France — Comment l’emprisonnement est devenu une réponse à l’usage de drogues

Si
 la
 loi
 de
 1970
 ne
 contenait
 pas
 en
 elle-même
 de
 volonté
 de
 répondre
 au
 problème
 de
 la
 drogue
 par l’unique
 réponse
 carcérale,
 la
 pratique
 et
 les
 interprétations
 répressives
 de
 circulaires
 prises
 dans
 des moments
 de
 réaction
 publique
 passionnée
 ou
 de
 compétition
 électorale
 ont
 progressivement
 dégagé
 une tendance
 lourde
 à
 emprisonner
 les
 usagers
 de
 drogue.

Cet article est la dernière partie de notre dossier Prison et RDR, précédemment publié (dans une version abregée) dans le numéro 63 de notre revue Swaps.

«Si la toxicomanie était un phénomène de civilisation, il suffirait de le constater. On ne saurait mettre les foules en prison», déclarait le député Alain Peyrefitte en octobre 1969, au cours des auditions parlementaires exceptionnelles de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales qu’il présidait. Ce faisant, il niait bien évidemment aux nouvelles formes de toxicomanie massives, juvéniles et polyaddictives qui prenaient alors leur essor leur caractère de fait de civilisation, à la différence par exemple d’un psychiatre comme Claude Olievenstein qui, lui, soutenait le contraire lors de son audition. Et pourtant, nombre de critiques, de sociologues ou de penseurs ont soutenu que, depuis le grand moment de réaction des sociétés occidentales contre «l’épidémie de drogue» dont parlaient avec tant d’emphase et de dramatisation les médias au tournant des années 1960-70, les foules ont bel et bien été mises en prison. Que l’on songe par exemple aux critiques régulièrement adressées au modèle américain de « guerre à la drogue » qui ne semble apporter comme réponse au problème de santé publique que la criminalisation tous azimuts des usagers et le recours massif à l’enfermement, accompagnant la naissance d’un « Etat carcéral », pour parler comme certains auteurs. En France, en revanche, si la loi de 1970 criminalise toutes les drogues illicites, sans distinction de dure ou de douce, et tous les usages, elle comporte néanmoins un volet libéral et humaniste qui, par le principe de l’injonction thérapeutique, permet à l’interpellé pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiants (ILS) d’échapper aux peines d’emprisonnement en suivant une obligation de soins. Compte tenu de ces dispositions, l’Etat carcéral semble donc ne pas pouvoir prendre racine de ce côté de l’Atlantique. Pourtant, les statistiques semblent indiquer depuis les années 1970 une augmentation croissante de la population toxicomane sous les barreaux (10%, 20%, 30%? Difficile de fournir un chiffre global à l’ensemble du système carcéral français, au-delà des enquêtes épidémiologiques ciblées1), ce qui invite à se poser la question du rapport entre toxicomanie et prison en France.

La question de la population toxicomane en prison pose en réalité trois types de problèmes. Le premier est celui de la volonté punitive qui consiste à « mettre les foules en prison » : y a-t-il (eu) une intention « politique » délibérée de répondre au problème de la toxicomanie par le recours à l’enfermement, ce « grand Enfermement » dont parlaient Michel Foucault et les membres du GIP dans les années 1970 ? De fait, dans les années 1980, le débat public s’est focalisé sur les solutions répressives pour faire face à l’augmentation de la toxicomanie et des faits de délinquance associés. Ensuite, se pose le problème du chiffrage de la population toxicomane carcérale : cette dernière est, de fait, restée pendant longtemps un continent noir que l’absence de réels dispositifs de dépistage et d’enquêtes épidémiologiques poussées des toxicomanes avant 1987 maintenait dans l’invisibilité. Enfin, la toxicomanie en prison pose la question de la prise en charge sociale et sanitaire d’une population cumulant les handicaps (addiction, sida) et devant faire l’objet d’attention et de soins spécifiques. C’est sur ces problématiques que nous allons ici nous pencher, en faisant ressortir les trois âges de ce problème spécifique de la toxicomanie en prison, tel qu’il s’est posé en France dans le dernier tiers du XXe siècle.

Années 70: Un problème grandissant et pourtant «invisible»

Votée en réaction face à ce qui était perçu comme un «fléau social», la loi de 1970 a introduit un nouveau régime juridique, donnant corps à un objectif de prophylaxie sociale. Le nombre de personnes déférées devant la justice pour des faits d’usage ou de trafic, efficacité des services de police accrue, s’est mis à drastiquement augmenter, passant de 1063 individus en 1971 à 3501 en 1976, tandis que les peines d’emprisonnement pour ILS se sont mis à pleuvoir. En 1973, Claude Olievenstein publiait une série d’entretiens, sous le titre Pourquoi on met en prison les mecs qui se shootent, racontant le bouleversant récit de la décomposition d’une famille à la suite de la toxicomanie d’un jeune homme qui finissait incarcéré à Fresnes2. Ce faisant, comme l’indiquaient le titre et les témoignages de la fin de l’ouvrage, le « psy des toxicos » entendait aussi sensibiliser le public aux problèmes que rencontre le toxicomane sous les barreaux : sensation d’abandon, difficulté d’accès aux soins, impossibilité de décrocher liée à la fréquentation d’autres détenus toxicomanes, consommation de médicaments ou de drogues illicites introduites dans les établissements pénitentiaires. La prison n’était pas un endroit pour le toxicomane, et ne saurait être une réponse à un problème de santé publique qui ne cessait alors de se développer. Pourtant, le sort des drogués sous les verrous n’intéressait alors pas grand monde : il faut dire que le problème était encore statistiquement très limité. D’après les données du rapport de la Commission présidée par Monique Pelletier3, on ne comptait que 867 toxicomanes en prison en 1974, 1 105 en 1975 et 1 360 en 1976, même si les chiffres étaient sans doute, faute d’appareil statistique ou épidémiologique très développé en milieu carcéral à l’époque, un peu sous-estimés. Ensuite, la toxicomanie en prison était perçue théoriquement comme un non-problème, car elle n’était pas conforme aux vues de la loi de 1970. En effet, celle-ci a introduit une frontière quasi-étanche entre le trafiquant, véritable « marchand de mort » qui empoisonne mais ne consomme pas, et qu’il faut mettre sous les verrous, et le toxicomane qui est une victime et un malade, qu’il faut à tout prix soigner. Les peines de prison ferme pour usage simple étaient donc contraires aux dispositions libérales de la loi. Certes, la commission Pelletier reconnaît dans son rapport en 1978 qu’il y a sans doute eu au début des abus ça et là, dans des tribunaux éloignés des grands centres urbains où le problème de la toxicomanie était appréhendé comme un « mal mystérieux », et où des usagers ont alors été traités en délinquants ordinaires, victimes de la volonté punitive de magistrats mal renseignés sur le problème.

