Prévention — Oser aborder un sujet sensible: le trafic

Il y a quelques semaines, se tenait un colloque sur le thème « Engagement des jeunes dans les trafics : quelle prévention ? ». L’organisation1Organisé par la mairie de Paris (DASES), le conseil général de Seine-Saint-Denis (Mission de prévention des conduites à risques) et le FFSU et le succès d’un tel colloque témoignent d’une évolution dans l’appréhension du trafic et des possibilités de travailler dessus hors de l’axe répressif. Une évolution qui devrait concerner les mondes du soin, de la prévention et de la réduction des risques (RdR).

Cet article a été publié dans le Swaps n°68.

L’aspect destructeur de la revente est connu de la sociologie depuis la recherche pionnière menée en 1970 à San Francisco1Blum RH. «Drug pushers: a collective portrait», In : Drugs and politics. Dirigé par Rock PE., ed. Transaction books, New Jersey, 1977. Elle a montré que 40% des revendeurs interrogés étaient préoccupés par leur propre usage de drogues, que les deux tiers d’entre eux avaient constaté des changements graves chez les autres vendeurs qu’ils connaissaient (addictions, pathologies mentales, décès, etc.) et que la moitié disait qu’il était difficile de sortir du trafic.

Depuis, les études s’accumulent, et bien qu’elles s’attachent à des formes de revente très différentes, toutes vont dans le même sens : la figure du dealer prosélyte mais non consommateur, millionnaire et passant ses journées à flamber dans des voitures de luxe n’est qu’un mythe bien éloigné de la réalité –ou plutôt des réalités– du trafic.

« La revente est un moyen de se faire de la conso »

Et l’une de ces réalités est que la revente est une activité courante parmi les consommateurs, qui y voient un moyen de « se faire de la conso » gratuitement et de bénéficier d’un statut valorisé. Une autre de ces réalités est que la revente est aussi une porte d’entrée classique vers la consommation, notamment dans des quartiers populaires très marqués par le trafic. 

Mais qu’ils aient commencé par consommer ou par dealer, les usagers-revendeurs sont finalement soumis aux mêmes risques spécifiques à cette double pratique (emballement des consommations, désocialisation, vols et violences, risques judiciaires, etc.) ainsi qu’aux mêmes mécanismes qui compliquent leur sortie de l’usage et/ou de la revente (dépendance aux produits et/ou aux revenus du trafic, obligation de continuer la revente pour rembourser des dettes contractées auprès des fournisseurs, difficultés à se réinsérer, etc.).

Les usagers-revendeurs réguliers constituent donc un groupe particulièrement vulnérable. D’ailleurs, comme le suggère une recherche-action menée auprès d’usagers-revendeurs de cocaïne en espace festif2Benso V. «Usagers-revendeurs de cocaïne en espace festif », mémoire de M2, dirigé par M. Joubert.  Article consultable sur le site de Swaps, beaucoup d’entre eux passent par le système d’aide et de soin spécialisé (démarche volontaire ou injonction thérapeutique). Malheureusement, il semble que, lors des entretiens qu’ils ont pu avoir avec des professionnels, tout ce qui concerne la revente soit évacué au profit du seul usage.

A la décharge des intervenants, il faut d’abord préciser que les chiffres de cette étude sont limités et que des biais peuvent exister. Ensuite, il faut dire que, face aux professionnels qu’ils avaient rencontrés, les usagers-revendeurs interrogés n’avaient pas abordé spontanément la thématique de la revente de crainte de se sentir « jugés », de se faire exclure du dispositif, voire dénoncer aux autorités. Cependant, devant l’importance de cette dimension dans leur pratique, on ne peut que regretter que les intervenants n’aient pas abordé davantage la question de la revente, y compris face à des individus leur relatant des consommations de plus de 10g de cocaïne par semaine (minimum 2000 euros par mois) qui impliquent d’être revendeur pour 90% des usagers.

L’usagerevente : une pratique à prendre en compte en matière de prévention

En dépit des nombreux risques évoqués précédemment qui apparaissent comme autant de leviers possibles pour des actions vers les usagers-revendeurs, on peut tout autant regretter que les acteurs de la prévention, du soin ou de la RdR ne se soient pas encore emparés de cette thématique. Il faut dire que l’on touche à un sujet sensible (le trafic) sur lequel tout travail hors de l’axe répressif semble impossible. Mais –comme en témoigne la tenue de ce colloque– les choses sont en train de changer. D’abord parce que la répression a montré ses limites, ensuite parce que des sociologues et des économistes se sont acharnés depuis une dizaine d’années à faire entendre que la revente est loin d’être une activité économiquement rentable. Et puis, il est maintenant admis, en matière de drogues, que la demande conditionne autant l’offre que l’inverse et que la limite entre usagers et revendeurs est pour le moins floue et poreuse. Le lieu commun qui faisait des toxicomanes les victimes et des dealers les responsables du problème drogue est donc en train de voler en éclat comme le montre le succès populaire de séries comme The Wire, Weeds ou Breaking Bad.

