Analyse de drogues : du transfert du programme XBT de Médecins du monde à la construction d’un réseau national

Depuis la loi de santé de 2016, l’analyse de drogues est reconnue comme une mission de réduction des risques pour les personnes qui consomment des substances psychoactives, ouvrant la voie au désengagement de Médecins du monde et à l’autonomisation du dispositif au sein d’un réseau national.

Une version digest de cet article paraîtra prochainement dans le numéro 95 de notre revue Swaps.

En France, l’analyse de drogues dans une approche de réduction des risques existe depuis plus de vingt ans. Dès la fin des années 1990, diverses associations et ONG ont recours au « testing »1Tests réactifs colorimétriques permettant uniquement d’affirmer l’absence d’une substance et d’en présumer la présence. Cet outil ne permet pas de statuer sur la composition des mélanges. lors d’interventions en milieux festifs. Pour Médecins du monde, deux constats sont à l’origine du recours à cet outil : les personnes consommatrices de substances psychoactives se préoccupaient de la composition de leurs produits et les effets qu’elles ressentaient ne correspondaient pas toujours aux effets attendus2Source : Médecins du monde, Référentiel éducatif pour l’analyse de drogues comme outil de réduction des risques, Nov. 2019, disponible sur www.medecinsdumonde.org. Les intervenants observaient également le développement d’un savoir expérientiel parmi les personnes consommatrices, via la diffusion d’informations sur la composition des produits, sur les pratiques et sur les risques associés, et le souhait exprimé par certaines d’entre elles de connaître la composition des produits. Médecins du monde a ainsi souhaité accompagner cette démarche en créant, en 1999, une mission d’appui technique, appelée mission XBT3XBT signifie « xénobiotique », substance présente dans l’organisme vivant mais qui lui est étrangère et qui n’est pas apportée par son alimentation naturelle., pour coordonner et soutenir ses équipes de bénévoles dans la pratique d’analyse de drogues, en l’absence de cadre légal encadrant cette pratique. 

Analyse de produits comme outil de RDR :
La mission XBT de Médecins du monde et son réseau de partenaires en 2020.
Source: MdM

Cette même année, l’analyse de drogues connaît une institutionnalisation partielle à travers la création du système d’identification national des toxiques et substances (SINTES), outil de veille sanitaire mis en place par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Il vise notamment à documenter la composition des produits nouveaux en circulation ou ayant entraîné des effets indésirables, à partir des résultats de l’analyse des saisies effectuées par les services répressifs d’une part et des collectes de produits réalisées par des acteurs socio-sanitaires directement auprès des usagers d’autre part. Ce dispositif permet en outre de documenter le contexte de consommation de chaque échantillon, via un questionnaire de collecte portant sur le produit (prix, provenance, forme), sur l’usager (âge, sexe) et sur son usage (produits consommés en association, effets ressentis et/ou indésirables, voie d’administration, fréquence). Les produits sont analysés par un réseau de laboratoires partenaires utilisant des techniques analytiques de haute performance.

À partir des années 2000, le programme XBT développe, en complément du «testing», une méthode d’analyse qualitative déjà éprouvée en toxicologie hospitalière : la chromatographie sur couche mince (CCM). Cette technique permet de séparer et de détecter les différents produits pharmacologiquement actifs dans l’échantillon analysé, et de les identifier par comparaison avec des substances témoin. L’objectif est d’informer l’usager le plus précisément possible sur la composition de son échantillon, pour lui permettre de faire un choix éclairé. Le choix de la technique CCM est guidé par le rapport entre le coût (investissement initial et coût à l’utilisation), la mobilité et les performances de la méthode vis-à-vis de l’objectif du programme. Les autres méthodes sont soit beaucoup plus chères (chromatographie liquide à haute performance dite « HPLC »), soit non séparatives et moins sensibles (tests colorimétriques, spectrométrie infrarouge). Lorsqu’un produit détecté n’est pas identifié par CCM (produit atypique/nouveau), l’échantillon peut être envoyé au dispositif SINTES, rendant alors l’analyse complète pour l’usager et matérialisant l’existence d’un dispositif global : l’une de réduction des risques et l’autre de veille sanitaire.