L’injonction thérapeutique n’est en effet pas un droit, mais une alternative aux poursuites judiciaires ordonnée par le magistrat, qui peut aussi être tenté de qualifier, dans les cas d’usage simple, la possession de substances stupéfiantes comme une forme de recel et de petit trafic. Cependant, très vite, les circulaires des Gardes des Sceaux du 25 août 1971 et du 30 mars 1973 (respectivement René Pleven, Jean Taittinger) ont incité les parquets à éviter une action trop répressive pour les usagers, lorsque la détention pour usage personnel portait sur de petites quantités et ne s’accompagnait pas de revente. En 1978, « la circulaire Pelletier » (Monique Pelletier étant alors sous-secrétaire d’Etat auprès du Garde des Sceaux) recommandait de même aux parquets de s’abstenir de poursuites judiciaires devant les individus interpellés pour usagers simples de cannabis. Sur fond de libéralisme giscardien, une brèche était ainsi ouverte en faveur d’une décriminalisation tendancielle de l’usage de drogues douces, tandis que le « rapport Pelletier » établissait le constat que la prison n’était vraiment pas un lieu de traitement adéquat pour le toxicomane. Il n’y eut donc pas officiellement à l’époque de volonté de répondre à la toxicomanie par le « tout carcéral ».

Cependant, en dépit de ces bonnes intentions, dans l’ombre du dispositif, le phénomène toxicomaniaque en prison augmenta bel et bien au cours de ces années. Si l’administration pénitentiaire n’a pas beaucoup communiqué sur ces réalités, nous disposons néanmoins pour cette période des chiffres du « rapport Pelletier » et de ceux d’une thèse de doctorat en médecine de Louis Vallée qui a consacré en 1978 son écrit à l’étude (novatrice) d’une population de 238 détenus toxicomanes à la Maison d’Arrêt de la Santé4. Au plan national, 94 condamnations à des peines de prison ferme entre 3 mois et plus de 5 ans pour usage seul ont été prononcées en 1971, 284 pour fait d’usage et trafic, en 1973 les condamnations étaient respectivement au nombre de 144 et 317, en 1976, 384 et 541. Si globalement les variations du nombre d’individus entrés en prisons étaient peu importantes (maximum 3% d’une année sur l’autre), le nombre de toxicomanes, lui, a crû régulièrement. De 1971 où les toxicomanes correspondaient à 0.9% de l’ensemble des entrées, la proportion passe en 1976 à 2.9% et en 1977 à 5.8%. Par rapport à l’ensemble de la population pénale, la représentation des toxicomanes passe de 0.6% en 1971 à 1.23% en 1975. D’où venait ce gonflement brusque de la population toxicomane ? D’une part, du problème causé par un cas de figure qui s’est posé très vite dans la décennie et que le cadre de pensée de la loi de 1970 n’avait absolument pas prévu, à savoir le dépassement des figures de l’usager et du trafiquant à travers celle de l’usager-revendeur qui garantit sa propre consommation personnelle par la revente de petite quantités de stupéfiants. Or la circulaire du 7 mars 1977 préconisait une plus grande sévérité à l’égard de l’usager trafiquant non prévue par la loi initiale. La pratique s’oriente donc vers plus de répression et moins de compréhension. Ensuite, la plupart des incarcérés toxicomanes l’étaient pour un délit autre qu’une ILS (agressions, vols, cambriolages ou braquages qui, même s’ils sont parfois perpétrés pour obtenir l’argent nécessaire à l’achat de la drogue, ne sont pas les chefs d’inculpation pour lesquels la peine a été prononcée). Sur l’échantillon étudié par Louis Vallée, en 1976, 46.5% des détenus avaient été incarcérés pour ILS et 53.5% pour d’autres délits ; en 1977, la proportion était respectivement de 39% et de 61%. En ce cas, la toxicomanie du détenu n’est alors constatée qu’après, dépisté lors du contrôle médical à l’entrée. Ou alors plus tard, de façon plus dramatique, lorsque le prisonnier présente un syndrome de manque dans sa cellule.

