L’affaire Durand
Qui connaît l’affaire Durand? Ce fut la mini-affaire Dreyfus du monde syndical où la victime faillit être guillotinée parce qu’elle buvait de l’eau. Ne riez pas: «Jules Durand est condamné à mort, car il était le seul qui ne buvait pas», nous dit Anaïs Klein dans un excellent documentaire diffusé sur France Culture dans la série La Fabrique de l’Histoire1Mort d’un renard, Enquête sur l’affaire Jules Durand.
L’affaire Durand est une ténébreuse affaire où le pouvoir patronal se mêle à la justice de classe pour condamner un innocent à mort. Le principal grief? Cet innocent était membre d’une ligue antialcoolique. Impardonnable quand on est syndicaliste et docker au Havre en 1902. L’affaire Durand renvoie à tout ce que la sociabilité mas- culine doit à une forme particulière d’ivresse partagée servie en bouteille.
Aujourd’hui quand on raconte cette histoire, on chausse volontiers les lunettes anachroniques de la culture addictologique qui règne en maître. On dit «alcoolique» quand on disait «il sait boire». Pour les compagnons de travail de Durand, un gars qui boit de l’eau n’est pas fiable. Et cela peut se comprendre. Un alcoolisme social bien trempé rend la double vie du mouchard difficile. Le masque tombe à quatre heures du matin, quand on rentre fin bourré, bras dessus bras dessous avec un pote qui t’a sauvé la mise pendant une baston contre les nervis du patronat. Cette solidarité de la bouteille est également opératoire dans l’univers compliqué de la voyoucratie. La picole des «garçons» du milieu possède également une valeur de test. Quand on sait boire, on se tient! Les balances s’affalent comme des « gonzesses » après deux ou trois bouteilles. L’alcool devient garantie de sincérité. Va savoir ce que pense vraiment un buveur d’eau après avoir passé une nuit à boire du Vittel cassis… Donc Durand était coupable.
Touche pas au grisbi !
Et les voyous justement, parlons-en. L’ombre rassurante des Tonton flingueurs se profile. Analysons la scène mythique de la grosse biture dans la cuisine, celle qui passe en boucle sur Internet. Quatre fachos, sexistes et vaguement pédophiles exhibent leur addiction pendant 10 minutes ! Un quarteron d’ivrognes vante les mérites de la colonisation tout en célébrant le proxénétisme. Quant à la chute: «touche pas au grisbi, salope!» elle se passe de commentaires! Curieusement, au top 10 des extraits de films téléchargés, les affreux tontons arrivent très largement en tête. Pourquoi ces quelques minutes dialoguées par Audiard en 1967 ont-elles atteint ce statut de scène culte? Parce qu’elles défoulent les nostalgiques de l’ivresse autorisée tout en leur fournissant l’alibi culturel indispensable pour passer la censure du politiquement correct.
Rituel toxico
Sous sa défroque misogyne, nous savons bien que l’alcool est un rituel toxicomaniaque absolument indispensable à une vie d’adulte réussie. Cette ivresse tant décriée est un rite de passage. Rite de passage, masculin, machiste, à cheval sur la transgression des valeurs bourgeoises et la célébration d’un pouvoir patriarcal violent, mais rite iden- titaire s’il en est. Combien de jeunes garçons passent par la case de la première ivresse pour cheminer ensuite sur le terrain de l’amitié avec ses moments de vérité, où l’on se dit tout, où l’on découvre que tout est possible, où l’on se voit enfin tel que l’on s’est rêvé? À rebours de toutes les dérives dont on nous rabâche les oreilles, l’ivresse provoque infiniment plus de rires que de pleurs, elle est à l’origine d’un nombre considérable d’orgasmes tant mas- culins que féminins, et donc probablement un facteur sous-estimé de la natalité française. On dit notre pays plutôt bien placé dans la hiérarchie démographique européenne, serait-ce parce que les Français sont plus souvent saouls que les autres ?
French touch
Il est vrai que la soulographie à la française véhicule son propre antidote. Elle reste encroûtée dans les valeurs de notre soi-disant terroir avec son cortège de flonflons aux relents rancistes. Quelques ignobles du vignoble voient le pinard comme une sorte de soupe au cochon géante. Un élixir anti-immigré. D’ailleurs, à propos de cochon, si les femmes boivent moins que les hommes c’est parce que, contrairement à la chanson, elles veulent échapper au mythe de Circé, qui transforma en verrat les compagnons d’Ulysse. Or les individus de sexe mâle sacrifiant immodérément aux rites de Bacchus dans un certain nombre de manifestations du type 3e mi-temps, bal du 14 Juillet ou matches de foot télévisé s’en rapprochent sensiblement… Si l’on veut pouvoir défendre les mérites de l’ivresse alcoolisée de manière décente, il est impératif de rompre avec la rhétorique qui veut que toute réglementation de la consommation de vin soit un attentat anti-français. Messieurs les pinardiers feraient mieux de rejoindre leurs petits camarades, les fumeurs de pétard, en défendant le droit à être défoncé tout en réduisant les risques, plutôt que de se cacher derrière leur feuille de vigne patriotique.
Le pavot, la vigne et le coca
C’est du reste tout le problème stratégique qui se pose à nous autres les défenseurs de ceux qui en prennent. D’un côté, des drogués légaux qui font semblant de n’être que dans la Kultur Nazionale, de l’autre les drogués hors la loi qui restent obnubilés par les effets euphorisants en oubliant que la culture est un auxiliaire de jouissance. D’un côté, une drogue majoritaire qui se ringardise parce qu’une partie des valeurs culturelles qu’elle trimballe sont machistes et réactionnaires, de l’autre des drogues minoritaires beaucoup plus in mais coupées de ce qui fait civilisation, et notamment des techniques de modération. Conséquences: les troupes sont divisées, les combats fratricides, les pinardiers sont ulcérés d’être assimilés à des toxicomanes et les cannabiculteurs sont très souvent alcoolophobiques. Pourtant, amis de la modification de conscience, réfléchissez ensemble à cette constatation: tous les régimes répressifs de la terre ont à un moment ou l’autre une croisade à mener, une croisade contre le pavot, la vigne ou le coca.
Non, l’ivresse ne doit plus servir de bouc émissaire à nos angoisses métaphysiques. Orphelin de religion, nous vouons un véritable culte à une forme caricaturale d’hygiénisme qui prend allégrement le relais de la pudibonderie de nos aïeux. C’est la revanche des buveurs d’eau, des petits apothicaires de province rencontrés dans la Comédie humaine ou chez les Rougon-Macquart. Haro sur les chevaliers de la picole, sus aux nostalgiques du Picon-bière, à bas les amoureux du blanc-cass’. C’est peut-être pour cette raison que les Français sont tellement pessimistes, l’ivresse coupable n’est pas propice à refaire le monde.