Des usagers marqués par la précarité Dans les dispositifs de réduction des risques (RdR) situés majoritairement dans les villes petites et moyennes de la métropole toulousaine, les profils des personnes reçues ne sont pas différents de ceux observés à Toulouse. Les personnes appartiennent en effet largement au monde des usagers précaires1Les populations «précaires» sont définies ainsi par TREND: «Ce sont les populations les plus décrites, car les plus observées depuis le
début des investigations TREND. Jeunes ou plus âgées, ces populations n’ont parfois aucun accès aux dispositifs de prise en charge du droit commun, et s’inscrivent parfois dans un lien fragile avec les dispositifs spécialisés ou la médecine générale. Souvent, elles utilisent les MSO dans de multiples fonctions. La précarité ou la grande précarité, même pour des jeunes gens, surdétermine ici la problématique de toxicomanie. Il est important de souligner que plusieurs typologies de populations sont repérées par les observateurs depuis plusieurs années».. Ainsi, à l’image de ce qui est observé dans l’ensemble des Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) de France, les hommes de plus 35 ans sont les plus représentés2Les différentes Ena-CAARUD de 2010 et 2012 réalisées par l’OFDT.. Toutefois, à la différence des structures toulousaines, les jeunes de moins de 25 ans semblent être moins nombreux. Ces personnes peuvent être natives du lieu, venir de Toulouse ou d’ailleurs et s’installer dans la région pour différentes raisons. Selonlesterritoires,l’appréciationdel’importance des populations en provenance de la métropole diverge. Ainsi, pour une part des acteurs de la RdR, la quasi-totalité des personnes reçues sont des «locaux». à l’inverse, d’autres acteurs indiquent qu’une part importante des populations rencontrées proviennent des migrations de la ville vers le rural. Pour les populations les plus fragiles, il apparaît que la difficulté de l’accès à l’hébergement et au logement à Toulouse est le principal motif de la migration en direction des zones rurales. Pour cet acteur du Lot: «Par le biais de l’hébergement d’urgence, du 115, ils vont trouver un point d’appui, ils vont commencer quelque chose et ils vont essayer de faire quelque chose. Il y en a qui viennent de Toulouse, pas d’autres villes. Ils savent qu’à Toulouse, c’est complètement bloqué, que le 115 ne marche plus». Pour ces personnes, qu’elles soient dans une logique de «mise au vert» ou de recherche de solution d’hébergement, vivre en zone rurale peut être perçu comme une solution momentanée ou durable. L’illustration de cette professionnelle de CAARUD est évidente: «avec un RSA, on ne peut que mieux vivre en Ariège qu’à Toulouse».
Des populations «cachées»
Dans le cadre des investigations auprès des CAARUD, il est rapidement apparu cependant que les populations précaires majoritairement décrites par les acteurs ne constituent pas les seuls profils d’usagers de drogues dans le monde périurbain et rural. Les populations insérées3Les populations «insérées» sont définies dans cette note selon la définition TREND suivante: «Repérés principalement par les CSAPA, mais aussi par la réduction des risques, particulièrement sur la question de l’échange de matériels stériles, les “insérés” constituent une catégorie large où la demande de prise en charge est centrée sur la question des psychotropes. Souvent en demande de substitution aux opiacés, ils peuvent aussi faire des démarches desoinssurlaquestiondelacocaïne et/ou du cannabis. Souvent “polyusagers” de psychotropes (alcool, cannabis, cocaïne et/ou héroïne), leur problématique renvoie à des usages récurrents, puis réguliers, voire compulsifs, ayant des conséquences sur leur santé et/ou leur vie sociale». sont aussi concernées par les usages de drogues, même si elles restent en dehors des dispositifs de prise en charge et de RdR. Ainsi les enquêtes ethnographiques ont mis en évidence qu’un certain nombre de personnes ne souhaitent pas se rendre au CAARUD local. Deux arguments sont avancés: les personnes ne souhaitent pas porter le stigmate du «toxicomane», ou elles considèrent que les populations reçues portent tellement ce stigmate que c’est un frein à leur venue. Pour cet informateur, «il y a des personnes qui n’iront jamais dans un CAARUD, ce n’est pas leur question, d’autant qu’ils ne se considèrent pas appartenir à la population de la zone». D’ailleurs, le «succès» des programmes d’échanges de seringues en pharmacie ces deux dernières années corrobore cela4Programme d’échange de seringues en pharmacie porté par la délégation de Midi-Pyrénées de la Fédération Addiction et réunissant huit CAARUD de Midi-Pyrénées.. S’il est difficile d’évaluer la dimension de l’usage de drogue parmi les populations insérées, les entretiens menés auprès des professionnels de la RdR ont permis la mise en évidence du phénomène. En se centrant sur les seuls usagers de drogues par voie injectable (UDVI), le témoignage de cette intervenante en CAARUD est significatif: «sur Caux (ville de 6 000 habitants), l’an passé on a récupéré 3 000 seringues. Et avec des personnes qui ne vivent pas dans la rue. On se rend compte qu’à partir du moment où tu rencontres une personne, tu rencontres tout un réseau (…) on est deux, on est quatre, on est six, on est huit, etc.».
Au final, si les éléments de preuves ne sont pas aussi nombreux et détaillés que pour les populations les plus précaires, de multiples signaux indiquent que, comme dans les grands centres urbains, les populations insérées sont concernées par les usages de drogues, allant du simple usage de cannabis à l’usage par voie intraveineuse. Si les profils ne sont pas spécifiques, les usages sont toutefois fortement conditionnés par une disponibilité et une accessibilité qui restent particulières aux territoires investigués.
