante fatigue (liée notamment aux insomnies qu’induisent les prises), dont les consommateurs ne disent parvenir à sortir qu’en fumant à nouveau. Sans minorer le potentiel addictif de l’ice, cette raison ne permet toutefois pas à elle seule d’expliquer le succès de cette drogue.
Il s’explique également par sa bonne image auprès des personnes qui en fument. Sa réputation d’être une «drogue de riches» contribue en particulier à lui donner l’image d’un produit de luxe. Au-delà du prestige, les consommateurs disent apprécier les effets de l’ice, notamment ceux qui leur permettent de maximiser leurs performances: ne pas dormir, être dynamique lors des fêtes; être performant au travail ou cumuler de nombreuses activités; être performant sexuellement, etc. L’ice est d’ailleurs connue sous la dénomination «pas dormir», une expression assez répandue dans le langage populaire pour désigner de façon positive des pratiques sociales dynamiques, qu’elles soient festives, sportives ou professionnelles. Le prix particulièrement élevé de l’ice a pour conséquence le fait que les quantités consommées sont en moyenne bien moindres que dans d’autres zones: lorsqu’elle est vendue au détail, l’ice est généralement préparée en doses de 0,04 gramme (voire un peu moins), contre 0,1 gramme aux États-Unis. Son prix élevé en Polynésie française limite pour cette raison les conséquences médicales associées à sa consommation —bien que, sur le plan psychiatrique, même de faibles doses peuvent avoir des effets délétères. En revanche, la cherté de l’ice a pour effet d’augmenter de façon drastique les conséquences sociales de la consommation: les usagers dépendants ont tendance à dépenser l’essentiel de leurs revenus dans la consommation, à s’endetter, à commettre des agressions, des vols et des arnaques, à se prostituer, mais aussi pour beaucoup d’entre eux à entrer dans le trafic. Revendre de l’ice constitue en effet un des seuls moyens dont disposent les consommateurs issus de milieux populaires pour accéder à cette drogue.
De la consommation au trafic
Au vu des marges très élevées, participer au trafic peut constituer une source de revenus conséquente pour ceux qui parviennent à prospérer dans ce commerce. L’importation est particulièrement lucrative en raison des tarifs très élevés de l’ice à Tahiti, qui n’ont cessé d’augmenter ces vingt dernières années: le gramme —quand il est vendu à l’unité— valait environ 60000 XPF (francs pacifique) soit 500 euros au début des années 2000, il se monnaie aujourd’hui autour de 140 000 à 160 000 XPF (1 150 à 1 350 euros), soit environ cinquante fois plus cher qu’aux États-Unis. Les données judiciaires permettent d’objectiver les caractéristiques sociales des trafiquants identifiés par les pouvoirs publics (même si elles ne constituent pas une photographie exacte du trafic).
En premier lieu, 82% des personnes poursuivies sont des hommes. L’âge moyen des personnes poursuivies est de 39 ans, et 70 % d’entre elles ont entre 25 et 45 ans, tandis que les moins de 25 ans ne représentent que 6 % des personnes incriminées. Enfin, les trafiquants appartiennent pour la plupart aux classes populaires. Ceux qui
parviennent à faire carrière dans le trafic se lancent dans cette activité afin de subvenir à leurs besoins et ceux de leurs proches. Il peut s’agir de trafiquants de paka (cannabis) qui voient dans l’ice un moyen d’augmenter leurs revenus, mais aussi de personnes n’ayant jamais vendu voire pris de drogue auparavant, qui se lancent dans le trafic à la suite de difficultés financières. Dans les deux cas, l’argent gagné est utilisé en premier lieu pour amélio- rer les conditions matérielles d’existence ainsi que celles de leur entourage, mais aussi pour accéder à un certain prestige. À cet égard, le fort niveau d’inégalités sociales à Tahiti constitue sans nul doute un facteur qui explique l’attrait de la vente d’ice. Beaucoup accèdent en peu de temps à une richesse qu’ils n’ont jamais connue.
Un problème social
Bien que la consommation soit devenue de plus en plus répandue au fil du temps, ce phénomène n’a que peu intéressé les pouvoirs publics et les médias avant la fin des années 2010. Cela s’explique en partie au regard du contexte politique de l’époque. Pour rappel, la Polynésie française fait partie des Collectivités d’Outre-mer et dispose d’un statut dit d’autonomie depuis les années 1970. Or, à la suite de l’adoption d’un nouveau statut en 2004 qui octroie de nouvelles compétences à la collectivité, la Polynésie française a connu une importante crise politique, associée à une forte instabilité gouvernementale. Cette crise dure presque une décennie et oppose les autonomistes (favorables au statut dit d’autonomie de la Polynésie française) aux indépendantistes. Dans les années 2000, on observe alors une alliance de fait entre l’État et les autorités locales sur l’invisibilisation de la question de l’ice.
D’une part, les élites politiques centrent le débat public sur la question de l’autonomie du territoire et ne s’emparent pas de la problématique des drogues, de la même manière qu’elles n’investissent pas les questions sanitaires et sociales en général. D’autre part, les relations entre l’État et le gouvernement local ne sont pas non plus propices à la définition de politiques publiques communes. À partir de 2017, le sujet de l’ice devient en revanche très présent dans l’espace médiatique local et notamment dans les discours politiques. Cette augmentation soudaine de la médiatisation de l’ice est concomitante à un rapprochement entre État et gouvernement local sur le sujet et à la forte hausse des quantités saisies par les forces de l’ordre. La fin du silence politique sur la question de l’ice va aussi de pair avec la prise de parole de proches de consommateurs sur le sujet.
Face au manque de moyens du côté des équipes soignantes, les services répressifs apparaissent comme les seuls en mesure de proposer des solutions face à la crise de l’ice.
Dans les discours publics en Polynésie, le champ lexical récurrent est cependant celui de la guerre et du fléau à combattre. Les trafiquants et leur «appât du gain», pour reprendre les termes utilisés, sont considérés comme la source du problème. L’inscription de l’ice sur l’agenda politique se fait avant tout à travers un cadrage répressif du problème et par conséquent, la mise en avant du rôle des forces de l’ordre. Les services du Pays chargés de la prévention et des soins ne sont que rarement évoqués dans les discours publics consacrés au problème de l’ice. L’enquête a montré que cette prégnance du cadrage répressif se traduit par l’insuffisance des politiques sanitaires et sociales. En matière de prise en charge des addictions, les professionnels de santé soulignent le manque de moyens, et ce alors même que les consommations d’alcool et de cannabis sont identifiées de longue date comme des problèmes de santé publique majeurs en Polynésie française.
Un élément révélateur du manque d’effectifs du côté des professionnels de santé concerne l’absence d’un centre de soin et en particulier de cure alors que la demande était exprimée depuis plus de trente ans. Le fort turn-over de la profession médicale est aussi jugé problématique dans le cas du suivi de patients souffrant d’une addiction. Face au manque de moyens du côté des équipes soignantes, les services répressifs apparaissent comme les seuls en mesure de proposer des solutions face à la crise de l’ice. Mais le travail des forces de l’ordre et des services judiciaires revient finalement à «lutter contre l’impunité», selon les termes d’un magistrat, sans que cela se révèle efficace dans la lutte contre les trafics.
Note générale
Une première version de ce texte est parue dans la revue Drogues enjeux internationaux de l’OFDT: Simon et Valiergue, 2022, «La méthamphétamine en Polynésie française: du problème social au problème public».