Au vu des résultats, un tiers peuvent être considérés comme fortement démunis, un tiers comme modérément précaires, tandis qu’une catégorie intermédiaire réunit des usagers dits «moyennement précaires».
Les usagers ont ainsi été répartis dans trois classes de précarité1Un score de précarité socio-économique a été créé à partir de trois variables catégorisées de la manière suivante: couverture santé: 0 affilié à la Sécurité sociale avec une couverture complémentaire; 1 affilié à la Sécurité sociale sans couverture complémentaire (CMU ou non); 2 pas d’affiliation à la Sécurité sociale (avec ou sans AME); logement: 0 durable (indépendant ou durable chez des proches); 1 en institution ou provisoire chez des proches; 2 sans domicile fixe (SDF) ou vivant en squat; origine des ressources: 0 revenus d’emplois et/ou ASSEDIC; 1 prestations sociales ou ressources provenant d’un tiers; 2 autres ressources (illégales ou non officielles) et sans revenus. Le score de précarité correspond à la somme des scores pour chacune de ces variables, ensuite catégorisé en trois classes: niveau de précarité faible (< 2), moyen (3 ou 4), et fort (> 4). Cette classification est adaptée à la description de la population fréquentant les CAARUD qui présente un niveau de précarité important et non à la population générale. Ses résultats sont concordants avec une classification hiérarchique ascendante réalisée sur les données 2008 à partir des mêmes variables. (Tableau 1).
Ces données doivent toutefois être considérées avec prudence2Taux de réponse égal à 74% des usagers en 2012 parmi les 142 CAARUD ayant participé à l’enquête.3Cadet-Taïrou A, Said S. Profils et pratiques des usagers en 2012. Tendances, no 98, 2015:8p.. En premier lieu, parce que mesurer la précarité sociale des personnes à l’aide de quelques variables quantitatives est nécessairement réducteur et tend à caricaturer les situations. En outre, parce que le recrutement des CAARUD sur une semaine donnée comporte un biais de sélection4On peut ajouter que 177 personnes (17% des non répondants) n’ont pu participer pour un problème de langue. en minimisant le poids de ceux qui les fréquentent peu.
Vue d’ensemble
Le premier déterminant de la précarité se rapporte aux ressources. Une minorité, parmi les usagers des CAARUD, vit de revenus du travail (17%) (Tableau 2).
Un gros quart d’entre eux (27%), se trouve sans revenus hors mendicité et/ou vit essentiellement de ressources «non officielles» (prostitution, deal, etc.). La plus grande partie, enfin, vit principalement de ressources sociales (57%). La moitié des usagers (47%), cependant, ne dispose pas d’un loge-ment stable5Défini par le fait de penser pouvoir passer les six prochains mois dans son logement.: 15% restent sans abris, de même que tout ou partie des 11% qui sont logés temporairement en institution ou en hôtel, situation qui correspond souvent à une solution d’urgence pour l’hiver6L’enquête ayant été menée en novembre.; plus d’une personne sur dix (12%) vit en squat. Enfin, une très large majorité des usagers des CAARUD est couverte par la Sécurité sociale7Tous régimes confondus. (87%), par le biais de la couverture maladie universelle (CMU) pour les trois quart d’entre eux. Une frange d’usagers accèderait aux soins par l’aide médicale de l’état (AME) (4%). Il reste toutefois 10% des usagers qui apparaissent sans couverture, les uns se disent non affiliés sans AME, les autres ne connaissent pas leur situation. Si parmi les premiers, quatre sur dix pourraient être des personnes en situation irrégulière, c’est seulement le cas d’une personne sur dix qui ne connaît pas sa situation.
Sur le plan géographique, le niveau de précarité des usagers interrogés lors de l’enquête présente d’assez fortes disparités. En métropole, l’île-de-France se démarque, avec un usager sur deux classé comme fortement précaire, alors qu’inversement, un peu plus d’un sur dix seulement est classé ainsi, au sein d’une bande qui traverse la France d’ouest en nord-est, de la région Poitou-Charentes à la région Champagne-Ardenne (Figure 1).
