Même si cet aspect a pu être occulté, parmi les raisons avancées par l’administration de George W. Bush et ses alliés, figurait la guerre contre la drogue et la volonté d’éradiquer l’opium d’Afghanistan. Cette «juste cause» permettait aux États-Unis et ses alliés de l’Otan de mettre en avant une dimension morale supplémentaire, propre à renforcer l’adhésion de l’opinion publique occidentale à une énième aventure impériale d’une puissance dont les élites politiques, dominées par le courant néoconservateur, souhaitent opérer, au nom de la lutte contre l’«axe du mal», un remodelage politique favorisant l’installation de la «démocratie». En 2002, Anthony Blair, le Premier ministre britannique, alors partisan enthousiaste de l’intervention armée, affirmait: «Les armes que les talibans achètent sont payées avec les vies des jeunes Britanniques qui achètent leurs drogues dans les rues britanniques. C’est un autre aspect de leur régime que nous devons détruire»1Alain Labrousse, Afghanistan, opium de guerre, opium de paix, Mille et une nuits, Fayard, 2005.. En 2004, Robert B. Charles, secrétaire adjoint de l’International Narcotics and Law Enforcement Affairs, un service du Département d’État chargé de la lutte internationale contre les drogues, déclarait: «Couper l’approvisionnement en opium est essentiel pour établir une démocratie sûre et stable, ainsi que pour gagner la guerre mondiale contre le terrorisme»2Christopher J. Coyne, et al. “The War on Drugs in Afghanistan: Another Failed Experiment with Interdiction.” The Independent Review, vol. 21, no 1, 2016.. La même année, le président de l’Afghanistan, Hamid Karzai, mis en place après l’intervention, lançait un djihad contre l’opium après avoir interdit aux paysans de planter le pavot…
Opium et réalpolitique américaine
Cette fermeté affichée contre l’opium en Afghanistan de la part des États-Unis n’avait pourtant pas toujours été à l’ordre du jour. Pendant les années 1980, consécutives à l’invasion soviétique en Afghanistan, dans le cadre de l’opération cyclone lancée dès 1979 par Jimmy Carter, les États-Unis soutenaient le djihad afghan contre l’URSS dont de nombreuses recherches ont démontré qu’une partie était financée par l’argent de l’opium3Peter Dale Scott, American War Machine, la politique profonde, la CIA, le drogue, l’Afghanistan, Demi-lune, 2012., lequel connaît un développement fulgurant. Si la substance était connue depuis des siècles dans le Croissant d’or (Afghanistan, Pakistan, Iran) pour ses vertus médicinales et accessoirement psychotropes, la production en Afghanistan restait marginale. Quand l’Armée rouge franchit la frontière afghane en 1979, le pays ne produit, selon les estimations du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid4Le Pnucid est devenu, avec le Centre international pour la prévention du crime (CIPC) l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) en 1997.), qu’environ 180 à 200 tonnes, tandis que la production d’héroïne est quasiment inexistante dans le pays. Ce sont à la fois les nécessités et les conséquences de la guerre qui vont provoquer l’explosion de la production. Source de financement pour les groupes armés de la résistance afghane, l’opium va acquérir au fil des ans une dimension essentielle pour une part importante de la paysannerie, confrontée à la dislocation de l’économie rurale engendrée par la politique russe de la terre brûlée. Effondrement des productions vivrières traditionnelles consécutives à l’exode des populations et à la destruction d’une partie significative des infrastructures d’irrigation, entre 1979 et 1988, la production alimentaire du pays chute de près de 45%. L’opium s’inscrit ainsi durablement dans les stratégies de survie de la paysannerie afghane. Relativement facile à cultiver, peu exigeant en eau, nécessitant une main d’œuvre abondante, rendue disponible par l’abandon des exploitations, permettant un accès au crédit, le pavot dont l’opium est extrait essaime dans le sud du pays pour devenir un élément-clé de la survie des campagnes du pays pachtoune, l’ethnie majoritaire du pays5Olivier Maguet, «Drogues et développement: l’effet mirage», Swaps no 76-77, 2014.. Revendu à des seigneurs de la guerre locaux, l’opium est ensuite acheminé vers les zones tribales du Pakistan où il est transformé en héroïne. Vingt après la guerre du Vietnam et la politique de la CIA au Laos6Alfred Mc Coy, La politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est, Flammarion, 1972., l’opium retrouve sur un autre théâtre d’opération un rôle important comme élément de la politique américaine.
