Mon intervention sera plus anthropologique que médicale. Il nous faut en effet prendre du recul, surtout dans un domaine qui touche à des comportements où ce qui est le plus fondamental est moins l’arrivée de nouvelles technologies que l’évolution radicale de nos représentations: l’autochangement prend le pas sur l’abstinence imposée. C’est un changement de paradigme. Je vais m’en expliquer.
D’abord, rappelons-nous quels ont été les dogmes et les croyances du XXe siècle qui ont fondé notre «logiciel» de compréhension des phénomènes addictifs et qui influencent encore profondément notre regard aujourd’hui. En premier lieu, rappelons que c’est ce XXe siècle qui a inventé la grande dichotomie entre les produits: d’un côté «la drogue», face obscure, interdite et dangereuse, et de l’autre, la face présentable, nos produits familiers que nous avons promu sur toute la planète. Cette dichotomie entre mauvaises et bonnes drogues a déterminé une dichotomie des politiques: pour les uns, la pénalisation comme instrument principal de prévention, la prohibition, c’est-à-dire l’interdit total jusqu’à l’exclusion des usagers, pour les autres, les produits licites et intégrés dans nos cultures, une simple réglementation, la modération, le bon usage.
La seconde croyance du XXe siècle, c’est la désignation de la «manie» (alcoolo-, morphino-,…) et de la «dépendance» comme problème principal. «Once addict always addict», cette formule du mouvement des Alcooliques Anonymes illustre parfaitement cette conception d’une dépendance-maladie irrévocable, «pour la vie», mortelle. Une maladie dont la seule issue est la coupure définitive avec le produit source de l’emprise et du malheur, c’est-à-dire l’abstinence.
Cette conception est sans doute utile pour des personnes qui trouvent là une façon de protéger leur santé, voire de rester en vie. Mais en affirmant que l’abstinence est la seule voie possible pour toute personne «addicte» et pour tout problème d’addiction, elle est devenue un dogme. Une réponse normative et morale, très peu adaptée dans une société de plus en plus diverse, de plus en plus addictogène, une fausse piste face aux enjeux de prévention et de santé publique, et un échec pour de nombreux traitements. Ce dogme reste pourtant ancré chez nos contemporains, y compris parmi les usagers et de nombreux spécialistes de ces questions.
Une bonne partie des tabacologues et des responsables de la santé publique partagent toujours cette conviction et ne manquent pas de l’appliquer à l’e-cigarette: à leurs yeux, elle n’a d’intérêt, comme les autres «techniques», que pour aider au sevrage.
Pourtant, toutes ces croyances du XXe siècle sont de moins en moins crédibles au regard de ce que nous avons appris durant ces dernières décennies. Les usagers s’aperçoivent que d’autres voies, d’autres façons de penser et d’intervenir, plus adaptées et plus efficaces pour eux, sont possibles. C’est exactement ce qui s’est passé dans le champ des toxicomanies confronté brutalement au sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. dans les années quatre-vingt. C’est ce qui se passe à présent dans le champ des drogues licites. Ainsi commençons-nous à ne plus croire qu’il y aurait de bonnes et de mauvaises drogues, mais à constater que toutes provoquent des méfaits et des bienfaits. Ainsi, prenons-nous conscience que si nous nous attelons d’abord à réduire leurs méfaits et les risques de leurs usages, si nous savons mieux réguler nos comportements, nos résultats sont bien meilleurs pour notre santé et notre vie sociale qu’en menant indistinctement une «lutte contre».
L’objet symbolique du XXIe siècle sera-t-il la cigarette électronique?
Dans un article de Libération sur les objets symboliques du XXe siècle, la cigarette de tabac figurait en bonne place. À juste raison quand on mesure son extension dans le monde entier, sa symbolique d’un comportement social valorisé, les milliards de dollars rapportés, les millions de morts occasionnés, et tout cela en à peine un siècle! Mais cette image s’effrite aujourd’hui et c’est la cigarette électronique qui devient l’objet symbolique des nouvelles pratiques sociales, du changement de paradigme. D’autres objets sont significatifs des mêmes changements dans l’addictologie.