En l’absence de grandes enquêtes systématiques sur la population toxicomane carcérale, la thèse de Louis Vallée est l’un des rares travaux de l’époque à permettre d’établir des caractéristiques de cette population, toujours à partir de son échantillon de toxicomanes de la Maison d’Arrêt de la Santé. Sur le plan des produits, si beaucoup utilisaient du cannabis (38% d’entre eux en 1975, 32% en 1976), la tendance dans le temps fut à l’usage de plus en plus fréquent de l’héroïne (29% en 1974, 36% en 1975, 49% en 1976). A partir de 1976, un toxicomane sur deux entrant à la Santé était héroïnomane, et 57% d’entre eux étaient arrivés en prison dans l’année qui a suivi leur première prise de produit. Il s’agissait d’une population assez jeune (61% entre 21 et 24 ans en 1975, 48% en 1977), à majorité française (pour 70 %, suivi de 19% de Maghrébins), mais aussi d’une population posant des problèmes spécifiques, notamment la surconsommation pharmaceutique. Si l’administration de tranquillisants ou de neuroleptiques par les infirmières ou les internes permet d’aboutir à un sevrage rapide pour les accrocs aux opiacés, elle se prolonge souvent au-delà du nécessaire, en raison de l’exigence des détenus, ce qui risque de substituer une nouvelle dépendance à leur ancienne. Par ailleurs, de nombreux produits sont détournés. L’existence d’un trafic et la survenue de comas barbituriques a d’ailleurs amené le service médical de la Maison d’Arrêt de la Santé à distribuer peu à peu les psychotropes sous forme de dilution aqueuse. 1 000 flacons étaient ainsi préparés par jour en 1977. Le toxicomane incarcéré est un grand demandeur de psychotropes et il ne cesse d’en demander aux psychiatres, aux internes, aux infirmières mais aussi aux surveillants et aux autres détenus. De surcroît, c’est aussi une population plus fragile psychologiquement que les autres détenus : Vallée a dénombré environ 150 actes d’auto-mutilation et 98 tentatives de suicide volontaires par absorption de produits toxiques/médicamenteux, ou par pendaison. Près de la moitié des toxicomanes étudiés avait eu une adolescence difficile et perturbée et un quart d’entre eux avait du être hospitalisé en hôpital psychiatrique dans leur vie avant leur incarcération. Au cour de leur séjour en prison, un toxicomane sur quatre n’allait quasiment jamais en promenade, et se renfermait sur lui-même. Les toxicomanes se mirent alors à former un élément important de la clientèle des Centres médico-psychologiques régionaux (CMPR) aménagés dans certaines prisons comme La Santé, Fleury, Les Baumettes, Lyon et Loos). Un problème particulier apparaît donc au cours de ces années-là, nécessitant l’adoption de structures nouvelles.

Mais dès 1981, des études firent ressortir l’insuffisance de moyens susceptibles d’aider les toxicomanes en milieu carcéral, tel le travail de Jean Gortais et Claudine Perez-Diaz Stupéfiants et Justice pénale, enquête pour l’année 19815. Le problème s’était encore amplifié depuis plusieurs années, surtout en raison de l’incarcération des usagers-revendeurs. La proportion des peines d’emprisonnement ferme a été le type de peine le plus important et environ 6 300 toxicomanes sont derrière les barreaux. L’étude précisait, que dans la majorité des cas, les détenus toxicomanes étaient en relation, de façon hebdomadaire, avec un médecin pénitentiaire, mais cela ne suffisait pas toujours. En cas de crise, ils pouvaient faire l’objet d’un transfert à un centre médical pénitentiaire régional, mais en l’absence de procédures clairement définies, les hésitations et tâtonnements étaient monnaie courante. Se posait également le problème de la dissymétrie entre la région parisienne et la province où le réseau d’association d’aide aux toxicomanes était en général bien moins développé. Depuis le milieu des années 1970, les tâtonnements et les expériences se succédaient également afin d’aménager des structures particulières pour l’accueil en milieu carcéral des toxicomanes. En 1977, l’hôpital Salvator à Marseille avait institué une enclave pénitentiaire pour toxicomanes à l’intérieur de l’hôpital général. Mais l’expérience a montré des problèmes pratiques, a rencontré l’opposition du corps médical et a justifié le placement en prison de toxicomanes que l’on aurait sans doute hésité en incarcérer en l’absence de cette prise en charge6. De même, de nombreuses associations ou centres de post-cure, au début de la décennie 1980, ont expérimenté des solutions pour la prise en charge des toxicomanes à leur sortie de prison : en 1978, dans l’étude de Vallée, sur 21 toxicomanes incarcérés pour la seconde fois (récidivistes), seulement 2 avaient été orientés à leur sortie vers une structure permettant une prise en charge éventuelle. C’est ainsi que l’association « Le Trait d’Union » de Francis Curtet entreprend de prendre en charge de nombreux ex-toxicomanes à leur sortie de prison.

Années 80: Le moment du «tout carcéral» : un problème «trop visible»

