Nous sommes à une période charnière. Un mouvement mondial qui vient des Amériques bouleverse le statu quo de la prohibition. Après l’Uruguay, quatre États américains ont légalisé, ainsi que la Californie en novembre dernier, dont l’influence est majeure aux États-Unis et dans le monde entier. La Californie avait été le premier État à autoriser le cannabis thérapeutique, aujourd’hui ce sont 23 États américains qui l’ont suivi. Mais aussi le Canada, l’Australie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Espagne et d’autres, mais pas la France.
Depuis cent ans, ce sont les États-Unis qui portent la prohibition et les conventions internationales, c’est le seul pays qui a fait de la question des drogues une priorité de la politique étrangère. Ils ne vont pas pouvoir continuer à soutenir un système qui sera appliqué dans le monde entier, sauf aux États-Unis.
L’UNGASS (session spéciale des Nations unies) de mai 2016 a marqué un changement de ton: priorité à la prévention et aux soins, la lutte contre le trafic n’implique pas qu’on emprisonne les consommateurs ou qu’on les tue, comme ça se passe en ce moment aux Philippines de manière dramatique. Pour l’UNGASS 2016, pas question pour le moment de régulation contrôlée. C’était sans doute trop tôt!
Et pourtant, la légalisation du cannabis apparaît inéluctable! La question n’est pas de savoir si elle se fera, mais de savoir quand elle se fera et surtout comment elle se fera.
Et c’est pourquoi nous sommes là! Il ne s’agit pas simplement d’ouvrir encore un débat, il s’agit d’ouvrir un chantier, et c’est un chantier difficile. Le Cnam, qui forme des ingénieurs, peut apporter sa contribution pour ce chantier. Il s’agit de construire un nouveau modèle pour sécuriser l’usage récréatif aujourd’hui si répandu, en prévenant les risques associés à l’usage et surtout à l’usage abusif, d’offrir les réponses médicales ou sociales adaptées et de réduire les graves problèmes de sécurité publique générés par le plus important marché illégal dans ce pays, source de violence, de corruption, et de dépenses inutiles. Nous avons besoin de la mise en commun des savoirs, des expertises, des médecins, des policiers, des magistrats, des économistes, pour construire un nouveau modèle avec la société civile.
Nous avons besoin de savoir comment ça se passe dans les États qui ont légalisé, c’est pourquoi nous avons invité Ethan Nadelmann, Serge Brochu et David Weinberger.
Mais ne nous faisons pas d’illusions, le chemin sera encore long et difficile. Nous avons besoin d’être tenaces, solides sur les bases scientifiques et courageux. On entend encore une majorité de personnes dire: «mais c’est mauvais le cannabis, surtout pour les jeunes, il ne faut surtout pas l’autoriser!» C’est un faux débat: le cannabis est là, c’est une réalité, selon le slogan de la campagne que j’avais lancée en 2004. Il est là, il est disponible, une majorité de jeunes l’ont au moins expérimenté. On ne peut pas imaginer un plus mauvais système que de confier la distribution à des réseaux mafieux et de laisser infiltrer les quartiers, déjà les plus en difficulté, par un trafic de fourmis omniprésent. Un des objectifs sera justement de limiter l’accès des plus jeunes et c’est sur cette question que les modèles seront jugés et adaptés. Il faudra aussi des campagnes d’information et de prévention. Les seules campagnes de prévention en France datent de 2004/2006, dix ans! Rien depuis. Ces campagnes ont eu pour effet de modifier les représentations du cannabis qui n’est pas un produit anodin, surtout quand il est consommé de manière intensive et chez les plus jeunes.
Si la prohibition est un frein à la prévention pour les usages festifs, elle l’est aussi pour le cannabis thérapeutique. Il est vrai que les médecins français ne s’y intéressent pas, un peu comme si le caractère illégal du cannabis le rendait indigne d’intérêt thérapeutique. Il est vrai que, dans les conventions, le cannabis et sa résine sont inscrits dans les tableaux 1 et 4 des stupéfiants, le tableau 4 regroupant les stupéfiants n’ayant pas d’intérêt thérapeutique. La dernière revue générale du cannabis par l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) date de 1935! Il serait temps pour l’OMS de lancer un nouveau chantier à la lumière des travaux scientifiques récents. Les politiques dans leur majorité (à l’exception des écologistes) ont peur de parler de dépénalisation ou de légalisation. Ils pensent qu’il n’y a que des coups à prendre. Je crois qu’ils ont tort. Le sondage que nous avons fait réaliser pour cette conférence sur l’opinion des Français le prouve (cf. p. 5).
Et cela, avant tout vrai débat national. C’est un argument de poids pour ouvrir le chantier! L’objectif de cette rencontre est de donner des pistes, de casser les idées fausses, de répondre aux questions concrètes de ce qui changerait si on légalisait, pour la prévention, pour la police et la justice et pour l’économie, qui va si mal, sauf pour les trafiquants…
Glossaire
Dépénalisation
C’est le fait d’abolir les sanctions pénales pour certains actes. Dépénaliser le cannabis revient à ne plus soumettre à des sanctions pénales le fait de consommer, tout en maintenant un dispositif pénal pour la vente et le trafic.
Contraventionnalisation
C’est une forme de dépénalisation, car elle consiste à transformer la peine, auparavant liée à un délit, en une contravention. En France, des projets de contraventionnalisation du cannabis ont été proposés en 2003, et de nouveau en 2015 par des sénateurs de droite, mais n’ont pas abouti. En Suisse, la consommation de cannabis donne lieu à une amende de 100CHF (90€) depuis octobre 2013, sous réserve que la personne concernée soit âgée d’au moins 18 ans et qu’elle ne soit pas en possession de plus de 10 g de cannabis.
Légalisation
Elle consiste à rendre légaux la possession, l’usage et la vente de cannabis. Le processus de légalisation du cannabis est en marche dans de nombreux pays: l’Uruguay est devenu le premier pays à légaliser la production et la vente en 2013, aux États-Unis, le Colorado et l’État de Washington ont dépénalisé en septembre 2012, suivis en 2015 par l’Alaska, le district de Columbia, l’Oregon et, en 2016, par le Nevada, le Massachusetts, le Maine et, fait majeur, la Californie. Le cannabis à usage thérapeutique est également autorisé dans 24 États. La Global Commission on Drug Policy plaide depuis 2011 pour «une régulation légale des drogues, de manière à réduire le pouvoir du crime organisé et à protéger la santé et la sécurité des citoyens».