Alors que ces données paraissent, pour l’île-de-France, rendre compte de manière assez juste de la situation des usagers susceptibles de fréquenter les CAARUD, il faut garder à l’esprit que, en particulier dans les zones rurales, le «recrutement» des CAARUD est soumis à la disponibilité et à l’accessibilité de l’offre. Il est dès lors possible que certains usagers précaires aient difficilement accès au CAARUD et n’apparaissent pas dans ces statistiques. Hors métropole, les CAARUD de Guyane accueillent la part la plus importante d’usagers démunis (plus de six sur dix) alors que la Guadeloupe connaît une situation proche de l’île-de-France.
Entre 2008 et 20128Nous avons préféré comparer les données 2008-2012 plutôt que 2010-2012, en raison d’une incertitude sur l’échantillon de 2010, le taux d’inclusion ayant baissé de manière sensible en 2010., on observe une légère augmentation de la part des usagers les moins précaires (de 20 à 24%,**9Dans tous le document: NS = différence non statistiquement significative, * = différence significative au risque alpha égal à 5% et **= différence significative au risque alpha égal à 1%. VC: variables ayant servi à la construction des classes. Les disparités entre les groupes observables sur ces variables sont à l’origine de la construction des groupes.), aux dépens de celle des personnes se situant à un niveau médian. Cependant, cette évolution concerne très clairement les plus de 35 ans dont la part classée comme «modérément» précaire est passée de 20 à 27% (**10Dans tous le document: NS = différence non statistiquement significative, * = différence significative au risque alpha égal à 5% et **= différence significative au risque alpha égal à 1%. VC: variables ayant servi à la construction des classes. Les disparités entre les groupes observables sur ces variables sont à l’origine de la construction des groupes.) entre les deux sessions et, à un moindre degré, les 25-34 ans. Au contraire, chez les moins de 25 ans, ce sont les parts d’usagers qui connaissent des conditions de précarité moyenne ou forte qui augmentent chacune légèrement (respectivement de 32 à 37% et de 44 à 49%, non significatif [NS]) aux dépens de la part des moins précaires qui baisse significativement de 23 à 14% (**11Dans tous le document: NS = différence non statistiquement significative, * = différence significative au risque alpha égal à 5% et **= différence significative au risque alpha égal à 1%. VC: variables ayant servi à la construction des classes. Les disparités entre les groupes observables sur ces variables sont à l’origine de la construction des groupes.). La part des usagers «fortement» précaire, quant à elle, est quasiment stable après 25 ans.
Jeunesse, crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. situation irrégulière, facteurs de vulnérabilité sociale
Plusieurs éléments caractérisent les usagers les plus précaires sans préjuger de leur lien (cause, conséquence, concomitance, etc.) avec la situation de précarité.
Le niveau de précarité est maximum chez les plus jeunes. Un usager de moins de 25 ans sur deux semble connaître un fort niveau de précarité contre moins d’un sur trois pour les plus âgés. Les écarts sont majeurs sur le champ des revenus, les moins de 25 ans bénéficiant très peu des aides sociales: celles-ci constituent le revenu principal de seulement 15% d’entre eux, une large majorité (67%) ne disposant d’aucun revenu officiel. Ils disposent moins souvent d’un logement durable que leurs aînés (43 versus 58% chez les 35 ans et plus) et si la proportion d’usagers sans abris est identique dans toutes les classes d’âge, c’est que les plus jeunes bénéficient plus souvent, au moment de l’enquête, d’une solution temporaire offerte par une institution (16 versus 10% pour les plus de 25 ans). La part des «squatters», quant à elle, est stable, 17% pour les deux classes d’âge inférieures à 35 ans, puis diminue de moitié au-delà. à l’inverse, les usagers vivent d’autant plus seuls qu’ils sont âgés, les plus jeunes vivant davantage en couple, avec des amis ou encore avec leur parents (10% des moins de 25 ans pour cette dernière situation). Enfin, 16% d’entre eux n’ont pas de droits ouverts à la Sécurité sociale ou ignorent leur situation contre 9% des autres usagers.