Cependant, la tendance de fond à l’augmentation de la population toxicomane en prison va être renforcée par le tournant sécuritaire des années 1980. L’emprise sociale de la toxicomanie ne cessait alors d’augmenter : d’après les statistiques de l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS), le cap des 10 000 interpellations pour ILS était franchi en 1979 (10 430 personnes, dont 7993 usagers et 1627 usagers-revendeurs), celui des 20 000 dès 1982 (22146 personnes, dont 16779 usagers et 4366 usagers-revendeurs), celui des 30 000 en 1986 (30 493 personnes, dont 22 364 et 4623 usagers-revendeurs)7. La population toxicomane libre se paupérisait également, tandis que l’usage, le trafic et le deal de rue s’étendaient considérablement, dans un contexte de crise économique, sociale et urbaine. La petite délinquance liée au mode de vie toxicomane (cambriolages de pharmacie ou de domiciles, vols d’autoradios, agressions crapuleuses) se mit à exploser, tandis que médiatiquement on dénonça à nouveau le « fléau social ». Dans ces conditions, le discours sécuritaire se développa considérablement, et les dispositions libérales de la loi de 1970 vis-à-vis de l’usager furent enfoncées. L’ambiguïté relative au statut de l’usager-revendeur fut définitivement tranchée avec la circulaire d’action publique du 17 septembre 1984 du Garde des Sceaux (Robert Badinter) qui modifia l’approche pénale du problème. La circulaire estimait en effet que « pour les usagers-revendeurs, le moment [paraissait] venu de déterminer dans chaque cas si la qualité du trafiquant ne [primait] pas en fait sur celle d’usager, et d’en tirer les conséquences quant à la procédure choisie et aux sanctions demandées ». Prévoyant en conséquence l’accroissement du nombre d’incarcération d’usagers, la circulaire prescrivait également aux chefs d’établissement pénitentiaires de signaler la qualité de toxicomane des détenus afin que les services médicaux puissent être alertés et les traiter de façon adéquate. Malgré tout, même si le texte appelait de ses vœux une collaboration nouvelle entre services judiciaires et sanitaires, il entérinait surtout une nouvelle pratique, tendant à ne plus excuser un délit par l’usage de drogue, et intégrant l’incarcération dans l’itinéraire ordinaire d’un toxicomane (qui est toujours revendeur, fut-ce à très petite échelle, à un moment ou un autre de sa trajectoire). De même, autre indice de ce tout répressif, même s’il n’est pas en lien avec l’enfermement, la circulaire invitait aussi les services de police à signaler aux parquets le simple usage par des mineurs de produits tels que les colles et solvants pour saisie éventuelle du juge des enfants. Ensuite, sur proposition du magistrat Jean-Claude Karsenty, président de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Toxicomanie (MILT) en 1985, la loi du 17 janvier 1986 créa une incrimination spéciale de la cession de stupéfiants pour usage permettant d’utiliser la procédure de comparution immédiate. L’usager-revendeur était clairement dans le collimateur et ne s’en tirait plus du tout à bon compte. L’Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie (ANIT) fut plus que timorée sur cette mesure : si elle soutenait la définition d’une nouvelle incrimination prenant en compte une réalité ignorée de la loi de 1970 et pouvant abaisser le maximum des peines encourues (limitant alors le débordement de certaines juridictions, toujours mal informées des problèmes de la toxicomanie, et infligeant de lourdes peines pour le « trafic » de quantités de drogue que d’autres juridictions considéraient comme faibles), elle se prononçait contre le recours à la procédure de comparution immédiate qui avait la propension de favoriser les peines d’emprisonnement ferme8. En effet, l’ANIT faisait le constat que le toxicomane se présente toujours dans les pires conditions devant le tribunal : il a pu subir une garde à vue allant jusqu’à 94 heures, il peut se trouver en état de manque et donc dans l’incapacité de présenter consciemment et lucidement sa défense et le tribunal ne dispose pas de dossier de personnalité alors que les toxicomanes présentent tous une personnalité complexe, justifiant souvent une expertise psychologique (et le délit de renvoi prévu, de 5 à 30 jours, était insuffisant pour recueillir les éléments complets sur la personnalité ou pour mener à bien une désintoxication). La loi fut cependant adoptée et mise en œuvre.

Le verrouillage répressif s’accentua à l’approche des Législatives de 1986, la toxicomanie devenant un enjeu électoral et la Droite tint à ce sujet un discours particulièrement ferme, à l’image de Jacques Chirac, relayant le discours très agressif et conservateur de nombreuses associations de lutte contre la drogue, telles SOS Drogue ou le Comité Antidrogue, et déclarant « s’insurger contre l’injonction thérapeutique qui aboutit finalement à une absence de traitement et à une absence de sanction ». En réaction, le gouvernement socialiste de Laurent Fabius voulut lui couper l’herbe sous le pied et entend mener une politique d’interpellation systématique, dans un double but de désorganisation du trafic et de dissuasion. Mais, face à ce durcissement de la répression, les responsables de structures d’aide et de soins aux toxicomanes firent part de leur très net désaveu. Pour le médecin-chef de Marmottan, Claude Olievenstein, cette volonté était en totale régression par rapport à la politique de lutte contre la toxicomanie menée en France : « à travers cette vision restrictive, c’est l’optique juridique qui prime. La toxicomanie est un problème de société beaucoup plus complexe. Ces mesures sécuritaires, bêtises pré-électorales, risquent de faire perdre beaucoup d’acquis, à l’image de ce qui se passe dans d’autres domaines comme l’immigration par exemple. On vit dans un monde complètement fou : d’un côté, on réprime au nom d’une idéologie sécuritaire, de l’autre la Jet Society se permet toutes les libertés. Trop de toxicomanes sont en prison, et il existe trop peu de protection pour les plus défavorisés ». Après la victoire de la droite en 1986, le nouveau Garde des Sceaux, Albin Chalandon, entendit mettre en place un grand « plan de lutte anti-drogue » accès sur la fermeté et donc le recours à la sanction par l’emprisonnement. A son cabinet, le docteur Louis Albrand fut chargé de veiller au pilotage de la politique interministérielle de lutte contre la drogue. Dans un entretien à la presse en juin 1986, il déclarait que « le coup de pied aux fesses est un excellent remède » et qu’ « il faut balayer les tabous. Premier tabou : il faut être indulgent avec les petits dealers qui revendent de la drogue pour payer leur dose personnelle. Faux ! Il faut être impitoyable avec le trafic, petit ou grand. Toute personne qui vend de la drogue doit aller en prison. L’injonction thérapeutique n’a aucune efficacité ». Mais la contrepartie au « tout carcéral » était cependant d’humaniser la prison en y mettant en place les soins efficaces pour toxicomanes9.

