Ce texte a été publié dans le n°63 de la revue Swaps.
Tout le monde s’accorde sur le retard et l’insuffisance de moyens des services pénitentiaires français pour tout ce qui concerne la santé des prisonniers, et en particulier pour la réduction des risques malgré les principes généraux d’un accès égal à la prévention et aux soins.
Vu la prévalence élevée du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et du VHC, un plaidoyer pour l’ouverture de programmes d’échange de seringues (PES) en milieu pénitentiaire se développe, porté par des associations de RdR et relayé par le Conseil national du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. (CNS) à travers une note argumentée et par l’OMS, qui incite les pays ayant développé des programmes de RdR en milieu ouvert à les étendre en prison. N’y a-t-il pas égalité de droit à la santé à l’intérieur et à l’extérieur des murs?
Le sujet est sensible et fait débat, y compris au sein de l’administration pénitentiaire. Au risque d’apparaître politiquement incorrect, je souhaite ici apporter un point de vue critique, pas tant sur le principe que sur la priorité de tels programmes, leurs conditions pratiques et les effets pervers possibles sur la santé des détenus.
Je suis très attaché à la politique de réduction des risques. Je l’ai constamment défendue et ai participé à l’inscrire dans la loi quand j’étais président de la Mildt. Mais l’installation de PES dans les prisons françaises aujourd’hui me paraît soulever plus de problèmes qu’elle n’en résout. En particulier, le risque de voir exploser les injections de buprénorphine dans les prisons me paraît majeur, avec ses effets délétères sur la santé des usagers incarcérés. Le contexte sanitaire des établissements pénitentiaires doit être pris en compte, et les expériences étrangères sur lesquelles se fonde l’argumentation ne suffisent pas à emporter la conviction.
Observe-t-on une explosion des contaminations par VIH et VHC dans les établissements pénitentiaires, une augmentation des pratiques d’injection et des saisies de seringues usagées dans les cellules ? Les professionnels de santé exerçant dans les prisons se mobilisent-ils pour mettre en place des programmes d’échange de seringues qui feraient cruellement défaut dans leur arsenal ?
De l’aveu même du CNSCNS Le Conseil national du sida et des hépatites virales (CNS) est une commission consultative indépendante composée de 26 membres, qui émet des Avis et des recommandations sur les questions posées à la société par ces épidémies. Il est consulté sur les programmes et plans de santé établis par les pouvoirs publics. Ses travaux sont adressés aux pouvoirs publics et à l’ensemble des acteurs concernés. Le Conseil participe à la réflexion sur les politiques publiques et œuvre au respect des principes éthiques fondamentaux et des droits des personnes. «les données épidémiologiques demeurent aujourd’hui datées et lacunaires » et le CNS « note la quasi-absence de données fiables sur l’infection par le VIH ». En d’autres termes, il n’existe aucune donnée permettant d’affirmer que les pratiques d’injection dans les prisons françaises sont en augmentation et qu’elles constituent une urgence de santé publique aujourd’hui. La principale source du CNS est l’enquête « Coquelicot » de l’InVS (2004) qui a étudié une population de 1462 toxicomanes dont 61 % ont connu l’incarcération. Certains déclarent s’être injectés en prison, mais l’étude ne pose pas la question de la date de l’incarcération et de la pratique d’injection, et ne renseigne donc pas sur les pratiques qui auraient cours en prison aujourd’hui. Pas plus qu’aucune des études citées dans la note du CNS. L’étude Pri2de, publiée en 20111Michel L et al., « Limited access to HIV prevention in French prisons (ANRS PRI2DE): implications for public health and drug policy”, BMC Public Health, 2011, 11:400, n’apporte aucune donnée quantitative sur l’injection. Le fait que 18 % des UCSA aient eu connaissance de seringues usagées dans l’établissement (lire page 2) est un indicateur, mais ne renseigne que de façon extrêmement limitée sur l’importance et la fréquence du problème. En fait, seuls les résultats de la sous-étude de Coquelicot auprès des usagers de drogues en prisons, prévue en 2012, donneront des éléments actuels sur les pratiques.
A l’étranger
Les expériences étrangères sont souvent mises en avant pour justifier leur implémentation en France. Elles restent pourtant très limitées. En Allemagne, sur 7 programmes lancés au début des années 2000, 6 ont été interrompus après 15 mois d’expérimentation. Même si les raisons de l’arrêt semblent plus politiques que techniques, on ne peut pas se prévaloir d’un modèle allemand.
