Comme les fantômes de la Tour de Londres, le spectre de la loi du 31 décembre 1970 hante le droit de la drogue. Le juriste le sait, la loi du 31 décembre 1970 a été abrogée au tournant du XXIe siècle par l’ordonnance du 15 juin 2000 créant le nouveau code de la santé publique1Ord. No 2000-548, 15 juin 2020, NOR : MESX0000036R, art.4. Fait rare, elle a symboliquement survécu à cette abrogation. Elle s’est transformée et appauvrie. Le soin qui était au cœur du dispositif, avec les principes d’anonymat et de gratuité, a progressivement cédé la place à la répression. La pénalisation de l’usage simple conçue comme une incitation au soin dans l’esprit de la théorie de la Défense sociale nouvelle du professeur Marc Ancel2Marc Ancel, La Défense sociale nouvelle, Paris, Éditions Cujas, 1954 est devenue une finalité à part entière et les soignants voient leur champ d’intervention se rétrécir aux usages problématiques, opiacés, cocaïne, crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. et poly-consommations.
Le soin a perdu la partie
Il faudrait s’interroger sur les raisons pour lesquelles le soin a perdu la partie, peut-être tout simplement parce que la majorité des usagers n’en avait pas besoin, peut- être parce qu’il était peu adapté à l’évolution des comportements addictifs, peut-être aussi parce qu’il ne répondait pas à la demande de contrôle social. La loi du 31 décembre 1970 avait pour ambition la «lutte contre les fléaux sociaux». Il ne s’agissait pas de protéger les usagers, mais de protéger la société contre une pratique assimilée à une pandémie. Aujourd’hui c’est la «lutte contre les nuisances publiques» qui prévaut. Plus personne ne prétend éradiquer l’usage de drogue. Au contraire, le concept «d’addiction» se substituant à celui de «toxicomanie», le champ des dépendances s’étend aux addictions sans substances, jeux, sexe, écrans. Reste les troubles à l’ordre public que cet usage peut engendrer. L’archétype de l’usager «malade» soumis au trafiquant « délinquant » autour duquel le législateur avait construit la loi du 31 décembre 1970 a éclaté en de multiples figures. Il y a l’usager-délinquant qui travaille dans une entreprise de transport ou sur un poste à risque dans toute entreprise, l’usager-délinquant dépositaire de l’autorité publique ou chargé d’une mission de service public, l’usager-délinquant qui est dépisté positif au volant, celui qui cause des violences sous l’emprise manifeste des stupéfiants avec un chien dangereux, celui qui détient ou, pire encore, cultive le cannabis qu’il consomme. Pas d’injonction thérapeutique pour ces usagers-délinquants, mais, en théorie, des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans, voire vingt ans, et des amendes qui peuvent atteindre 7,5 millions d’euros au lieu d’un an et 3750 euros d’amende pour l’usage simple3Art. L.3421-1 C. sant. pub., art. 221-6-2, 222-19-2, 222-20-2, 222-35 et 222-37 C. pén., L.235-1 C. route.
La répression gagne
Depuis cinquante ans, tous les sept mois en moyenne, le législateur modifie le droit de la drogue pour renforcer la répression ; sans succès. La répression de l’usage sous ces différentes formes est devenue la troisième cause de condamnation, toutes infractions confondues, après les délits routiers et les vols et recels, devant les violences volontaires. Pourtant, même en tournant à plein régime, la machine judiciaire n’a pas d’effet dissuasif sur les consommations, en particulier sur les consommations de cannabis.
Le législateur aurait pu, aurait dû, en tirer les conséquences. Il aurait dû chasser le fantôme de la loi du 31 décembre 1970 en légalisant les consommations et en accompagnant les usagers problématiques. Il a préféré s’abandonner à ce fantôme en créant l’amende forfaitaire délictuelle. L’usage de stupéfiants reste un délit, un délit automatique, sans jugement, constaté par les forces de police, bientôt, peut-être, par les policiers municipaux si le projet de loi Sécurité globale est adopté4Art. L.3421-1, al.3, C. sant. pub. et proposition de loi Sécurité Globale, art.1er, V). Un délit puni d’une amende de 200 euros, 150 si le paiement intervient dans les 15 jours, inscrit au casier judiciaire et, pendant dix ans, au fichier du «système de contrôle automatisé»5Arr. du 14 avr. 2020 modifiant Arr. du 13 oct. 2004 portant création du système de contrôle automatisé, JO 16 avril. Un délit qui ne concerne que les usagers majeurs découverts, dans l’espace public, en possession de cannabis (jusqu’à 50 grammes), de cocaïne (jusqu’à 5 grammes) ou d’ecstasy et MDMA (jusqu’à 5 cachets ou 5 grammes en poudre). Un délit sans soin pour lequel la circulaire du garde des Sceaux, publiée cet été, recommande simplement de «distribuer aux usagers de stupéfiants à l’issue de la procédure d’amende forfaitaire, un “coupon addiction” rappelant les adresses des structures médicales et associatives proposant un accompagnement sanitaire et social»6Ministère de la Justice, Dépêche relative à la mise en œuvre de la forfaitisation du délit prévu à l’article L.3421-1 du code de la santé publique (usage de stupéfiants), 31 août 2020, 2014/F/0044/FD2.