Le plan Chalandon fera cependant long feu. Les parlementaires échoueront à durcir en 1987 le statut de l’usager lors du vote d’une nouvelle loi complétant celle de 1970 (et qui se montrera extrêmement dure vis-à-vis du grand trafiquant, traité pénalement comme un terroriste)10 et le plan ne débouchera pas comme prévu comme sur la création de places supplémentaires en prisons et en centres de post-cure. Comme le constatait Libération le 5 septembre 1987 : « qu’est devenu l’argent de la drogue ? Celui de la cagnotte que s’était constituée Albin Chalandon comme un trésor de guerre quand, voici un an, il lança son blitzkrieg contre les drogués ? Grâce à un crédit de 250 millions de Francs, le Ministre de la Justice prévoyait de financer le plan antidrogue le plus pharamineux que la France ait jamais engagé. Noyau dur de l’opération, en dehors d’une nouvelle loi toujours en suspens à l’Assemblée Nationale, la création de 2000 places supplémentaires dans le milieu associatif des centres de post-cure pour drogués et 1600 places de prisons 4 étoiles à leur aimable attention… La chancellerie a été contrainte de réajuster quelque peu sa philosophie, il ne reste que de vagues projets carcéraux. Quant aux associations, le Ministère de la Justice table sur au mieux 400 nouvelles places »11.

Parallèlement à ce discours du « tout carcéral », d’autres voix s’étaient élevées au cours de la décennie pour dénoncer la prison comme unique solution au problème de la toxicomanie, et soulignaient au contraire ses effets pervers. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le magistrat Bernard Leroy, premier juge d’instruction à Evry, qui s’était spécialisé, année après année, dans les affaires de stupéfiants, envoyait régulièrement des notes, entre 1983 et 1987, à la Chancellerie et au Directeur des Affaires Criminelles et des Grâces sur les problèmes de la drogue et l’inefficacité de la réponse carcérale. « Il y a quelques années, les toxicomanes finançaient leur consommation en rallongeant les doses pour en revendre ou en prenant des commandes. Ils étaient poursuivis pour trafic. On les a mis en prison et ils y ont appris d’autres techniques ». Il constatait un changement néfaste à l’usager dans l’application de la loi de 1970 qui traduisait initialement une volonté de prendre en compte avant tout l’intérêt de l’individu, et qui se mettait à présent à privilégier l’intérêt de la société, au détriment de la prise en considération de l’usager : « Une question doit être posée : mettre des malades en prison a-t-il un sens ? Certains soulignent que la détention, même si elle met un terme momentané au prosélytisme, entraîne une passivité totale. Elle entretient le refus du toxicomane de se prendre en charge tout en créant une promiscuité redoutable. C’est en prison que les toxicomanes apprennent de nouvelles formes de délinquance utilitaire pour faire face à leurs besoins d’argent très importants ». Il envoya enfin des constats alarmants, et sans doute exagérés du point de vue des chiffres : 25 à 60% des détenus seraient usagers de drogue, ils vivraient très mal l’enfermement (claustrophobie, syndromes de manque majorés, tentatives de suicides) et, loin de méditer sur le sens de la sanction, évolueraient au contraire dans la délinquance au fur et à mesure de leurs incarcérations successives. C’est pourquoi le magistrat plaidait plutôt pour des peines de travaux d’intérêt général : « Ils pourraient réapprendre la liberté, l’autonomie, au moins pendant un certain temps dans un cadre autre que celui de leur banlieue où les attend leur dealer »12. Mais de pareilles notes resteront sans suite.

Si la population toxicomane crût donc considérablement ces années là en prison, la connaissance de ce milieu se développa également. Depuis le milieu des années 1980, plusieurs constats, discours et rapports faisaient état du développement de problèmes socio-sanitaires spécifiques liés à l’usage de drogue en prison. Lors des premières journées nationales sur les toxicomanies en décembre 1985, plusieurs psychiatres travaillant en prison (Fleury, Baumettes, Fresnes) vinrent témoigner de leurs observations. La toxicomanie en milieu carcéral devenait donc un problème de santé publique, à part entière, se distinguant de celui posé par les usages de drogue dans la société. En 1985 toujours, deux études menées en région parisienne et en milieu pénitentiaire confirmaient que les toxicomanes échangistes de seringues étaient de plus en plus contaminées par le virus du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. 13. De fait, si la vague des discours répressifs reflua à la fin de la décennie, elle laissa dans son sillage les mesures visant à « importer » les structures de l’hôpital dans les prisons. Prévus depuis deux ans, les Antennes de lutte contre la toxicomanie en maison d’arrêt furent créées en 1987, avec pour mission de dépister et d’accompagner les toxicomanes durant leur incarcération : il s’agissait là d’un tournant important dans l’histoire du problème drogue en prison. Plus de trois quart des antennes se mirent à voir tous les entrants à leur arrivée. Dispositif toujours en place aujourd’hui, l’antenne n’intervient pas directement sur le sevrage physique mais participe à l’accompagnement de ce dernier. Pendant la détention, ces antennes/centres de soins proposent une prise en charge individuelle (entretiens) à travers des interventions comme des groupes de parole ou la relaxation. Leurs personnels font souvent partie du Comité départemental de lutte contre la toxicomanie. Les toxicomanes peuvent faire appel à l’Antenne (et ils le font généralement, d’après les premières enquêtes, dans les 15 jours qui suivent leur entrée) pour une aide psychologique, la préparation de la sortie et une prise en charge particulière par rapport à une séropositivité. Ces dispositifs institutionnels permettent aussi de donner une visibilité accrue de ces populations, grâce à des enquêtes épidémiologiques de plus en plus systématiques, en dépassant l’approche biaisée par les seules statistiques pénitentiaires officielles d’incarcération pour ILS (usage, usage-revente ou trafic), car toutes les personnes incarcérés pour ILS ne sont pas forcément toxicomanes (condamnation pour trafic seul) et inversement les toxicomanes en prison n’ont pas tous été incarcéré pour des faits d’usage de drogue (en 1986 toujours, seuls 35% des toxicomanes en milieu carcéral avaient été emprisonnés pour ILS, et 45% l’avaient été pour des infractions d’autre nature). L’enquête de Kensey et Cirba d’avril 1986, l’une des premières du genre, portant sur une population de 804 toxicomanes incarcérés, faisait ressortir une proportion d’environ 10% de toxicomanes sur l’ensemble des entrants de cet échantillon: 91% d’hommes, 66% de moins de 25 ans, 69% de célibataires, 75% de nationalité française, 50% ayant un niveau d’instruction secondaire, 60% de chômeurs. Le principal produit stupéfiant utilisé était l’héroïne. Parmi les autres constats établis par l’enquête : les polytoxicomanes étaient de loin les individus les plus instables avec un taux important de récidives et de multi-incarcération14. A partir des années 1989 et 1990, des enquêtes faisant appel à des questionnaires furent menées par des chercheurs et cliniciens des antennes. La première enquête de ce type, dirigée par Françoise Facy, portait sur 4 585 toxicomanes, répartis sur les seize antennes existant alors.