La Confédération helvétique a toujours été en pointe, tant dans le domaine de la réduction des risques que dans celui de la santé pénitentiaire. Selon un directeur de prison du canton de Vaud2Fil rouge, le blog du groupe sida Genève, 17 septembre 2009 « L’échange de seringues dans les prisons suisses est un sujet éminemment sensible »., « l’échange de seringues n’existe, officiellement, quasiment nulle part dans les prisons suisses » en dehors d’Hindelbank, une prison suisse pilote en matière de prévention. Hindelbank n’est (malheureusement) pas vraiment comparable avec les établissements pénitentiaires français. D’une manière ou d’une autre, des seringues sont disponibles dans seulement 8 des 117 établissements suisses.
De tous les pays européens, l’Espagne est aujourd’hui le seul État qui a largement développé les PES en prison. Avec des taux record d’injection et de contamination par le VIH chez les usagers de drogues, l’Espagne occupe une position particulière. La RdR y est beaucoup mieux acceptée par la société, peut-être parce que l’usage n’a jamais été criminalisé et, comme le dit Miguel Garcia Villanueva, responsable du service médical du centre pénitentiaire de Pampelune, « notre système pénitentiaire et notre approche sont radicalement différents »346e rencontre du Crips, lettre d’information n°62, septembre 2002.
Les autres expériences étrangères sont très ponctuelles, peu documentées, notamment en Biélorussie, Moldavie, au Kirghizstan, en Arménie et en Iran.
Au total, sur la cinquantaine d’expériences étrangères, 38 sont espagnoles. Soulignons qu’aucun de ces pays ne délivre du buprénorphine dans les établissements pénitentiaires. C’est la méthadone en sirop qui est utilisée en traitement de substitution.
Un dialogue de sourds
En France, l’administration pénitentiaire résiste fortement à la RdR, d’autant qu’elle soutient « qu’il n’y a pas d’injection en prison » et que « la réalité des injections en prison doit être documentée »4Cosse E, « Réduire les risques en prison, c’est possible », Transversal n°50, janv-fev 2010, p. 22-23. Bref, un dialogue de sourds avec les associations qui n’est sans doute pas près de s’éteindre, aussi longtemps qu’on ne disposera pas de données fiables. C’est en partie de la responsabilité du ministère de la santé de fournir des données appropriées, puisque ce sont les hôpitaux publics qui ont la responsabilité, depuis 19945Loi du 18 janvier 1994, de la prise en charge médicale des personnes détenues.
Si les UCSA6UCSA, unité de consultation et de soins ambulatoires ; cette unité hospitalière, implantée en milieu pénitentiaire, assure les soins somatiques et psychiatriques incluant la prévention, l’organisation des soins en milieu hospitalier ainsi que la continuité de soins à la sortie de détention., en plein dans leur mission de soins, recherchaient et communiquaient des données actuelles sur la fréquence des complications locales liées à l’injection (œdèmes, abcès, inflammation des veines…) et si l’administration donnait le nombre de seringues découvertes en prison et son évolution depuis dix ans, il serait plus facile d’apprécier la réalité de ce besoin de santé publique. On peut légitimement s’étonner de ne pas avoir accès à ces données, si elles existent, même limitées à un échantillon réduit d’établissements, et qui seraient extrêmement précieuses pour orienter les décideurs.
Il est clair que la principale mesure adoptée et mise en œuvre dans le cadre de la prise en charge des usagers de drogues en prison a été la délivrance de produits de substitution, méthadone et surtout buprénorphine. Même si certains médecins persistent dans une résistance aux traitements de substitution aux opiacés (TSO), ceux-ci sont délivrés par 100 % des UCSA7Pri2de 2010. Certains centres de détention se montrent parfois réticents du fait que les détenus sont enfermés pour de longues peines et que des médecins estiment, à tort ou à raison, que c’est l’occasion d’arrêter toute dépendance aux opiacés.
Un problème majeur aujourd’hui non résolu est la sortie de prison, qui est trop rarement préparée dans de bonnes conditions et constitue une période à haut risque de rupture de prise en charge, de rechute et d’overdose ; situation qui renvoie à l’indigence bien connue et générale des mesures de libération conditionnelle ou d’alternatives graduées à l’incarcération.