Accéder aux drogues en zones rurales
Contrairement à une idée reçue, la disponibilité des drogues dans les zones périurbaines et rurales est réelle. Tous les observateurs le constatent, même si, selon les périodes et les lieux, les produits ne sont pas tous disponibles. Les modalités pour accéder aux substances psychoactives sont assez différentes de celles observées à Toulouse. Selon les lieux et la nature des produits, certaines drogues sont plus accessibles que d’autres, médicaments de substitution aux opiacés (MSO) compris.
Pour cette enquêtrice ethnographique, «concernant les produits, ils (les usagers) sont très dépendants des produits qu’ils trouvent sur le territoire. Ils vont renoncer à leur produit de prédilection pour prendre le produit qui est sur le territoire. Les usagers peuvent aller chercher leur produit à Toulouse, mais on a aussi des usagers qui disent qu’ils prennent le produit qui est présent sur le territoire, quel qu’il soit».
Si la dimension d’une métropole donne plus de possibilités aux usagers en termes d’accès, les zones rurales sont également concernées par le trafic de drogues, parfois autour d’usagers-revendeurs, parfois de manière plus structurée. Les services de respect et d’application de la loi ne repèrent pas d’organisations très développées, même si, récemment, des liens directs avec des lieux de vente toulousains connus sont décrits.
L’accès aux drogues, dans les métropoles comme dans les zones rurales, est fortement conditionné par les réseaux de socialisation des usagers. La différence tenant au fait que, dans les campagnes, les consommateurs en sont plus dépendants compte tenu de la moindre structuration de l’offre. Ainsi, à Toulouse, les lieux de vente dans l’espace public, de cocaïne et de MSO en particulier, donnent la possibilité aux usagers les plus précaires d’accéder à des «drogues». Néanmoins, cette complexité plus grande dans l’accès aux produits n’est pas synonyme de périodes de pénurie, mais d’adaptations en fonction des opportunités selon les moments et les lieux.
Dans les zones rurales, le deal est plutôt le fait d’un entre-soi «d’usagers-revendeurs» qui se regroupent régulièrement à plusieurs pour aller chercher leur produit, à Toulouse, voire en Espagne. Cet entre-soi, encore plus prépondérant qu’au sein des centres urbains, réserve dans un premier temps l’accessibilité aux usagers déjà actifs, à la différence d’autres lieux où les scènes ouvertes de deal permettent un accès plus facilité aux drogues.
Problèmes de mobilité et stigmatisation: deux freins à l’accès à l’addictologie5Sous le terme d’addictologie, nous considérons la prise en charge médicosociale, sanitaire et la réduction des risques.
Alors que Toulouse compte cinq Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), deux services hospitaliers, deux CAARUD, un réseau de professionnels de santé de premier recours, dans le périurbain environnant, seule une poignée d’acteurs de premiers recours6Pharmacies et des médecins généralistes, hors exception dans certains territoires où le réseau de pharmacies est très développé (Ariège). permettent à un usager de drogues d’accéder à «l’addictologie». Fréquemment, l’accès repose sur les innovations de professionnels ou de réseaux d’acteurs qui permettent de proposer des réponses aux demandes des usagers, qu’elle soit de l’ordre du soin ou de la RdR, dans un contexte où la question de la mobilité liée à l’isolement est majeure. Beaucoup d’usagers vivent en effet à plusieurs dizaines de kilomètres de la première structure spécialisée, de RdR ou de soins. L’absence dans certaines zones rurales de professionnels de santé de premier recours qui peuvent prendre en charge ces usagers entraîne une obligation de mobilité pour les usagers de drogues qui souhaiteraient réduire les risques ou entrer dans une prise en charge en addictologie. Or ces personnes, souvent précaires, ne l’ont pas toujours, ce qui pose dès lors la question pour les professionnels d’«aller vers». Dans le même temps, la problématique de la stigmatisation est un élément majeur à prendre en compte pour comprendre les stratégies ou les difficultés des usagers à accéder à la prise en charge. Tous les professionnels constatent que le poids du contrôle social est un frein à l’accès aux dispositifs, quels qu’ils soient, à proximité de leurs lieux de vie. Ce phénomène, déjà connu en ville, est décuplé en zone rurale.
Accéder à un dispositif pour usager de drogues, c’est dans un premier temps accepter sa situation, mais aussi la montrer aux autres. L’anonymat des grandes villes permet de pallier le stigmate du «toxicomane infréquentable». En zone rurale, l’exercice est plus compliqué. Si le village ne possède qu’une seule pharmacie, il est plus difficile d’aller chercher ses seringues ou son traitement de substitution aux opiacés dans un temps où l’addiction n’est pas toujours perçue comme une «maladie».
Au final, des professionnels qui innovent Face à ces constats, en Midi-Pyrénées, les professionnels et les réseaux de professionnels inventent des formes d’intervention innovantes. Certains construisent des réseaux qui maillent les territoires, d’autres s’appuient sur les professionnels du secteur social pour développer des offres de prises en charge délocalisées. D’autres encore sillonnent les routes pour aller vers des populations en demande de RdR et de prise en charge et pour qui rien n’est possible. D’autres, enfin, pour diffuser les messages et les matériels de RdR s’appuient sur des usagers relais qui leur permettent d’accéder à des personnes qui n’auraient jamais connu la prévention autrement.