Cette fois-ci, l’implication de certaines fractions de l’État américain ne semble pas directe, mais s’exerce par l’entremise des services de renseignement du Pakistan, allié des États-Unis, soucieux de son influence sur son voisin afghan. Dès lors, toutes les conditions sont réunies pour une explosion de la production d’opium. Quand l’URSS quitte le pays en 1989, celle-ci est estimée à 1 200 tonnes et représente déjà 39% de la production mondiale. Cependant, la victoire contre Moscou des insurgés ne signifie pas la fin de la guerre pour les populations afghanes. Elle se poursuit jusqu’à la chute du régime pro-soviétique de Najibullah en 1992, puis prend la forme d’une guerre civile entre les anciens alliés, autrefois regroupés dans l’Alliance du Nord de Massoud, Dostom et Hekmatyar, qui menait la guerre de libération contre l’occupant russe. C’est la première prise de pouvoir par les talibans en 1996 qui viendra interrompre provisoirement une guerre intestine responsable de la mort de plus de 30000 Afghans. À l’époque, la production d’opium s’élève à un peu plus de 2 000 tonnes. La position des talibans, vis-à-vis de l’opium et des drogues, est plutôt pragmatique. Elle prend en considération l’importance des cultures pour une partie de la paysannerie, tout en visant à terme l’éradication du pavot au nom d’une lutte contre la consommation jugée contraire à l’islam. En 1997, leur chef, Mohammad Omar, déclare: «Nous ne permettrons pas que l’opium ou l’héroïne soient vendus en Afghanistan même. Notre but est d’éliminer graduellement toute production de drogue afin de protéger notre jeunesse»7Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, PUF, 2006.. Les talibans jouissent alors d’un soutien certain dans une population lasse des guerres, ainsi que dans une fraction de la bourgeoisie, impliquée dans le secteur des transports, excédée par les rackets exercés par les seigneurs de la guerre et aspirant à un retour à l’ordre8Ahmed Rashid, L’ombre des talibans, Autrement, 2001.. Forts de cette légitimité, à la suite de la fatwa prononcée en juillet 2000 par le mollah Omar, le chef des talibans qui interdit aux paysans de semer le pavot, le gouvernement réussit à imposer une décision guidée aussi par le besoin d’obtenir une sorte de reconnaissance de la communauté internationale9David Mansfield, Building on Sand: how Opium undermine Afghanistan, Oxford University Press, 2016.. La production chute à 185 tonnes, soit, à peu de choses près le niveau qu’atteignait la production avant l’intervention soviétique10Pierre-Arnaud Chouvy, «Afghanistan: 20 ans de suprématie mondiale», Drogues, enjeux internationaux no 5, OFDT, 2013.
La guerre à drogue: un prétexte?
Quand, après les attentats du 11 septembre, les Américains décident d’intervenir en Afghanistan, les superficies de pavot sont résiduelles. Le paradoxe, au vu des objectifs de la guerre contre la drogue, c’est que c’est cette intervention, en favorisant le retour au pouvoir des seigneurs de la guerre, qui va engendrer un rebond massif de la production, tirée qui plus est, par la hausse des prix provoquée par la pénurie. Dès 2002, celle-ci reprenait, tandis que l’argent engendré par l’opium irrigue des pans entiers de la nouvelle administration mise en place par Washington, qui ferme les yeux tout en sous-traitant la lutte antidrogue à ses alliés britanniques. Jusqu’en 2005, il semble en effet que le gouvernement américain n’ait accordé, malgré les déclarations officielles, que peu d’intérêt à la question des drogues en Afghanistan. D’une part parce que la production d’héroïne dans le Croissant d’or les affecte peu et d’autre part, pour ne pas s’aliéner leurs alliés dans la guerre contre le terrorisme. L’opium et l’héroïne constituent une source de revenus pour une partie importante du personnel politique mis au pouvoir, à la suite de l’intervention américaine, comme l’illustrent les nombreuses affaires de corruption qui minent l’État afghan. L’argent de la drogue contribue à la criminalisation de pans entiers des institutions, notamment dans les provinces situées dans le sud-ouest du pays. En 2005, 9 tonnes d’opium sont retrouvées dans la résidence du gouverneur du Helmand, qui passera du côté des talibans après sa destitution11Jean-Pierre Filiu, «Comment les États-Unis ont consolidé un narco-État en Afghanistan», Le Monde, 25 avril 2021. La situation change avec la montée en puissance de la guérilla des talibans dont une partie croissante des financements sont obtenus via des taxes sur l’opium et l’héroïne.
C’est alors que l’on note un infléchissement de la politique américaine qui mobilise l’arsenal sémantique propre à la drogue les accusant, à l’instar de qu’ils avaient fait pour les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) d’être une narco-guérilla, tout en finançant des campagnes d’éradication des champs de pavots et en bombardant des laboratoires de production d’héroïne. Cette guerre à la drogue devient pour les Américains une sorte de sous-compartiment de la guerre contre le terrorisme. Les Britanniques qui pilotaient jusque-là la politique antidrogue sont jugés trop laxistes. Les maigres acquis en termes de programmes de substitution sont remis en cause, tandis que la politique d’éradication forcée dans le sud du pays favorise le ralliement d’une partie des tribus aux talibans et la dissémination des cultures dans le nord-ouest du pays, pourtant tenu par les alliés des Américains. L’espoir de tarir les sources de financement du mouvement taliban fait long feu, d’autant plus que les États-Unis surestiment, à des fins de propagande également, les revenus qu’ils tirent de la drogue. En 2009, une étude de l’ONUDC les situe à 140-170 millions de dollars, soit une petite partie de l’argent engendré par la production et le trafic d’héroïne dans le pays, évalué à 2,5 milliards de dollars12UNODC, The global Afghan Opium Trade, a threat assessment, New York, 2011.. Des chercheurs de terrain, comme le Britannique David Mansfield, avancent que cette estimation est probablement encore trop élevée, pour la simple raison que l’essentiel des revenus des talibans est tiré des taxes prélevées sur les flux commerciaux de marchandises en provenance du Pakistan et d’Iran.
