«Tout est bon dans le chanvre», tel est le mot d’ordre des agriculteurs creusois, venus défendre leurs espoirs de nouveaux débouchés lors d’un colloque organisé à l’Assemblée nationale en juillet 2019. À l’instigation du député agriculteur de la Creuse, Jean-Baptiste Moreau (LREM), ce colloque intitulé «Chanvre bien-être, une nouvelle filière en France» réunissait des avocats, économistes, lobbyistes, agriculteurs – utilisant la fibre et la paille de chanvre – et de nouveaux acteurs, intéressés par les usages bien-être, alimentaires et cosmétiques. À l’issue du colloque, une mission d’information commune était annoncée, avec les commissions des Affaires économiques, des Affaires sociales, des Lois, des Finances, des Affaires culturelles et éducatives et du Développement durable. Cette «mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis», officiellement lancée le 14 janvier dernier, réunit une trentaine de députés chargés d’étudier les différents usages du cannabis : thérapeutique, bien- être et récréatif. L’objectif: réfléchir sans dogmatisme aux enjeux économiques et d’aménagement du territoire liés à la constitution d’une filière française du chanvre. Stoppée net par le confinement décrété mi-mars, la mission d’information a repris ses travaux le 3 juin dernier.
Le chanvre, une tradition héritée des Gaulois
Avec 17000 hectares cultivés en 2019, la France est le leader européen du chanvre (42000 ha), qu’elle cultive depuis -270 av. J-C. En 1830, à son apogée, cette surface était de 176 000 ha, avant que la pétrochimie américaine instaure des taxes sur le chanvre. En 1960, il ne reste que 700 ha de chanvre en France. Depuis, un regain d’intérêt entraîne une multiplication des surfaces et la recherche de nouveaux marchés. Selon Interchanvre, l’interprofessionnel qui rassemble 1 500 producteurs et les transformateurs (160 emplois «non délocalisables»), la filière a investi 100 millions d’euros depuis quarante ans pour développer les débouchés dans le bâtiment, l’automobile, l’alimentation, la papeterie, la jardinerie, le textile…
Le «chanvre à usage industriel» autorisé à la production couvre toutes les matières premières issues de la tige ou des graines – fibre, chènevotte (bois ou paille du chanvre) et chènevis (graine) – avec un taux maximal de 0,2% de THC, en application du droit de l’Union européenne. Pour ces acteurs, les atouts du chanvre sont éminemment agronomiques et écologiques: un hectare planté libère autant de CO2 dans l’atmosphère qu’un hectare de forêt, la plante dépollue les sols et n’a pas besoin d’intrant phytosanitaire. Ses débouchés sont également écologiques: 1m2 de mur en béton de chanvre permet d’emmagasiner 48 kg d’équivalent CO2 sur 100 ans, il permet une isolation saine avec les laines minérales, les voitures conçues avec des matériaux biosourcés sont plus légères et émettent donc moins de CO2. Enfin les produits transformés sont compostables ou recyclables en fin de vie. La filière s’appuie sur une coopérative leader en Europe de production de semences qui maîtrise le patrimoine génétique, récemment rebaptisée Hemp’it.
Si l’interprofession se mobilise pour mettre à jour la réglementation «afin de diversifier la filière en créant un débouché supplémentaire pour les producteurs français», elle s’inquiète cependant d’une possible confusion dans les esprits. Ainsi, auditionné le 29 janvier, son président Dominique Briffaud déclarait: «Une confusion dans la perception du chanvre avec une substance psychotrope n’est pas souhaitable, car elle pourrait entraîner une fermeture de certains marchés en développement comme l’automobile, les matériaux bio-composites ou la construction». Par ailleurs, alors qu’un rayon de 10 km est imposé aux semenciers entre leurs plants de chanvre et le reste des cultures, Interchanvre estime que le cannabis devrait être cultivé sous serre, pour éviter toute contamination croisée.
Les start-uppers du chanvre
Créé en 2018, le syndicat professionnel du chanvre (SPC) en veut un peu plus. Rassemblant les secteurs du chanvre bien-être et du cannabis thérapeutique, il compte 80 membres, distributeurs pour moitié, une vingtaine d’agriculteurs et autant de transformateurs. Son objectif est de jouer l’influence pour permettre l’utilisation, la transformation et la vente des fleurs du chanvre «en conformité avec le droit européen (et donc l’extraction du CBD), de mettre en place un cadre réglementaire permettant une filière sécurisée, d’autoriser l’introduction de nouvelles variétés de chanvre inscrites au catalogue de l’Union européenne».
