Qui sont ces «enfants des rues»?
Ces mineurs, âgés en général de 7 à 18 ans, vivent dans des conditions d’hygiène et d’insalubrité inquiétantes du fait des mois, voire des années, passés dans la rue. Les équipes de terrain constatent des pratiques de consommations importantes dès l’âge de 10 ans. Peu réceptifs aux modes d’accompagnement classiques, certains sont engagés dans des parcours de «clochardisation» que l’on observe en France habituellement chez des personnes majeures (nombreux cas de gale et d’infections cutanées, peu ou pas d’hygiène, rapport au corps se dégradant rapidement, défaut de soins, maux de dents, blessures superficielles s’aggravant à la suite d’infections…). Les bandes sont essentiellement composées de jeunes garçons. Ces jeunes présentent également de multiples carences affectant leurs capacités de socialisation et engendrant de la violence, tant vis-à-vis de leurs pairs que des adultes. Ainsi, des troubles graves du comportement ont pu être observés par les équipes de terrain (états de manque, scarifications répétées, tentatives de suicide, violences subies et perpétrées extrêmement préoccupantes). Ils ont en commun une très grande mobilité géographique. Très souvent passés par l’Espagne, ils changent de pays d’accueil régulièrement, le même phénomène se retrouve ainsi dans de nombreuses villes européennes (Barcelone, Bruxelles, Berlin, Madrid, Rome, Paris, Stockholm, Amsterdam, etc.). La plupart de ces MNA ont une famille, même si les liens se sont distendus ou rompus. Provenant de quartiers périphériques de Tanger, de Fès et de Casablanca, ils ont souvent été négligés ou délaissés par leur famille. Ces enfants rencontraient déjà de grandes difficultés, qui ont pu nuire entre autres à leur assiduité scolaire. La plupart des enfants ne savent ni lire ni écrire1Recherche-action sur la situation des mineurs non accompagnés marocains, Trajectoire Squat et bidonvilles, Avril 2018.
Ces «enfants des rues» vivent en commettant des délits (vol à l’arraché, racket, guet pour les dealers, cambriolages) et ont en commun une consommation importante de produits psychoactifs. En 2018, à Paris, 1 450 interpellations de MNA maghrébins ont été recensées, aboutissant à 806 présentations devant le parquet des mineurs de Paris et 21 placements en détention provisoire.
À la Goutte d’Or, les éducateurs de terrain ont suspecté une possible exploitation de ces mineurs par des réseaux criminels. Ainsi, l’enquête Trajectoire2op. cit. mentionne une «utilisation opportuniste» de certains mineurs par des receleurs locaux. En 2018, Le tribunal de Bordeaux a, quant à lui, rendu un jugement pour «traite des êtres humains» contre un homme ayant forcé des mineurs à commettre des vols à l’arraché3France Soir du 16 novembre 2018. À Paris, une enquête pour traite d’êtres humains a été ouverte fin 2017, sans résultats apparents aujourd’hui. Les travailleurs sociaux sont néanmoins souvent les témoins d’échanges d’argent et d’objets entre les MNA et des adultes. Cet argent, aux dires des enfants, serait destiné à leurs familles, même si cela apparait comme peu crédible du fait des liens distendus après plusieurs mois ou années d’errance.
Quelles sont les consommations repérées?
L’usage de cannabis, facilité par la très grande accessibilité du produit, apparaît comme massif, des joints circulant de manière ininterrompue pendant toute la journée et la soirée. Le cannabis constituerait un élément indissociable de la survie et semble scander profondément le quotidien des jeunes. Plus surprenant, l’usage de MDMA est également très visible, même si ce n’est pas une substance du quotidien. Elle produit un changement radical de comportement lors des épisodes de consommation: les enfants, souvent réticents à aborder leurs parcours de vie, se montrent, sous l’influence du produit, plus loquaces, plus empathiques et n’hésitent pas à aborder leurs consommations. La MDMA est considérée comme une aide pour exprimer son attachement à ses pairs, pour manifester de l’amour, de la tendresse. Pour ces enfants, constamment dans des rapports de violence et de domi- nation, ce moment est considéré comme précieux: «Quand je prends de l’ecstasy, ça me permet de dire aux autres que je les aime, de faire la fête, de me lâcher…» Toutefois, les mineurs peuvent se sentir vulnérables lorsqu’ils en consomment. «Si tu prends de l’ecstasy, il faut que tu te sentes bien, que l’ambiance soit cool, sinon tu pars en bad trip».