Le tournant des années 1980-1990: «L’institutionnalisation» du problème

La mise en place des antennes toxicomanie a ainsi permis de mieux comprendre les problèmes particuliers posés par les toxicomanes en prison. En 1994, une seconde enquête de Françoise Facy a porté sur 2 175 sujets incarcérés. Ces travaux ont bien fait ressortir les pathologies spécifiques développées par le toxicomane en prison : pathologiques psychotiques, dévoilement par le sevrage de psychopathies jusqu’alors masquées par la toxicomanie, états dépressifs. L’enquête Facy de 1994 faisait ressortir que 22.1 % des toxicomanes incarcérés avaient fait une tentative de suicide dans leurs antécédents (pas forcément dans le milieu carcéral lui-même), que 22.5 % avaient connu une hospitalisation en psychiatrie et 37.9% une consultation avec un psychiatre. Les risques de nature sociale étaient aggravés par une délinquance précoce et des récidives nombreuses. Mais l’un des problèmes les plus importants était celui posé par les séropositifs qui accumulaient plus de risques médicaux que les autres sujets. D’après l’enquête Facy de 1991, 38% des toxicomanes séropositifs avaient tenté de se suicider, 27% récidivaient, et ces prisonniers étaient davantage suivis et hospitalisés en service psychiatrique. Sur le plan des produits utilisés, plus de 3 séropositifs sur 4 utilisaient tous les jours, ou plusieurs fois par semaine, avant leur incarcération, de l’héroïne et 1 sur 10 de la cocaïne. Plus de la moitié des séropositifs avait dès le début de leur consommation choisi la voie injectable aussi bien pour l’héroïne que pour la cocaïne alors que moins d’un tiers des autres détenus s’injectaient. Ces premières enquêtes épidémiologiques ont définitivement assuré qu’il n’existait pas de « personnalité de toxicomane » définitive, mais les données quantitatives ont permis de mieux comprendre les mécanismes de rechute et de récidive, afin de proposer une prise en charge spécifique ciblée sur la sortie15.

Ces enquêtes ont également permis d’établir des évolutions : un vieillissement de ces populations, une augmentation de la proportion des étrangers, de la proportion de délinquants et un cumul de difficultés sociales, psychologiques et sanitaires, tandis que l’usage de cocaïne tendait à progresser significativement, même si l’héroïne demeurait toujours le produit majoritaire (78% des sujets consommaient encore en 1994 de l’héroïne comme produit principal). En cela, ces populations toxicomanes sont assez représentatives des caractéristiques de la population toxicomane libre . 9 détenus sur 10 sont des hommes et 14% d’entre eux se disent séropositifs à l’entrée. Au 1er janvier 1996, 6 550 détenus étaient incarcérés par ILS, ce qui traduisait une augmentation de 60% par rapport au nombre de détenus pour ce type d’infraction en 1988, pour une augmentation générale du nombre de détenus de seulement 10% : la pratique restait donc répressive, et les « foules » de toxicomanes étaient bel et bien de plus en plus mises en prison. Sur le plan social, au cours des années 1990, les enquêtes ont fait ressortir progressivement de plus en plus d’indicateurs de marginalisation : chômeurs, bénéficiaires du RMI, niveau d’études très bas ou inexistant. Sur le plan pénal, le nombre de condamnés augmente et les récidivistes restent majoritaires. Sur le plan sanitaire, les infections (dont les hépatites) augmentent et les risques de psychopathologie sont plus massifs. L’absence de recours à des soins spécialisés en toxicomanie avant l’incarcération est encore plus importante, reflet d’un isolement et d’une précarisation croissante des usagers de drogue. Les champs d’observation demeurent toutefois sujets à nuance, car toutes les antennes ne dépistent pas systématiquement les toxicomanes lors de leur entrée (pour un quart d’entre elles) et nombre de toxicomanes ne sont pas demandeurs de soins pendant leur séjour en prison.