Dans le domaine des «toxicomanies», on peut citer la seringue stérile ou la méthadone, deux objets emblématiques de la réduction des risques pour les usagers injecteurs d’héroîne. On a vu combien la création d’une salle de consommation à moindre risque pour usagers de drogues a cristallisé les mêmes polémiques que le «shoot propre» d’il y a vingt ans. La méthadone a ouvert la voie de la substitution, c’est-à-dire l’utilisation d’une «drogue» pour un traitement de la dépendance qui n’exige plus de passer par le sevrage. Ce qu’essayaient de faire les usagers par eux-mêmes depuis longtemps (rappelons-nous l’usage de la codéine par de nombreux toxicomanes avant la mise sur le marché de la méthadone en France).
Aujourd’hui, l’alcoologie connaît une histoire comparable avec le «phénomène baclofène». Un médicament myorelaxant utilisé de façon empirique par un cardiologue qui essayait de se sortir lui-même de son alcoolisme. Il s’est aperçu qu’à partir d’une certaine dose il ne ressentait plus l’envie d’alcool mais pouvait en boire sans excès. Très vite de nombreux usagers et des médecins généralistes ont suivi cette voie, et ce traitement est prescrit aujourd’hui à des dizaines de milliers de personnes, suscitant des réserves, voire des oppositions des alcoologues. Comme pour la substitution, comme pour la e-cigarette, le baclofène est au centre de forums où s’échangent des informations, des conseils pratiques entre usagers et professionnels, et où se fédèrent les combats pour faire valoir leur expérience et leurs résultats. Comme la méthadone, le baclofène n’est pas le fruit de la recherche fondamentale, il n’est pas garanti a priori sans effets secondaires et sans risque. On n’en sait pas plus sur le baclofène à haut dosage et ses conséquences que sur la e-cigarette. Mais on en savait encore moins sur la buprénorphine à haut dosage (Subutex®) quand elle a été mise sur le marché pour la première fois comme médicament de substitution en 1996. Il y a d’ailleurs eu quelques problèmes (injections, mélanges…). Pour autant, on savait
déjà que les bénéfices étaient très largement supérieurs à ces risques. On le sait aussi pour la e-cigarette.
La e-cigarette a la particularité d’être un phénomène social qui dépasse le cercle des dépendants et médecins. Des millions de personnes l’ont expérimentée, et ce en quelques années, des petits magasins poussent comme des champignons, il en est question partout. Les discussions au bureau, en famille ou entre amis tournent souvent autour d’elle: comment l’utiliser, le plaisir, arrêter ou pas, etc. Tous ces échanges ont un impact sur le développement et l’évolution des pratiques.
Ces trois exemples sont en tout cas très symboliques de ce qui se passe au plus profond de la société. Ces «outils» ne font pas disparaître la dépendance, mais permettent d’en diminuer très fortement les dommages. Dans chaque cas, les associations d’usagers jouent un rôle central, en valorisant la dimension conviviale et d’autosupport, en montrant la construction des savoirs des usagers. Autant de signes du changement de paradigme: la réduction des risques, ça marche!
Pourquoi ça marche?
Pour le savoir, je vais m’inspirer du psychologue américain Stanton Peele et vous poser quatre questions. Première question: quelle est la substance la plus addictive que nous ayons sur le marché? C’est le tabac, de l’avis de tous les scientifiques. Deuxième question: qui, parmi vous, a fumé ou fume encore du tabac? Vous êtes une bonne majorité de la salle à répondre par l’affirmative, vous êtes donc une majorité à avoir une expérience personnelle du produit le plus addictif. Troisième question: parmi ceux qui ont répondu, quels sont ceux qui considèrent qu’ils ont arrêté le tabac? Une bonne moitié a levé la main et a donc réussi à arrêter le produit le plus addictif. Dernière question: parmi les personnes qui ont arrêté le tabac, quelles sont celles qui ont eu recours à une intervention extérieure pour cela (médecin, tabacologue, etc.). Aujourd’hui vous êtes deux, mais c’est toujours une toute petite partie. L’autochangement est donc le facteur principal des modifications de comportements, même par rapport au produit le plus addictif. Vous le saviez?