Les consommations de benzodiazépines et/ou de prégabaline4La prégabaline est un médicament utilisé dans le traitement des douleurs neuropathiques, de l’épilepsie et du trouble anxieux généralisé existent aussi, même si elles sont moins visibles du fait d’un usage sans préparation spécifique. Cependant, plusieurs indices factuels laissent penser qu’elles sont d’une certaine ampleur: états de surdoses nécessitant parfois l’appel des urgences; difficultés pour marcher; dysarthrie5Trouble de l’articulation de la parole; pupille en mydriase; endormissement; ataxie6Trouble de la coordination des mouvements; insensibilité à la douleur, scarifications massives7Certaines études ont établi un lien possible entre consommation massive de benzodiazépines et automutilation. En outre, de nombreux jeunes possèdent un certain «savoir» sur les benzodiazépines et sont capables, par exemple, de citer plus de six spécialités différentes (Rivotril©, Lexomil©, Xanax©, Valium©, Tranxène©, Temesta©…). Pour expliquer leurs consommations, ils mettent en avant leurs désirs d’oubli —«cela me permet de ne penser à rien, de ne pas penser à ma famille ni à mes problèmes»—, de lutte contre l’anxiété, voire la facilitation, notamment avec le Rivotril©, des passages à l’acte violent: «Ça me permet de foncer sans me poser de questions, de ne pas avoir peur des coups, ni de taper.»
Quelle prise en charge thérapeutique ?
La dimension autothérapeutique et fonctionnelle des prises de produits psychoactifs est également présente. Celle-ci est d’ailleurs prise en compte par certains psychiatres addictologues partenaires, qui proposent la prescription d’une benzodiazépine moins dangereuse que le Rivotril©. Les enfants sont attirés par la perspective de ne plus avoir à financer leurs consommations par le biais du marché noir et d’obtenir gratuitement des benzodiazépines pour les apaiser. Cette alliance thérapeutique a plusieurs fois démontré son efficacité et a permis d’engager plusieurs suivis psychiatriques avec des enfants. Elle permet aux psychiatres de se positionner directement en tant qu’alliés de ces enfants en ne remettant pas en question leurs besoins d’aides médicamenteuses et leurs souffrances. Elle permet aussi d’engager un suivi sur le long terme, l’enfant devant se rendre régulièrement en entretien pour obtenir une prescription. Enfin, elle permet de réduire les risques, en donnant une posologie adaptée aux situations et en apprenant à utiliser les médicaments pour maximiser les effets positifs ressentis tout en consommant le moins possible.
Désarroi des professionnels devant les consommations
Si, de l’avis de l’ensemble des professionnels questionnés, il est très difficile de déterminer la part des difficultés que les enfants rencontrent en lien avec ces consommations, celles-ci constituent un frein majeur à leur intégration dans les dispositifs de droit commun tels l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), en raison des rendez-vous administratifs et médicaux non honorés, ou l’impossibilité à se projeter dans l’avenir. Dans ces conditions, une scolarisation classique paraît aujourd’hui difficilement envisageable, entre autres parce que ces jeunes ne sauraient a priori faire groupe avec des personnes qui ne partageraient pas leur vécu et leur mode de vie. Les partenaires de l’ASE se sentent insuffisamment formés pour prendre en charge la consommation de ces mineurs, par ailleurs très différente de celle habituellement constatée au sein des foyers de l’ASE, souvent limitée à la consommation de cannabis ou d’alcool. Aussi, de nombreux professionnels décrivent-ils leur impuissance lors des épisodes de craving8Besoin irrépressible de consommer un produit psychoactif lié à l’état de manque et des comportements qui y sont associés (auto-mutilation, violences, tremblements…).
Enfin, les usages de ces jeunes mettent les différents professionnels de l’ASE face à un dilemme: traiter cette question en judiciarisant la consommation (intervention de la police) ou privilégier un accompagnement éducatif pour lequel ils ne sont pas formés. Dans les faits, la majorité des structures cherchent à concilier les deux approches. Au-delà de ces constatations, les professionnels font état de leur sentiment de désarroi face aux comportements autodestructeurs des jeunes et au manque de leviers éducatifs. Cette situation engendre un grand turn-over au sein de nombreuses équipes éducatives.
Moralisme et pragmatisme
La prise en charge classique ne semble donc pas fonctionner pour ces mineurs en grand danger. Bien sûr, la contrainte physique (centre éducatif fermé, établissement pénitentiaire pour mineurs) est régulièrement évoquée par de nombreux professionnels qui cherchent à protéger les enfants, y compris contre leur gré, la contrainte imposant de facto un moment de sevrage. Si l’abstinence totale peut constituer une option, énoncer cet objectif de manière autoritaire ou moralisatrice est souvent contreproductif et destructeur en termes de liens.
Cette posture vertueuse qui vise à «les sortir de la rue afin de les socialiser à nouveau et au plus vite» est à interroger. La fonction psychique de l’errance9Olivier Douville : De la condition d’enfants des rues et du management humanitaire, Laboratoire CRPMS, 2010 ; François Chobeaux, Intervenir auprès des jeunes en errance, La Découverte, 2009, fonction résiliente permettant aux enfants de s’adapter à leurs milieux, malgré les traumatismes, en s’y construisant une identité propre, parfois valorisante, au sein d’un groupe d’appartenance doit être prise en compte. C’est bien de la responsabilité des professionnels de la protection de l’enfance de proposer une transition douce entre la vie à la rue et la vie en institution.