Si le phénomène toxicomaniaque en prison n’est donc plus entièrement un continent noir, il demeure pour autant de nombreuses zones d’ombre, toutefois comblées par le perfectionnement croissant des enquêtes épidémiologiques. Malgré tout, l’univers carcéral évolue  : les antennes deviennent ainsi, par décret du 29 juin 1992, des « centres de soins spécialisés en toxicomanie » (CSST) fonctionnant en articulation avec les différents services médico-psychologiques régionaux. Ces mesures s’inscrivent dans une dynamique plus vaste où la prison, longtemps considérée comme un monde clos, fermée sur elle-même, s’ouvre progressivement sur l’extérieur pour la prise en charge de ses problèmes psychosociaux. Après les travaux d’une mission du Haut Comité de la Santé publique en 1992, une loi du 18 janvier 1994 confie le problème de la santé en milieu pénitentiaire aux hôpitaux, pour la médecine comme pour la psychiatrie, afin de garantir le principe d’égalité dans l’accès aux soins, et déchargeant ainsi l’administration pénitentiaire. L’orientation à la sortie vers des centres de postcure est également mieux facilitée. A la différence des logiques prônées au moment du « tout carcéral » dans les années 1980, il ne s’agit donc plus de faire rentrer l’hôpital dans la prison sous la direction de celle-ci mais d’intégrer les logiques carcérales aux logiques de la prise en charge hospitalière, pilotée depuis l’extérieur. Le 4 avril 1992, le directeur de l’Administration pénitentiaire déclarait d’ailleurs, lors d’un colloque intitulé Soigner absolument : Pour une médecine sans rupture entre la prison et la ville : « Notre objectif est de construire une véritable médecine en milieu pénitentiaire. L’Administration pénitentiaire a connu, depuis une douzaine d’années, une évolution importante. On peut dire que l’humanisation des prisons est désormais en route. On peut constater un changement d’ambiance, une transformation du rapport de forces entre la population des détenus et le personnel. On s’achemine vers l’idée que la privation de liberté est la seule sanction qui doit réellement s’appliquer au détenu. L’idée du droit à la santé en découle. Il faut maintenant réussir à changer l’idée que les détenus eux-mêmes se font de la médecine en prison. La déontologie médicale et la déontologie de ceux qui sont chargés de la sécurité doivent s’harmoniser, se compléter. L’Administration pénitentiaire ne revendique pas d’assumer la fonction santé. Il est temps de construire quelque chose de nouveau »16. Au-delà de cette déclaration d’intention, la réalité est un peu différente. Le droit à la confidentialité (du détenu sur sa propre toxicomanie et/ou séropositivité), propre à la déontologie médicale, n’a pas toujours été respecté et le dépistage n’a pas toujours été volontaire. Ainsi, à Fresnes en 1989, sur 130 toxicomanes séropositifs, une enquête effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat en médecine, a montré que si la moitié des toxicomanes dépistés avaient demandé eux-mêmes le test, dans 21% des cas, le consentement préalable du patient au test n’a pas été requis et, dans 7 cas individuels, le test a même été fait malgré le refus explicite du patient17. A contrario, le caractère volontaire du dépistage empêche de connaître en totalité l’extension réelle du phénomène. De même, la loi du 18 janvier 1994 a eu également des effets pervers en terme de trafic dans les établissements pénitentiaires. La distribution de médicaments se fait désormais en respectant leur présentation galénique et « nominalement » (et non plus par dilution aqueuse et inidentifiable par le patient) , et les médecins, sous la pression de détenus toujours demandeurs en produits psychotropes (antalgiques, anxiolytiques, ou produits de substitution aux opiacés), ont parfois du mal à refuser la prescription que le patient réclame.

De même, si les enquêtes insistent avec clarté sur l’importance de l’accompagnement médical des populations toxicomanes et/ou séropositives, les pouvoirs publics mettent souvent beaucoup de temps à répondre, et la vitesse de réaction se mesure en nombre d’années. Ainsi sur le plan du Sida, qui est allé jusqu’à toucher environ 8% des détenus en 1991, le Conseil National du Sida a régulièrement attiré l’attention des autorités sur la question des liens entre toxicomanie et sida, avec des constats parfois alarmants : « Dans chaque établissement visité, il est apparu que toxicomanie et séropositivité étaient des phénomènes qui se recouvraient complètement. Dans tel établissement, sur 6 000 entrants, 25% (soit 1 500 personnes) sont des toxicomanes (2/3 en intraveineuse) dont 40% de séropositifs. Sur les quelques 720 détenus séropositifs (en flux), 90% (soit environ 650 personnes) ont été contaminés par injections de drogue et 3% (22 personnes environ) par voie sexuelle. La toxicomanie constitue donc, de loin, le principal facteur de contamination des entrants. Dans tel autre établissement, on estimait à 25 ou 30 le nombre de séropositifs, sur un total de 400 détenus (6, 25% à 7,5%). La quasi-totalité de ces personnes étaient des toxicomanes »18. Un rapport de janvier 1993 estimait ainsi que les moyens mis à disposition des établissements pénitentiaires restaient très insuffisants. La réponse est intervenue avec la circulaire du 5 décembre 1996 relative à la lutte contre l’infection par le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. en milieu pénitentiaire, basée en partie sur les conclusions du rapport Infections à VIH, hépatites, toxicomanies dans les établissements pénitentiaires et état d’avancement de l’application de la loi du 18 janvier 1994 du professeur Marc Gentilini et le docteur Jean Tcheriatchoukine. Les détenus peuvent désormais acheter de l’eau de javel à 12° chlorométrique pour leurs injections et initier un traitement de substitution à base de méthadone ou de buprénorphine, dans le cadre plus général de l’adoption du principe de réduction des risques au niveau général de la politique de santé publique en France à cette époque, bien que ces mesures soient toujours l’objet de débats éthiques, moraux, voire idéologiques, dans le cadre du milieu carcéral.