Ce test fonctionne à chaque fois, et toujours dans les mêmes proportions. Il démontre une chose essentielle mais passée sous silence: la très grande majorité des fumeurs parvient à arrêter le tabac par elle-même. La conséquence est capitale: pour aider les usagers à gérer leur addiction et à arrêter le tabac s’ils le veulent, la priorité est de leur donner les outils pour le faire eux-mêmes, à leur façon, le plus facilement possible. Certains ont besoin d’un accompagnement plus spécifique, voire d’un traitement, mais c’est une minorité. La RdR est efficace parce qu’elle permet aux usagers de s’approprier leur pouvoir d’agir sur leur plaisir, sur les risques qu’ils prennent et sur leur santé.
C’est exactement les raisons du succès de la e-cigarette: elle donne aux fumeurs un pouvoir d’agir sur eux-mêmes et sur leur addiction sans les priver du plaisir. Elle permet à l’usager de réaliser le changement au niveau qu’il choisit, elle peut faciliter l’arrêt1Borgne A. Quand on est fumeur, il faut vapoter. Entretien du 8 octobre 2013 à l’occasion du colloque THS à Biarritz. mais facilite d’abord la réduction des risques. Elle répond le mieux aux besoins des usagers comme le montre les enquêtes de satisfaction, mieux que les patchs et autres substituts, mieux que tous les traitements de sevrage. Elle est facilement adoptée, y compris dans les dépendances les plus graves. N’oublions pas que les personnes «addictes» aux drogues meurent davantage du tabagisme et de l’alcoolotabagisme que d’autres types de consommation. Il en est d’ailleurs de même pour les malades mentaux qui subissent de plein fouet la mortalité liée au tabac. Prendre en compte la question du tabac en addictologie comme en psychiatrie est essentiel. Or la e-cigarette facilite l’alliance entre usagers et professionnels pour cela. Les professionnels sont en effet souvent des utilisateurs de tabac et partagent facilement leur expérience de la e-cigarette avec les patients. Dans certains centres, on organise des groupes, on met en commun les informations récentes. Ici aussi, tout ce qui participe à la réflexion collective est productif de changements favorables à la santé.
Certes, aucun des outils de réduction des risques ne peut se prévaloir d’une inocuité totale à long terme. Mais opposer ce fait à leur mise à disposition du public, c’est méconnaître ce qu’est la réduction des risques et c’est dénier les immenses progrès qu’ils apportent. La prudence est utile pour ne pas tomber dans des excès d’enthousiasme, pas lorsqu’elle aboutit au blocage, traduisant alors la peur du changement.
Ce n’est pas toujours simple, mais il nous faut abandonner les dogmes du XXe siècle, changer notre regard et notre façon d’aborder les choses. Il nous faut distinguer la notion de soin de celle d’arrêt. Cela ne veut pas dire que la question de l’arrêt ne se pose pas, mais que les soins ne se limitent pas et ne commencent pas par la question de l’arrêt. Ce changement de paradigme heurte certains et peut être mal compris. L’arrivée des traitements de substitution aux opiacés en France, au début des années 1990, avait suscité les mêmes controverses, justement parce qu’ils venaient contredire les dogmes de la désintoxication à tout prix et de «la guerre contre la drogue». Mais leur impact très positif tant sur les personnes que sur la santé publique a mis tout le monde d’accord.
Ce que nous dit la science sur les effets et les limites de nos outils de réduction des risques doit être pris en compte. Attention cependant à la science qui se fait en dehors des réalités humaines, en dehors des pratiques sociales. La science des comportements ne se fait pas dans les laboratoires, elle se fait avec les personnes concernées, avec les usagers. à l’inverse, n’attendons pas tout de la RdR, elle ne répond pas à tous les problèmes et ne se substitue certainement pas à l’éducation préventive. Cette éducation qui nous rend responsables et acteurs, y compris face aux risques des addictions.