Selon les données, encore provisoires, un certain nombre de records ont effectivement été battus en 2021 avec, notamment 23 tonnes de cocaïne et 1,2 tonne d’héroïne saisies1« ‘Résultats historiques’ de la lutte contrela drogue en 2021, selon Darmanin », Le Figaro, 25 janvier 2022.. Pour le gouvernement, ces résultats viennent valider les nouvelles orientations symbolisées par la création en 2020 de l’Ofast (Office antistupéfiants), organisme qui a succédé à l’Office central pour la lutte contre les trafics des stupéfiants (OCRTIS). L’État serait en train de marquer des points dans la bataille contre les trafiquants de drogues, ainsi que l’attesteraient par ailleurs les centaines de points de revente démantelés et la hausse du nombre de trafiquants interpellés. Pourtant une autre interprétation de ce bilan est possible. Les spécialistes du fonctionnement du marché des drogues s’accordent en effet pour considérer que la mesure de l’impact réel de l’action des forces de l’ordre doit intégrer bien d’autres paramètres que les saisies, tels que la dynamique de la production et de la demande et l’évolution des prix et des teneurs. Ainsi, une politique efficace de répression du trafic de stupéfiants devrait provoquer de fortes tensions à la hausse sur les prix de gros et de détail, ainsi qu’une baisse des teneurs en principe actif, les trafiquants, et les détaillants, confrontés à des moindres quantités en circulation n’ayant d’autres choix que d’augmenter leur prix et de couper plus largement le produit.
Un marché dynamique
Ces trente dernières années, le marché de la cocaïne a considérablement progressé en France. Entre 1992 et 2017, dans la population adulte, les usages dans l’année ont été multipliés par 8 passant de 0,2% à 1,6%2Spilka S et al., «Les usages de drogues illicites en France en 2017», Tendances no 128, OFDT, 2018.. Parallèlement le niveau des quantités saisies ne cessait d’augmenter de décennie en décennie. Alors que dans les années 1990, celles-ci atteignaient en moyenne 2 tonnes par an et 5 tonnes dans les années 2000, elle se situaient autour de 11 tonnes dans les années 2010. La mise en relation de ces données fait apparaître que l’accroissement conséquent du volume des confiscations en trente ans n’a pas entravé de manière significative l’augmentation des niveaux de consommation dans la société française, puisque ceux-ci ont progressé à un rythme supérieur à celui des saisies.
Contextualiser les saisies
Un regard rétrospectif sur l’évolution des prix courants et des teneurs ces dix dernières années (2010-2020) montre en outre que l’impact de la lutte anti cocaïne est relativement limité. Entre 2010 et 2021, le prix de détail courant du gramme de cocaïne est passé en euros constants de plus de 67,5 euros à 65 euros, tandis que le prix de gros courant du kilogramme de cocaïne diminuait également. Pendant la même période, celui-ci est passé en euros constants de 33700 euros à 32500 euros. Parallèlement, les teneurs moyennes sur le marché de détail (saisies <10g) passaient de 37 % à 60 %. En mettant en relation ces deux indicateurs (t (%)) on voit que le prix du gramme de cocaïne pure est passé de 182 euros à 114 euros.
En dix ans, alors que les quantités saisies de cocaïne par an en France ont considérablement augmenté, son prix courant pratiqué sur les marchés de détail et de gros a donc baissé en termes réels de 4%, sa pureté a augmenté de près de 40%, pour un prix de la cocaïne pure ayant chuté de près de 40%. Au fil des ans, le consommateur a donc eu accès à un produit moins onéreux, de meilleure «qualité» et plus accessible avec la démultiplication des services de livraison à domicile notamment. Une disponibilité qui se traduit dans la population adulte, pendant la même période, par une augmentation de près de 80% des usages dans l’année. Cela ne signifie pas bien évidemment que la lutte actuelle contre le trafic, malgré ses limites, est sans effet sur la physionomie du marché. On le comprend si l’on fait l’hypothèse de saisies de cocaïne égales à zéro en 2021. La vingtaine de tonnes confisquées se seraient retrouvées sur un marché dès lors largement saturé avec pour conséquence un effondre- ment des prix de détail, rendant le produit encore plus accessible, les trafiquants cherchant à compenser la baisse de leur taux de marge par une augmentation des quantités vendues et des teneurs. Une réalité qui provo- querait immanquablement une forte hausse des consom- mations et une aggravation marquée des problèmes sanitaires. Dans ces conditions, la lutte des pouvoirs publics contre le trafic illicite des stupéfiants, à défaut de pouvoir l’éradiquer, est dans les faits un facteur impor- tant de régulation de ce commerce. Rien de plus.