Quoi qu’il en soit, le bilan de la politique américaine en matière de drogues est un échec patent, malgré les 8 milliards de dollars dépensés entre 2002 et 2017, dont le prix est payé par l’Europe. Celle-ci constitue en effet, avec la Russie, le débouché principal de l’héroïne produite en Afghanistan, laquelle emprunte la route dite des Balkans, qui passe par l’Iran et la Turquie. Les saisies cumulées d’héroïne dans l’Union européenne et en Turquie atteignent en 2019 des niveaux les plus élevés de la décennie. En outre, il semble que l’on assiste depuis quelques années à un recours accru de la part des trafiquants à de nouvelles routes, en l’occurrence maritimes, comme l’illustrent les saisies considérables en provenance du Pakistan ou d’Iran réalisées dans le port belge d’Anvers. La France n’est pas épargnée par l’augmentation de l’offre, puisque les saisies en 2020 y ont atteint le plus haut niveau jamais constaté avec 1,1 tonne13OFAST, 2021..
Conclusion provisoire
Le bilan de la politique américaine en matière de drogues en Afghanistan peut se résumer en une phrase: en 20 ans, la production d’opium y a été multipliée par 30 et représente, en 2020, selon l’ONUDC, 85% de la production mondiale. Le pays est devenu un acteur majeur du marché mondial de l’héroïne, alors que les productions de haschisch et de méthamphétamine se développent. Comme l’a reconnu Douglas Lute, l’actuel représentant des États-Unis à l’Organisation de l’Atlantique nord (Otan) et ancien conseiller-adjoint à la sécurité nationale pour l’Irak et l’Afghanistan de George W. Bush et Barack Obama, «Nous n’avions aucune compréhension fondamentale de l’Afghanistan. Nous ne savions pas ce que nous faisions. (…) Par exemple sur l’économie. Nous devions établir “un marché florissant”. Nous aurions dû spécifier : “un marché de la drogue florissant”, car c’est la seule partie qui fonctionne»14«La vérité est rarement la bienvenue», Le Monde diplomatique, septembre 2001.. Une fois encore, les deux décennies écoulées constituent l’illustration éclatante que la guerre à la drogue n’est souvent qu’un théâtre d’ombres où les intérêts géopolitiques du moment prennent le pas sur les objectifs affichés d’un monde délivré des substances psychotropes illicites. Pendant 40 ans, que ce soit au nom de la lutte contre l’expansionnisme russe, ou au nom de celle contre le terrorisme, les gouvernements américains qui se sont succédé ont eu pour alliés dans leur entreprise des groupes fortement impliqués dans les trafics d’opium et d’héroïne.
Alors que les talibans viennent de reprendre le pouvoir en Afghanistan et que les États-Unis ont évacué leurs troupes conformément aux accords signés à Doha au début de l’année, la question de l’impact de cette nouvelle réalité politique sur la production d’opium et d’héroïne est ouverte. Malgré la volonté affichée par les talibans de bannir la production d’opium du pays, certains spécialistes estiment qu’il est douteux, même à des fins de recherche d’une respectabilité internationale, qu’ils renouvellent l’interdiction de planter le pavot de juillet 2000, de crainte de s’aliéner le soutien d’une partie de la paysannerie. Une interdiction à laquelle ils avaient renoncédanslesmoisprécédentsl’intervention américaine, du fait du mécontentement des cultivateurs.
Les activités engendrées par la culture de l’opium selon les estimations de l’ONUDC représenteraient l’équivalant de 350000 emplois à temps plein dans un contexte où, après 40 ans de guerre, l’état du monde rural afghan est plus dramatique que jamais15UNODC, Afghanistan Opium survey, 2020. Par ailleurs, l’hypothèse d’une reprise de la guerre civile, du fait notamment de la résistance des populations d’origines tadjike et ouzbèque rétives à l’ordre des talibans, pourrait nourrir la production d’opium et d’héroïne. Dès lors, ce constat du chercheur anglais, Jonathan Goodhand, semble crédible: «Le trafic de drogue est trop profondément ancré dans les stratégies d’accumulation et de survie des talibans, de l’État, des milices qui luttent aujourd’hui contre les talibans et de la population en général. Cela stimulera malheureusement le marché mondial de l’héroïne et alimentera le problème croissant de la drogue en Afghanistan et dans les pays voisins»16Jonathan Goodhand, “Afghanistan: what the conflict means for the global heroin trade”, The Conversation, 12 août 2021:. L’automne 2021, période des semences, permettra de vérifier la pertinence de cette assertion.