Notamment par crainte d’un défaut de fiabilité du « testing » concernant les mélanges de substances et l’arrivée des nouvelles drogues de synthèse, le décret n° 2005-347 du 14 avril 2005 approuvant le référentiel national des actions de réduction des risques interdit aux intervenant.e.s de réduction des risques l’utilisation de cet outil. Cette interdiction est alors dénoncée par les associations de réduction des risques, dont Médecins du monde, qui décide de promouvoir d’autant plus la CCM sur le terrain, en milieux festifs et en milieu urbain, notamment par des permanences hebdomadaires dans ses locaux parisiens. 

À partir des années 2010, Csapa, Caarud4Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie et Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues.et associations de réduction des risques intervenant en milieux festifs se mobilisent pour diffuser l’analyse de drogues par CCM via des partenariats avec Médecins du Monde, à qui ils envoient leurs échantillons à analyser. Les équipes sont formées aux entretiens de réduction des risques associés à l’analyse de drogues.

Progressivement, des structures telles que SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Paroles à Colombes ou l’APLEAT-ACEP à Orléans, s’équipent de laboratoires. Accompagnés techniquement par le programme XBT, ils prennent en charge l’analyse des échantillons collectés dans leurs régions et continuent de développer de nouveaux partenariats au niveau local. L’ensemble des résultats d’analyse et autres données du programme sont partagés au sein d’un logiciel commun sur lequel repose le dispositif, et les structures impliquées se rencontrent lors d’une journée d’échange annuelle organisée par Médecins du monde : c’est le début d’un fonctionnement en réseau pour XBT.

Du côté du champ des addictions, le paysage associatif évolue en 2011, avec la création de la Fédération Addiction. Cette fédération de professionnels en addictologie apparaît suite à la fusion de l’Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (Anitéa), et de la Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie (F3a). À partir de 2014, l’association est interpelée par un certain nombre de ses structures adhérentes, impliquées dans le réseau XBT ou souhaitant en faire partie, pour œuvrer à la reconnaissance légale de l’analyse de drogues. L’examen du projet de loi de modernisation de notre système de santé courant 2015 est l’occasion d’un plaidoyer interassociatif concernant la réduction des risques et notamment l’analyse de drogues ; plusieurs amendements sont déposés. Le 26 janvier 2016, la loi de santé est votée et inscrit juridiquement l’analyse de drogues comme une mission de réduction des risques5Article L3411-8 alinéa 5 du code de la Santé publique..

À la suite de cette reconnaissance légale, Médecins du monde décide de transférer la compétence développée dans le cadre du réseau XBT pour qu’elle s’intègre pleinement dans les missions de droit commun des structures spécialisées et de leurs partenaires du festif. L’objectif du transfert est double : d’un côté, équiper chaque région d’un laboratoire d’analyse autonome pour assurer des actions de proximité envers les usager.e.s ; de l’autre identifier et accompagner une structure du champ de la réduction de risques souhaitant prendre la suite de l’animation et de la coordination du réseau au niveau national, jusqu’à ce que celui-ci soit autonome. Ce modèle de proximité coordonné sur les plans régional et national semble rare, voire unique au monde, c’est l’une des spécificités de ce dispositif. 

En 2018, Médecins du monde lance le développement de deux référentiels, l’un technique et l’autre éducatif, visant à capitaliser l’expérience acquise dans la perspective du transfert. Ces documents, qui décrivent les pratiques développées par le réseau, sont finalisés et publiés fin 2019 avec le soutien financier du ministère des Solidarités et de la Santé. En parallèle, les méthodes d’analyse par CCM du réseau sont évaluées par le laboratoire de toxicologie de l’Université de Lille, permettant de définir des limites de l’outil et d’aboutir à la recommandation de mesures à mettre en place pour homogénéiser et respecter les « bonnes pratiques de laboratoire » (BPL)6MdM, Référentiel technique pour l’analyse de drogues comme outil de réduction des risques (ibid) pp. 25-46.. Le réseau se développe, multiplie les partenariats et modalités de fonctionnement : collectes en Caarud pour envoi au laboratoire le plus proche, interventions mobiles avec analyse sur place (en rue, lors de permanences, en festif commercial comme en free party)… et les usager.e.s s’en saisissent. Le nombre d’analyses est croissant : près de 4 000 depuis 2017 dont la moitié en 2018 et 2019. Par ailleurs, le projet européen TEDI7Le projet transeuropéen d’information sur les drogues (TEDI) est un réseau de services européens d’analyse des drogues à destination des usager.e.s, qui partagent leur expertise et leurs données au sein d’un système européen de veille et d’information. Source : http://www.safernightlife.org/tedi sollicite Médecins du monde qui partage alors les réflexions, modalités de déploiement et données du réseau au niveau européen.

