Deux types de seringues
C’est Jean-Paul Grund, en 1991, qui attribua cela non pas au volume de la seringue, mais au type de seringues. Il distingue deux types:
- les seringues à insuline de 1ml, serties, qui n’ont pratiquement pas de volume résiduel;
- les autres seringues (souvent plus grosses), à aiguille détachable, qui ont un volume résiduel beaucoup plus conséquent.
Le volume résiduel est appelé «espace mort». Lorsque le piston est complètement enfoncé, le liquide qui s’y retrouve reste présent entre le piston et l’aiguille. Ce liquide ne peut être éjecté de la seringue.
L’usager s’assure que l’aiguille se trouve dans la veine en voyant le sang pénétrer dans la seringue. Geste indispensable, qui est celui de l’infirmière lorsqu’elle fait son «retour veineux». Si la personne est contaminée, la seringue le sera également. Après l’injection, l’usager opère un flux et un reflux du sang en aspirant et refoulant le contenu de la seringue, sur quelques graduations et à plusieurs reprises. La contamination se poursuit donc et, après l’injection, l’espace mort est quasiment entièrement constitué de sang.
William Zule a mené cette réflexion plus loin. Il a mesuré l’espace mort dans les deux types de seringues ayant le même volume, c’est-à-dire des seringues à aiguille sertie de 1ml et des seringues à aiguille détachable de 1ml. L’espace mort s’est révélé 40 fois supérieur dans les seringues détachables1Zule WA, Ticknor-Stellato KM, Desmond DP, Vogtsberger KN. Evaluation of needle and syringe combinations. J Acquir Immune Defic Syndr Hum Retrovirol 1997;14(3):294-5.. étant donné que les personnes qui injectent des drogues rincent souvent leur seringue après utilisation, il a également mesuré la quantité de sang qui restait dans ces seringues après rinçage: les seringues non serties contiennent une quantité de sang qui est environ 1 000 fois supérieure aux seringues serties. Robert Heimer et son équipe de l’université de Yale ont pris la suite. Pour cette équipe, il ne suffisait pas de démontrer la présence d’acide désoxyribonucléique (ADN) ou d’acide ribonucléique (ARN) viral sur les outils de l’injection. Certes, leur présence atteste que les outils ont été en contact avec des virus. Mais cela ne fournit pas la preuve de leur rôle dans la transmission de ces maladies. L’équipe de Heimer a alors développé une méthode permettant de connaître la quantité de virus viable, gardant sa capacité infectieuse, restant présente sur les outils. En 1999, ils publient un article2Abdala N, Stephens PC, Griffith BP, Heimer R. Survival of HIV-1 in syringes. J Acquir Immune Defic Syndr Hum Retrovirol 1999;20(1):73-80. sur l’infectivité du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. présent dans différents types de seringues. Cette étude a confirmé l’hypothèse que nous venons d’évoquer: le VIH reste présent en plus grande quantité et reste infectieux plus longtemps dans les seringues à aiguilles détachables que dans les seringues serties. à titre d’exemple: à 27 °C, le VIH reste viable pendant une journée avec peu de copies virales dans une seringue sertie, tandis que dans une seringue à aiguille détachable, il reste viable pendant sept jours avec beaucoup de copies.
Une deuxième étude, publiée par la même équipe en 20103Paintsil E, He H, Peters C, Lindenbach BD, Heimer R. (2010) Survival of hepatitis C virus in syringes: implication for transmission among injection drug users. J Infect Dis 2010;202(7): 984-90. a confirmé le même résultat pour l’hépatite C. L’hépatite C reste viable pendant une journée dans les seringues serties, et 60 jours dans les seringues non serties. Toutefois, pour l’hépatite C, pendant cette première journée, la charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. reste très élevée, même dans les seringues à insuline.
Recommandations de l’OMS et de l’ONUSIDA
William Zule a continué ses recherches au sujet de l’influence de l’espace mort. Il a mis en parallèle le type de seringues utilisées avec la prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. du VIH dans plusieurs pays. Cette étude semble confirmer le lien entre l’espace mort et le risque de contamination virale. L’Organisation des Nations Unies pour le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. (ONUSIDA) et l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) recommandent désormais, chaque fois que possible, l’utilisation de seringues à aiguilles serties.
Des seringues à aiguilles détachables sont encore utilisées. Certains usagers ont en effet besoin d’un volume plus important que 1ml. D’autres ont besoin d’aiguilles d’une taille non disponible sur les seringues serties.
C’est pourquoi plusieurs seringues et plusieurs aiguilles ont été, depuis, conçues dans l’objectif de diminuer l’espace mort des seringues à aiguille détachable. Ces outils parviennent effectivement à réduire l’espace mort et peuvent être une alternative aux seringues à aiguille détachable standard. On les appelle seringues (ou aiguilles) à espace mort intermédiaire. Mais celui-ci reste bien supérieur à celui des seringues à insuline, qui doivent toujours être préférées.
Conseils individuels et stratégie collective
En France, 10 à 20% des seringues délivrées sont à aiguille détachable et, donc, leur espace mort élevé constitue un facteur de risque. Il s’agit quasiment toujours de seringues de 2, 3 ou 5ml. L’usager les utilise essentiellement pour l’injection de gélules de Skénan® LP, de Ritaline®, parfois aussi pour des comprimés de buprénorphine (Subutex® et génériques).
La solubilité du sulfate de morphine se situe entre 50 et 60 mg/m. Celle de la Ritaline® est de 18 mg/ml. Une partie de leurs utilisateurs, selon leur niveau de tolérance, peuvent avoir besoin d’un volume supérieur à 1ml et donc d’une seringue à aiguille détachable. à ces personnes, il convient de conseiller l’utilisation de seringues ou d’aiguilles à espace mort intermédiaire.
Plusieurs arguments peuvent être avancés auprès des personnes qui injectent des drogues pour que leur choix s’oriente plutôt vers des seringues serties à espace mort faible:
- du produit actif est «perdu» dans le volume résiduel d’une seringue à espace mort élevé. Cela représente entre 4 et 6 % du produit: cela est loin d’être négligeable. «Ne perdez rien» peut donc être un argument pour choisir un type de seringue où il y ait très peu de perte de produit;
- la solubilité de la buprénorphine est compatible avec sa dilution dans un volume de 1ml. De nombreux usagers injecteurs de Subutex® utilisent déjà aujourd’hui des seringues serties de 1ml.
Cependant, les conseils individuels ont une limite évidente: l’objectif est de limiter le risque de transmission viral. Ce risque peut certes être moindre et persister moins longtemps avec les seringues serties, mais il continue à exister. Pour l’hépatite C par exemple, la charge virale de la seringue sertie reste élevée quand le partage a eu lieu dans la journée. L’approche ne peut donc être seulement individuelle. Elle est nécessairement collective: moins de seringues à espace mort élevé circuleront, mieux ce sera, car le risque de transmissions virales au niveau de la population diminuera. Il est donc important de ne jamais proposer un changement de seringue aux personnes qui utilisent actuellement des seringues «à insuline».