Les plus précaires sont d’avantage «sans-papiers» et «probablement» en situation irrégulière (89% des personnes apparemment en situation irrégulière sont fortement précaires). Ils déclarent plus souvent avoir été incarcérés au cours des douze derniers mois (près d’un sur cinq). Concernant le contexte de vie, il apparaît que plus les usagers connaissent des niveaux importants de précarité, moins ils vivent en couple (alors même que la précarité est plus importante chez les plus jeunes, qui vivent plus souvent en couple que les plus âgés), mais plus ils vivent «avec des amis12Expression censée désigner la vie plus ou moins en communauté et non la cohabitation parfois subie dans un squat.».
Les usagers les plus précaires, au-delà de leur probable diversité sont proportionnellement moins nombreux à utiliser l’injection que les autres (37 versus 44% pour l’ensemble des deux autres catégories), mais ceux qui ont injecté un produit au cours des 30 derniers jours n’ont ni plus ni moins partagé leur matériel que les autres. Ils sont nettement surconsommateurs de crack et dans une moindre mesure d’alcool (qu’ils considèrent plus fréquemment que les autres comme étant les produits qui leur posent le plus de problème (respectivement 10 et 24% contre 3 et 16% pour la catégorie des moins précaires). Enfin, ils consomment moins d’opiacés, qu’il s’agisse d’héroïne ou de médicaments.
Différents profils de vulnérabilité sociale
Une classification statistique13Méthode des nuées dynamiques; variables entrées: classe d’âge, classe de précarité, injection au cours du mois, usage récent (UR) d’héroïne, UR de BHD, UR de méthadone, UR de sulfate de morphine, UR de MDMA et/ou d’ecstasy, UR de crack, UR d’au moins un hallucinogène, UR de benzodiazépines, Prescription d’un TSO; nombre de classes fixé empiriquement à 6. Le logiciel utilisé est SPSS 18.0.0. à visée descriptive a été mise en œuvre de manière à repérer dans la population enquêtée plusieurs grands profils d’usagers déjà plus ou moins connus qualitativement. Bien que schématique, elle illustre l’absence d’uniformité des usagers de drogues les plus précaires.
Les jeunes précaires ou en errance (14% des usagers) constituent le groupe en moyenne le plus jeune (quatre sur dix ont moins de 25 ans et leur moyenne d’âge n’atteint pas 27 ans). Ils se caractérisent par une grande fragilité: 61% sont dans une situation de forte précarité, plus de la moitié n’ayant aucune ressource légale et 37% vivant en squat ou se trouvant sans abri. Ils se singularisent par un «presque» mono-usage de substances psychotropes (2,2 substances différentes au cours du mois passé14En outre 7% d’entre eux, non inclus dans cette moyenne, ne déclarent aucune consommation de psychotropes., 0,9 si l’on excepte alcool et cannabis versus 3,9 pour l’ensemble des usagers), par un relativement faible «intérêt» pour les opiacés (héroïne dans les 30 derniers jours, 13%, buprénorphine haut dosage [BHD], méthadone et morphine entre 8 et 10% chacun). En dépit de cette faible consommation, ils fréquentent assidument les CAARUD: près de 64% s’y rendent au moins une fois par semaine dont la moitié tous les jours ou presque. Ils sont dans le même temps moins nombreux que les autres profils à avoir fréquenté un Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) dans l’année, ce qui pose l’hypothèse d’une présence dans les CAARUD moins liées aux usages de drogues qu’au soutien que ces derniers procurent. Si 25% d’entre eux ont été rencontrés en île-de-France, qui concentre 24% de tous les usagers des CAARUD inclus dans l’enquête, ils apparaissent proportionnellement plus nombreux (22% des usagers) sur la façade nord-ouest de la France (régions de la BasseNormandie au Nord-Pas-de-Calais) qui ne compte que pour 14% de l’échantillon gobal.