À la même époque, des structures de terrain, certaines, membres de XBT, d’autres, intéressées par l’analyse de drogues, souhaitent avoir un espace de travail conjoint pour partager leurs leviers, freins, éléments de structuration. Cette dynamique s’engage avec le soutien de la Fédération Addiction qui ouvre un espace de travail réunissant des acteurs, adhérents ou non de son association. Face à cette demande du terrain et fort de l’histoire d’XBT, ce groupe de travail se donne pour objectifs, sur une période de 18 mois, de dessiner la structuration du nouveau réseau et de développer les outils nécessaires à son fonctionnement. 

Début 2020, le travail a avancé : rédaction d’une charte du réseau, réflexions sur les modalités de fonctionnement et sur l’accompagnement technique des laboratoires d’analyse, développement d’une nouvelle base de données commune. Il soulève deux points d’intérêt majeurs :

– Le manque de directives claires de la part des pouvoirs publics (ministère des Solidarités et de la Santé et Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) et les difficultés qui en résultent à mobiliser les agences régionales de santé concernant le financement et la structuration du dispositif. En effet, plus de quatre ans après la reconnaissance législative de l’analyse des drogues comme outil de réduction des risques, aucune recommandation nationale n’a été émise, laissant le champ libre à la création de disparités régionales prononcées quant à l’accès à l’analyse de drogues, et fragilisant les structures porteuses de laboratoire dans les régions où les autorités locales ne soutiennent pas à ce jour le dispositif. Toutefois, la Direction générale de la santé a commandé en 2019 au laboratoire de recherche Sciences économiques et sociales de la santé & traitement de l’information médicale (Sesstim) un état des lieux de l’analyse des drogues en France, qui devrait permettre aux pouvoirs publics de préciser les orientations de mise en œuvre du dispositif, au niveau national.

L’arrivée ces dernières années de nouvelles possibilités techniques pour l’analyse de drogues et la volonté de certains partenaires de développer de nouvelles approches sont venues soulever de nouvelles questions : quelle est la place de la spectrométrie infrarouge (d’apparence rapide et simple) ? Comment développer l’analyse quantitative ? Faut-il dématérialiser les entretiens de collecte et de rendu de résultats ? Quelle est la place des projets d’analyse communautaires s’appuyant sur des pairs non formés en chimie analytique ? Quel type de contrôle-qualité mettre en place ?

La capacité à réunir l’ensemble des acteurs qui le souhaitent, à inscrire les nouvelles approches dans une dynamique collective, structurée, garante d’une qualité des pratiques et respectueuse du principe de subsidiarité favorisant l’intelligence du terrain et la proximité auprès des usager.e.s, sont les premiers défis à relever pour le réseau national d’analyse de drogues. Ceci, à l’heure où le contenu des drogues est sans cesse en évolution et où le marché des drogues est complexe à appréhender. S’il y parvient, ce réseau pourra alors peser de tout son poids collégial auprès des pouvoirs publics, pour soutenir les structures déjà impliquées, élargir et faciliter l’accès au dispositif à l’ensemble des personnes consommatrices.

Si vous souhaitez rejoindre le réseau : celine.grillon@medecinsdumonde.net ; m.gaubert@federationaddiction.fr.

Relecteurs

Margot Andriantseheno, Aides 
Yaëlle Dauriol, Caarud Aulnay, Aurore 93
Nicolas Ducournau, Jean Suss, Ithaque
Gilles Foucaud, Caarud Axess, Groupe SOS 
Georges Joselon, Spiritek
Gabriel Gourcerol, Gabriel Lefèvre, Keep Smiling 
Anne-Christine Moreau, Csapa/Caarud APLEAT-ACEP
Liselotte Pochard, Bus 31/32
Camille Ponté, Caarud Intermède, Association régionale Clémence Isaure
Brigitte Reiller, Caarud Planterose, CEID addictions
Manon Villot-Kadri, Médecins du monde