Aurélien Delecroix, son jeune président, a découvert les atouts de la plante par la pratique sportive: «La graine est un super produit, elle est protéinée, contient des oméga 3, du magnésium… Dans la boxe, le CBD est connu comme neuroprotecteur et aide à la récupération musculaire». En 2017, il crée Green Leaf Company, qui élabore et distribue des produits à base de chanvre (compléments alimentaires, cosmétiques…). L’année suivante, il fonde le syndicat pour porter la bonne parole d’un changement législatif qui permettrait à la filière de prendre des parts sur un marché aujourd’hui dominé par le reste du monde: «comme nous ne pouvons pas cultiver le chanvre pour sa fleur, soit nous importons, soit nous utilisons des produits à base d’huile de graines de chanvre.»
Selon le SPC, le marché français, estimé à plus de 300 millions d’euros dans les conditions réglementaires actuelles pourrait atteindre plus d’1 milliard d’euros en cas de clarification réglementaire1Selon le rapport du Brightfield Group, société d’analyse de données dédiée à l’industrie du cannabis.. À cet égard, le syndicat rappelle que la France attend la décision de la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle sur la compatibilité de la réglementation française sur le CBD avec le droit européen, moins restrictif car n’interdisant pas l’utilisation et la transformation des fleurs2Affaire dite Kanavape, société commercialisant la première cigarette électronique au cannabidiol. La cour d’appel d’Aix-en-Provence a saisi la CUEJ (C-663/18) en octobre 2018, et sa décision est très attendue par les acteurs… Sébastien Béguerie, cofondateur de Kanavape, a aussi cofondé l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine (UFCM) et participe à l’aventure de l’ISC.. Cette décision devrait être rendue en septembre. Le syndicat estime qu’il y a une «urgence concurrentielle» à faire évoluer la loi pour «limiter l’avantage donné à nos concurrents étrangers et assurer une égalité pour nos entrepreneurs et agriculteurs». Ainsi que des arguments en matière de santé publique, pour s’assurer de la sécurité des produits. Auditionné le 22 janvier, le SPC est reparti avec du travail: élaborer un plan de filière pour la mission d’information. En avril, il a rendu public un livre blanc sur le chanvre bien-être, présentant tous les enjeux de structuration de la filière. Dans la foulée, le Syndicat a initié une pétition sous forme de «manifeste pour le renouveau de la culture du chanvre», signé par 300 personnes, dont Arnaud Montebourg et Yann Arthus Bertrand. Le SPC considère que le chanvre est «une plante capable de répondre aux enjeux contemporains et une solution aux crises» qui doit avoir sa place dans les plans de relance post-Covid.
Les universitaires
C’est une initiative discrète et la première formation du genre en France : l’Institut supérieur de la cannabiculture a pour ambition de «former les professionnels et entre- preneurs de l’industrie pour développer un marché pros- père, éthique et durable». Créé par Joseph Saada, installé au Canada depuis deux ans, qui a assisté au processus de l’ouverture du marché du cannabis légal, l’institut réussit à fédérer un panel d’experts : «maîtres cultivateurs», docteur en biologie cellulaire, mais aussi avocats, entrepreneurs, etc. et de s’entourer de nombreux partenaires. L’enseignement, entièrement en ligne, se fait fort de créer des professionnels d’une industrie légale : à la fois les cultivateurs pour le module de formation cannabiculture (1489 euros) et les futurs leaders de l’industrie du cannabis, pour le module «cannabusiness» (2 489 euros). Joseph Saada explique: «Nous sommes convaincus du potentiel thérapeutique du cannabis, et nous voulons faire un acte de démocratisation de l’accès au savoir, dans le contexte de croissance économique et de l’ouverture aux patients. Notre idée, c’est de fédérer des expertises et de promouvoir un discours clair, apaisé pour un débat éclairé.» Aurélien Bernard, fondateur du magazine Newsweed, a été chargé d’un cours sur l’histoire du cannabis au cours du temps. Il précise: «les formations sur le cannabis existent depuis plusieurs années aux États-Unis et au Canada. C’est le cours de l’histoire, l’ouverture des possibilités en Europe avec son énorme marché unifié aiguise les appétits. On ne cherche pas à révolutionner l’industrie du cannabis, mais à faire intervenir les gens qui y travaillent depuis longtemps». Les formations ont débuté en octobre dernier avec une trentaine d’étudiants.