Enfin, parallèlement à cela, de nombreux problèmes spécifiques à la toxicomanie en prison subsistent également, notamment celui du trafic de drogues illicites ou de médicaments au sein de l’établissement. Entre 1996-1997, un groupe de travail crée à la demande du Garde des Sceaux sur « l’amélioration de la prise en charge des toxicomanes incarcérés et la lutte contre l’entrée de drogue en détention », présidé par Jean-Paul Jean, magistrat et inspecteur des services judiciaires, a fourni des données inédites sur l’usage de drogue en milieu pénitentiaire, présentées dans le Rapport sur l’amélioration de la prise en charge des toxicomanes incarcérés et sur la lutte contre l’introduction de drogues en prison du 11 juillet 1996. Ce rapport a fait état de saisies effectuées par les agents de l’administration pénitentiaire dans 75 % des établissements, même si les quantités saisies (des doses de cannabis pour 80% des cas, des médicaments pour 5% des cas, une centaine de seringues chaque année) sont souvent minimes. La moitié des décès par overdose signalés a également lieu en permission, et non au sein du milieu carcéral. Les drogues sont introduites de différentes manières en milieu carcéral : contacts avec les visiteurs, obtention lors de permission et introduction en prison par introduction dans le corps, trafic couvert pour des surveillants corrompus ou tout simplement sur prescription médicale19.

Ainsi, le nouveau régime juridique en vigueur en matière de lutte contre la toxicomanie depuis les années 1970 a bel et bien contribué à accroître sérieusement le nombre de toxicomanes en prison et a créé un problème spécifique, longtemps ignoré, peu cerné et quantifié, et non spécifiquement traité, celui d’une population aux forts handicaps sociaux, psychologiques et médicaux, frappée de surcroît de plein fouet par l’épidémie de sida dans les années 1980. Si la loi de 1970 ne contenait pas en elle-même de volonté de répondre au problème de la drogue par l’unique réponse carcérale, la pratique et les interprétations répressives de circulaires prises dans des moments de réaction publique passionnée ou de compétition électorale ont progressivement dégagé une tendance lourde à emprisonner les usagers de drogue, amplifiant toujours plus les problèmes de dépistage et de prise en charge en milieu carcéral.

 

Notes

1 Par exemple, en 1993, sur 82 201 incarcérations, on en dénombrait 11 426 pour ILS, dont 1 202 pour usage et 664 pour cession, mais population incarcérée pour ILS et population toxicomane carcérale sont deux ensembles différents, mais qui, évidemment, se recoupent (données extraites de Denis Richard, Jean-Louis Senon, Marc Valleur, Dictionnaire des drogues et des dépendances, Paris, Larousse, 2005, article « Prison »).

2 Claude Olievenstein, Pourquoi on met en prison les mecs qui se shootent, Paris, Le Seuil, 1973.

3 Rapport de la Mission dirigée par Monique Pelletier au Président de la République, Problèmes de la drogue, Paris, La Documentation française, 1978.

4 Louis Vallée, Etude d’une population toxicomane en prison, Thèse de doctorat en médecine, Paris 6, Pitié-Salpêtrière, 1978, n° de thèse 67.

5 Publié par le Service d’études pénales et criminologiques en 1983, « Etudes et données pénales », retrouvé dans les archives du Ministère de la Justice, CAC Fontainebleau, versement 19950397 / 24.

6 Ce que constate le rapport « Pelletier » au sujet de cette expérience.

7 Annexe statistiques de l’OCRTIS, MILDT, Lutte contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants, rapport présenté au Premier Ministre par Catherine Trautmann, Paris, La Documentation française, 1990.

8 Note sur le nouveau projet d’incrimination en matière de stupéfiants, décembre 1985, ANIT, Archives Ministère de la Justice, CAC versement, 19970397/24.

9 Coupure de presse de juin 1986 (source non identifiable), Archives Ministère de la Justice, CAC, versement 19950397/24.

10 Voir Jacqueline Bernat de Celis, Drogues : consommation interdite ; la genèse de la loi du 31 décembre 1970, Paris, L’Harmattan, 1996, chapitre 9.

11 Libération, 5 septembre 1987, « Les derniers du plan drogue en panne à la Chancellerie ».

12 Respectivement, extraits des notes « Toxicomanie et délinquance », « La loi de 1970 et son application », « Les toxicomanes et les prisons », juin 1985, Dossiers d’affaires judiciaires traités par Bernard Leroy, Archives Ministère de la Justice, CAC versement 19970397/24.

13 Libération, 4 juin 1986, « Echange seringue contre sida».

14 Données tirées du Dictionnaire des drogues et des dépendances, op. cit..

15 Françoise Facy (dir.), Toxicomanes incarcérés vus dans les antennes toxicomanie : enquête épidémiologique 1989-90, Convention Ministère des Affaires sociales, Ministère de la Justice, INSERMInserm Institut national de la recherche médicale. Paris, INSERM, 1993 ; et Toxicomanes incarcérés : étude épidémiologique auprès des antennes (1992-1995), Sèvres, EDK Editions médicales et scientifiques, 1997.

16 Cité dans le rapport du Conseil National du Sida, Prison, confidentialité, avis et rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l’univers carcéral, 12 janvier 1993, p.9.

17 L. Letellier, Toxicomanie et VIH. Aspects éthiques. Aspects particuliers en milieu carcéral : un certain regard vers l’extérieur, Thèse de doctorat en médecine, Université Paris Ouest, 1989.

18 Conseil National du Sida, op.cit., 1993. Voir aussi Dr. Pierre Espinoza, « L’ombre du second choc sida. Sida, toxicomanie et système pénitentiaire », Revue française des affaires sociales, hors-série : Les années sida, octobre 1990, pp. 63-96.

19 Informations tirées du Dictionnaire des drogues et des dépendances, op.cit..