L’amende forfaitaire, inefficace
Comme on le craignait, après deux mois d’application, tous les attributs du fantôme de la loi du 31 décembre 1970 réapparaissent, son inefficacité, son injustice, son arbitraire. Avec 17 853 infractions constatées par les services de police et de gendarmerie au mois d’octobre 2020, les statistiques montrent une augmentation de 10 à 15% des infractions d’usage constatées par rapport aux mêmes mois des années 2019 à 20177Ministère de l’Intérieur, Chiffres départementaux mensuels relatifs aux crimes et délits enregistrés par les services de police et de gendarmerie depuis janvier 1996, « état 4001 », https://data.gouv.fr. Or, 15% de sanctions en plus c’est beaucoup pour les usagers pénalisés, mais notoirement insuffisant pour faire disparaître le sentiment d’impunité que l’amende forfaitaire était censée combattre. Selon l’OFDT, il y aurait environ 900 000 usagers quotidiens de cannabis en France8OFDT, Drogues, chiffres clés 2019, juin 2019, soit plus de 300 millions d’infractions d’usage commises chaque année. En regard, avec une augmentation de 15% de la répression, le gouvernement peut espérer atteindre les 190 000 infractions constatées, soit un taux de répression qui passerait de 0,05% à 0,06%. Autant dire que l’évolution sera marginale par rapport à l’ampleur des consommations. Et ce calcul théorique ne tient pas compte du recouvrement effectif de ces amendes. Naguère, le taux de recouvrement des amendes en matière d’usage de stupéfiants était de 41% ; il sera probablement plus faible encore avec l’amende forfaitaire9Mildeca, Groupe de travail sur la réponse pénale à l’usage de stupéfiants, 2016.
Inefficace, la procédure d’amende forfaitaire apparaît aussi très arbitraire. Si le ministre de l’Intérieur a affirmé que l’amende forfaitaire délictuelle s’appliquerait «dans les quartiers de Créteil comme dans le XVIe arrondissement de Paris», les données statistiques montrent que la procédure est inégalement appliquée, renforçant encore l’arbitraire que l’on reprochait déjà à la loi du 31 décembre 1970. Banlieues et zones rurales sont les territoires où l’augmentation de la répression est la plus sensible. En données brutes, les Bouches-du-Rhône et la Seine-Saint-Denis cumulent à elles deux 35% de l’augmentation des faits constatés avec plus de 2 000 infractions supplémentaires par rapport aux années antérieures. Mais en pourcentage d’augmentation de la répression, ce sont les territoires ruraux, Nièvre, Cantal, Lot, sous com- pétence de la gendarmerie nationale qui concentrent l’augmentation des faits constatés. Globalement les infractions d’usage constatées par la gendarmerie ont augmenté de 19 à 26% par rapport aux années précédentes, quand celles constatées par les services de police n’augmentaient que de 5 à 9%.
Et la RdR ?
Devant ce nouvel échec, c’est une alternative fondée sur une légalisation contrôlée des stupéfiants et une véritable politique de réduction des risques au bénéfice des usagers qu’il faudrait mettre en place. Longtemps passager clandestin de la prohibition, la réduction des risques a finalement été consacrée par la loi du 26 janvier 201610Art. 41, loi no 2016-41, 26 janv. 2016, NOR : AFSX1418355L, JO 27 janvier. S’appuyant sur les usagers considérés comme des citoyens responsables au lieu de les combattre, cette politique a fait la preuve de son efficacité. Elle a permis de réduire les overdoses, les contaminations par le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. ou le virus de l’hépatite. Elle se heurte pourtant toujours aux mêmes réticences, aux mêmes résistances. Nonobstant leur intérêt, les salles de consommation à moindre risque sont toujours aussi peu tolérées, les usagers sous substitution stigmatisés11Ainsi, un usager sous substitution dépisté positif au volant peut se voir suspendre son permis de conduire, TA Châlons-en- Champagne, 26 mai 2020, no 1900588, AJ Pénal 2020 p.469. L’État pourrait faire beaucoup mieux et utiliser, par exemple, la récente légalisation du CBD par le juge européen pour étendre les logiques de substitution aux dérivés du cannabis12CJUE, 19 novembre 2020, aff. C-663/18. Ce serait un moyen, cette fois, de se débarrasser enfin, du spectre de la loi du 31 décembre 1970.