Ce changement de paradigme ouvre un nouveau champ d’action pour les professionnels de la lutte contre les méfaits de l’usage de drogues, pourtant, à l’heure actuelle, seuls les professionnels de l’action sociale (type prévention de rue) l’investissent, via la prévention de l’engagement des jeunes dans le trafic. Un sujet moins éloigné de notre champ d’action qu’il n’y paraît puisque certaines pratiques intermédiaires, comme l’usage-revente, montrent que ces deux univers se croisent parfois, et aussi parce que des échanges de méthodes sont possibles, peut-être même nécessaires. C’est du moins ce que P. Jamoulle et P. Roche, dont l’intervention était très attendue, ont recommandé dans leur conclusion : la nécessité « d’oser la RdR ».

Ils voulaient signifier par là l’intérêt d’un modèle pragmatique proposant aux jeunes impliqués dans les trafics des conseils fondés sur notre connaissance des risques liés à leur pratique, comme par exemple de conserver une activité légale parallèle afin de faciliter leur reconversion ou de « ne plus désormais dealer les produits les plus nocifs pour la santé »3Jamoulle P, Roche P, Raynal F. Recherche intervention «engagement des jeunes dans les trafics : quelle prévention?». A travers ce dernier conseil qui vise autant à protéger le revendeur (qui risque d’être inquiété si les produits qu’il vend causent des incidents sanitaires) que ses clients, P. Jamoulle et P. Roche posent les premières pierres du pont qui pourrait relier prévention de la délinquance et lutte contre les méfaits de l’usage de drogues.

Il est temps d’oser la prochaine étape : une recherche plus poussée sur le trafic

Quoi qu’il en soit, l’injonction à « oser la RdR » pourrait être inversée : peut-être est-il temps pour la RdR, mais aussi pour le soin, d’oser considérer le trafic comme un objet de travail. Car si des actions existent déjà, il s’agit toujours d’initiatives spontanées qui restent informelles et ne font donc pas l’objet de partage d’expérience, d’évaluation ni même de transmission d’un intervenant à l’autre.

C’est dans l’objectif de pallier cela que j’ai interviewé une poignée d’intervenants4Merci à B. Delavault, G. Lachaze, Yaelle MdM, C. Mendes, S. Renois, M. Ruby, D. Seban et K. Touzani sélectionnés pour leur intérêt porté à la question de l’usage-revente et la variabilité de leurs terrains d’intervention, afin de mettre leurs discours en perspective et de voir ce que chacun développait dans ce domaine. De l’analyse des produits au suivi des goûteurs sur leur lieu de « travail », en passant par les conseils sur les produits de coupe à éviter ou la simple écoute active qui permet aux usagers-revendeurs de constater l’éventuel décalage entre « ce qu’ils vivent et l’histoire qu’ils se racontent », les actions informellement mises en place sont riches et variées, s’adaptant aux spécificités des terrains d’intervention. Globalement, elles relèvent de deux catégories : celles qui visent à protéger l’usager-revendeur et celles qui visent à protéger ses clients. Toutes reposent sur l’établissement d’un lien de confiance avec la personne et nécessitent autant de savoir que de savoir-être.

Le sujet mériterait une recherche plus poussée, mais d’ores et déjà un travail est lancé. La prochaine étape sera un cycle de formation5Voir sur le site de l’AFR (a-f-r.org) rubrique formations qui commencera le 20 mars 2013 et dont le but sera évidemment de transmettre des connaissances formelles sur l’usage-revente (cadre juridique, risques, mécanismes, etc.), mais aussi de partager les techniques élaborées et de recueillir de nouvelles informations via les formés. A terme, espérons que nous arriverons à accélérer notre avancée sur ce que W. Lowenstein nommait « le long chemin »6 Lowenstein W. «Usage-revente, le long chemin», Swaps n°31, 2010 qui reste à parcourir pour atteindre la RdR et les soins en matière d’usage-revente.