Les «précaires traditionnels» (19% de l’échantillon): six usagers de ce profil sur dix sont également en situation de forte précarité; près d’un tiers ne dispose d’aucune ressource légale ou officielle et près d’un sur cinq n’a pas ou plus de papiers d’identité. Relativement âgés, 40 ans en moyenne, ils vivent très majoritairement seuls (68%). Leur consommation se centre d’abord sur les opiacés, neuf sur dix reçoivent des médicaments de substitution aux opiacés (MSO), en grande majorité de la BHD, et près de 60% d’entre eux ont pris de la cocaïne au cours des 30 derniers jours, dont sept sur dix sous forme de crack ou de free base. La prise de benzodiazépines concerne près d’un usager sur deux (30% chez l’ensemble des usagers). Un peu moins d’un sur deux également est injecteur récent. Ces usagers se caractérisent par leur taux élevé d’incarcération dans l’année (20%), de même que leur fort recours aux soins institutionnels (hospitalisation, CSAPA, CAARUD). Enfin, 37% des personnes classées dans ce groupe ont été rencontrées en île-de-France.
Enfin, plus hétérogènes sont les «polyusagers festifs» (17% de l’ensemble). Plutôt jeunes (26% ont moins de 25 ans), ils se répartissent entre, d’une part, ceux qui bénéficient de ressources sociales (45%) et, d’autre part, ceux connaissant une forte précarité (44%): un quart d’entre eux vit en squat, un cinquième est sans abri et 36% ne disposent d’aucune ressource légale. Ils se distinguent par la part (18%) de ceux vivant «avec des amis». Ce groupe qui rassemble des usagers de drogues ayant probablement un lien fort avec l’espace festif est caractérisé par un polyusage intense (7 substances «classiques» différentes en moyenne dans le mois): les usages récents de cannabis, d’opiacés et de stimulants concernent chacun environ 90% des personnes de ce groupe. Les substances hallucinogènes entrent dans l’éventail des produits de 7 usagers sur 10 et l’alcool de 8 sur 10. Si 72% des usagers disent recevoir un traitement de substitution, l’opiacé majoritairement consommé est l’héroïne. La pratique récente de l’injection concerne une majorité d’entre eux (66%) de même que celle du partage de matériel (29% des injecteurs récents). En outre un injecteur récent sur cinq s’est fait aider par un tiers au cours du mois passé15Pratique favorisant la contamination par le virus de l’hépatite C.. Signe également des prises de risque, 13,5% d’entre eux déclarent avoir déjà été victimes d’une surdose (versus 7% pour l’ensemble) et à peu près autant signalent avoir été hospitalisés pour un traumatisme au cours des douze derniers mois. Presque tous ont été rencontrés dans un CAARUD hors île-de France (91%).
Conclusion
La description de plusieurs profils, parfois antagonistes dans leur caractéristiques (mono-usage des «jeunes précaires»/polyusage majeur des «jeunes festifs» par exemple), prouve que les parcours qui mènent à l’extrême précarité sociale sont divers, en particulier du point de vue des pratiques de consommation et les besoins différenciés. Cependant, plusieurs facteurs particulièrement liés à la vulnérabilité sociale peuvent être mis en évidence à travers ces données. Certains d’entre eux peuvent être envisagés comme jouant un rôle dans le processus de précarisation: la jeunesse, indubitablement, en particulier parce qu’elle limite l’accès à certaines aides sociales; l’usage de crack, sans doute partiellement; le fait d’être en situation irrégulière, vraisemblablement. Il semble, à supposer que l’on puisse concevoir les différentes classes d’âge comme un cycle de vie, que la situation sociale des usagers des CAARUD s’améliore avec l’âge, un seuil étant notamment franchi lorsqu’ils accèdent aux revenus sociaux. Ainsi, si l’on ne peut que s’alarmer de la vulnérabilité des plus jeunes, qui hypothèque fortement leur avenir, force est de constater qu’en dépit de la crise économique actuelle, l’état providence constitue un rempart efficace dans la lutte contre la précarisation, y compris pour les usagers les plus marginalisés.
Déroulement de l’enquête
L’enquête incluait a priori tous les usagers reçus dans un centre ou rencontrés par une équipe mobile du 26 novembre au 2 décembre 2012. Le questionnaire était complété lors d’un entretien en face à face mené par des intervenants travailleurs sociaux, éducateurs, infirmiers, etc.). Après la semaine d’inclusion, une semaine supplémentaire a été laissée aux intervenants pour compléter le questionnaire avec les usagers. Un dispositif permettait de compter et de qualifier a minima les usagers n’ayant pas rempli le questionnaire.