Visant une meilleure prise en charge de la douleur, la France, comme tous les pays développés, a vu depuis le début du siècle augmenter la prescription des antalgiques opioïdes notamment par le biais des nouvelles molécules synthétiques, tramadol, oxycodone et fentanyl1ANSM. État des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et leurs usages problématiques. Février 2019. Saint-Denis: Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ; 2019. Cet élargissement des prescriptions s’est accompagné d’un accroissement des signaux d’usages à risques (autogestion des traitements, source d’abus, recherche d’autres effets qu’antalgiques…) se traduisant par des décès par surdose (certains volontaires) et la survenue de dépendances. À partir de 2015, ces dernières sont devenues plus visibles, lorsque des patients aux profils inhabituels ont été adressés plus régulièrement au dispositif de prise en charge spécialisée pour les usagers de drogues en vue d’une thérapeutique substitutive2Cadet-Taïrou A, Brisacier A-C, Martinez M. Opioïdes: Nouveaux produits et nouvelles tendances d’usage en France, Alcoologie et addictologie, à paraître, 2019. Rien cependant, de comparable avec la situation américaine. Avec, en 2017, 442 décès liés aux opioïdes recensés et documentés2 (337 surdoses et 105 décès par antalgiques hors contexte d’addiction), la France reste très éloignée des États-Unis, même si ces données sont sous-estimées (de 30% selon Janssen3Janssen E, Palle C, Les surdoses mortelles par usage de substances psychoactives en France. Tendances. OFDT ; 2010 ; (70).). Ce qui est aussi le cas de l’Europe, avec 9400 surdoses en 2017 (tous produits, en incluant la Norvège et la Turquie)4EMCDDA, Drug-related deaths and mortality in Europe, Update from the EMCDDA expert network, rapid communication, p. 26, 2019.
Pourquoi la France est-elle épargnée? D’abord, malgré les imperfections du système, le dispositif de soins y est infiniment moins libéral et plus régulé qu’aux États-Unis. Les médecins ne font pas de profit sur les médicaments qu’ils prescrivent, la communication des laboratoires est relativement encadrée, aucune publicité ne peut s’adresser aux patients, etc. Par ailleurs, le système est coordonné: les évolutions de prescription peuvent être suivies dans une base unique, les signaux d’abus, dépendance ou détournement des médicaments antalgiques font l’objet d’une veille de la part de l’Agence nationale du médicament et des produits de santé et de son réseau depuis 2011. Ce suivi a montré un élargissement des indications pour les opioïdes forts, dont les professionnels discutent la pertinence, mais aussi, pour les opioïdes plus courants (tramadol), un accompagnement du patient (information, quantités prescrites, gestion des durées…) à améliorer. L’alerte américaine a, en quelques sorte, permis une mobilisation précoce qui devrait limiter les effets négatifs accompagnant la meilleure accessibilité des traitements antalgiques.
Du côté des usagers de drogues consommateurs d’opioïdes, ces nouvelles molécules conservent pour le moment une place relativement marginale dans les consommations, même si un marché noir de tramadol est apparu ici ou là et que les détournements des patchs de fentanyl font l’objet de signalements croissants. Les usagers restent tournés vers les opioïdes «classiques» qu’ils maîtrisent: médicaments de substitution, relativement accessibles en France, héroïne et Skenan, ce que reflètent les responsabilités de chaque produit dans les surdoses: la méthadone (37% en 2017) et l’héroïne (25%) sont à l’origine de la majorité des surdoses, leur part respective évoluant chacune l’une en miroir de l’autre5CEIP-A Grenoble. DRAMES (Décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances). Principaux résultats de l’enquête 2017. Saint-Denis: ANSM ; 2019.; Brisacier A-C, Palle C, Mallaret M. Décès directement liés aux drogues. Évaluation de leur nombre en France et évolutions récentes. Tendances. OFDT ; 2019 ; (133).. Les Français font également preuve d’une grande méfiance vis-à-vis des opioïdes de synthèse vendus sur Internet, dérivés du fentanyl ou autres, mais aussi du fentanyl vendu hors circuit pharmaceutique, jugés trop dangereux compte tenu de dosages trop délicats à manier et sans véritable intérêt en termes d’effets6Martinez M. Synthèse des informations sur le fentanyl, les fentanyloïdes et les NPS opioïdes collectées sur Internet. Paris:OFDT, à paraître, 2019..
Probablement pas de risque de crise opioïde à l’américaine, donc. En revanche, la survenue d’accidents aigus éventuellement groupés, résultant d’une erreur de dealer (vente d’un produit pour un autre, coupage malheureux…) ou encore d’expérimentations inconsidérées de néophytes est toujours possible, justifiant de faciliter l’accès à l’information et à la réduction des risques.