À cet égard, la mise en place, en 2018, d’un dispositif expérimental par le Centre d’action sociale et protestant (CASP), missionné pour prendre en charge les MNA présents sur le secteur de la Goutte d’Or, pourrait constituer une prise en charge alternative. L’intervention fondée sur un bas niveau d’exigence et la tolérance des consommations, décline une maraude en journée, un accueil de jour et un abri de nuit. L’équipe est pluridisciplinaire: infirmier, psychologue, éducateurs et médiateurs. Au-delà de la réponse aux besoins élémentaires des jeunes, il s’agit de favoriser l’accès aux dispositifs de l’aide sociale à l’enfance en lien étroit avec le réseau partenarial mobilisé autour du projet. Cette démarche pragmatique vise avant tout à la conservation du lien afin d’amener progressivement les MNA à sortir de la rue.
Ce type de dispositif peut paraître peu efficient si on se base sur les indicateurs habituellement utilisés pour l’évaluation de la prise en charge des MNA (insertions dans les dispositifs de droit commun, scolarisations, éducation, logements)10Recommandation de bonnes pratiques professionnelles dans l’accompagnement des mineurs non accompagnés, ANESM, sept 2017, mais au vu des pratiques à risques et de la fuite permanente de ces enfants, ce sont bien les chiffres concernant l’accès aux soins somatique et psychologique qui sont à valoriser. Ainsi en 2019, 530 accompagnements vers le soin ont été réalisés (soin de rue par IDE en maraude ou accompagnement vers des lieux de soins) et 57 accompagnements vers les urgences.
La moitié de ces accompagnements concerne des plaies, l’autre moitié concerne les addictions, la gale et les maladies saisonnières, les douleurs dentaires, les troubles psychiques11Rapport d’activités du CASP.
La formation à la RdR, une piste à explorer
Certains jeunes refusant toute prise en charge, comment les accompagner vers un arrêt ou une diminution de leurs consommations? Comment travailler sur des leviers permettant de les limiter? L’ampleur et les conséquences des consommations chez ces jeunes s’apparentant à celles rencontrées par les professionnels des Caarud, la formation à la clinique de la réduction des risques pourrait être utile pour le personnel impliqué dans la prise en charge des MNA, même si cette pratique est a priori loin de celles en vigueur à l’ASE ou la PJJ. Si ces institutions sont en effet très liées aux cadres législatifs et réglementaires et se doivent d’appliquer la loi lorsque des consommations de stupéfiants sont constatées au sein de leurs établissements, la notion «d’intérêt supérieur» de l’enfant, notion interprétative, pourrait permettre de mettre en place la clinique de la réduction des risques au sein des différentes structures. Ici, l’intérêt supérieur de l’enfant passerait par un processus de soin et de travail sur soi à long terme avant que ne soient envisagés un arrêt total ou une diminution des consommations de produits psychoactifs. La réduction des risques reposant sur la participation active des personnes, et compte tenu des traumatismes psychiques présents chez ces jeunes, la voie est étroite, mais mérite d’être tentée.
Elle passe, dans un premier temps, par la reconnaissance du fait que l’enfant est l’expert de son propre équilibre psychique, ce qui suppose une valorisation et une mobilisation de ses savoirs. Dans ces conditions, la formalisation de partenariat avec des Csapa, des Consultations jeunes consommateurs ou des Caarud par le biais de formations, de mises à disposition de personnels, d’échanges sur des situations cliniques ou d’accès facilité aux structures d’addictologie, semble une piste à explorer. Celle-ci suppose pour de nombreux professionnels de l’aide à l’enfance de faire le deuil de l’utopie d’un monde sans drogue et d’une insertion sans transition, rapide et normative.
La prégabaline surveillée
La prégabaline (Lyrica), traitement de l’épilepsie, des douleurs neuropathiques et de l’anxiété, est de plus en plus recherchée en usage récréatif, pour ses effets euphorisants. Elle diminue le seuil de tolérance aux opioïdes, ce qui majore le risque de dépression respiratoire et de décès lié aux opioïdes. Des cas d’insuffisance respiratoire, de coma et de décès sont rapportés si la prégabaline est associée à un opioïde ou autre dépresseur du système nerveux central. Selon la pharmacologue Maryse Lapeyre Mestre, «en France, le premier cas de détournement date de 2011. Depuis, nous en avons eu une dizaine de signalements par an, jusqu’à 2019 où cela a explosé, avec environ 120 cas.» Elle est devenue en 2019 la première substance faisant l’objet d’ordonnance falsifiée, dans l’enquête OSIAP (Ordonnances suspectes – Indicateurs d’abus possible). Pour éviter ces abus et mésusages, l’ANSM a décidé fin mars que la prégabaline devra obligatoirement être prescrite sur une ordonnance sécurisée à compterdu 24 mai 2021, et sa prescription limitée à 6 mois.