Pendant l’exercice de mes fonctions à la Mildt, j’ai visité de nombreux établissements pénitentiaires pour mieux connaître les problèmes spécifiques des addictions. Force est de dire que les problèmes de la santé en prison sont majeurs et les carences multiples, encore augmentées du fait de la surpopulation carcérale, inversement proportionnelle à la densité médicale. Problèmes d’hygiène, de chauffage, d’intimité, de secret médical, de permanence de soins la nuit et le week-end. Problèmes d’accès aux spécialistes, dermatologues, ophtalmologistes, dentistes. Problèmes des personnes détenues souffrant de problèmes psychiatriques avec pour corollaire son cortège de tensions et de violences.
Est-ce que, dans ce contexte, les PES apparaissent comme une urgence ? Devant l’état de carences chroniques et générales de l’organisation des soins en prison, devant le manque d’effectif et de moyens, une hiérarchie des priorités est d’autant plus nécessaire que les ressources sont limitées.
Une spécificité française
En milieu pénitentiaire, contrairement à ce que certains croient, l’héroïne et la cocaïne sont peu présentes dans la majorité des établissements. Le seul produit illicite qui fait l’objet d’un trafic repérable est le cannabis qui, on le sait, ne s’injecte pas. Le seul produit disponible susceptible de s’injecter est le buprénorphine fourni par les médecins des UCSA, qui circule dans la plupart des prisons et fait lui aussi l’objet d’un trafic entre détenus. C’est une spécificité française qui n’existe ni en Suisse, ni en Allemagne, ni en Espagne où seul le sirop de méthadone, non injectable, est fourni aux détenus qui le souhaitent.
Quand on sait la difficulté en milieu ouvert de limiter l’injection de buprénorphine qui est devenu la principale substance injectée en France, il est prévisible que la mise à disposition de seringues dans les prisons va favoriser une extension de l’injection de ce produit, phénomène qui aujourd’hui est peu perceptible, quand on interroge l’administration des prisons, les services médicaux ou les détenus eux-mêmes. Rappelons que le buprénorphine est destiné à être absorbé par voie orale mais qu’injecté, son action est alors beaucoup plus proche de celle de l’héroïne. L’injection de comprimés de buprénorphine pilés est source de nombreuses et fréquentes complications infectieuses.
Les problèmes de santé en prison sont une urgence. L’Observatoire international des prisons en fait une description détaillée dans son dernier rapport 20058Le rapport 2010 est en préparation. Les insuffisances des TSO y sont mentionnées, de même que les immenses difficultés pour préparer la sortie. Le partage de seringues n’est même pas mentionné dans le rapport de l’OIP, mise à part une pétition de principe pour installer des PES, sans autre justification que les expériences étrangères.
À une époque où l’injection en prison était fréquente, dans les années 1980, les détenus connaissaient un risque majeur de transmission des virus des hépatites et du sida, d’autant que le partage de seringues était fréquent. Pourtant, aucun programme n’a été alors mis en place, et on peut le déplorer. Mais la réticence du milieu pénitentiaire était forte et l’est toujours. Parfois pour des craintes – peur d’être piqué par les détenus, sentiment de favoriser l’injection – dont on sait aujourd’hui, d’après les expériences étrangères, qu’elles sont infondées ; parfois pour des raisons de cohérence avec le reste de la réglementation qui prohibe en prison la consommation de toutes les substances psychoactives, y compris l’alcool.
En 2010, la situation a été bouleversée par la quasi-généralisation des TSO en prison. La pratique de l’injection a baissé de façon générale, et donc aussi en prison. Les injections semblent y être devenues rares. La probabilité de les voir s’y développer à nouveau à partir du buprénorphine paraît hautement probable si on fournit les seringues, dans le contexte général d’ennui et de promiscuité de l’univers carcéral.
Je ne suis pas opposé par principe à une expérimentation dans une prison modèle, avec des professionnels en nombre suffisant et disponibles, des cellules individuelles, un personnel pénitentiaire formé et participatif, une prise ne charge globale de la santé physique, psychique, affective et sexuelle, dans l’esprit de ce qui se fait à Hindelbank, en Suisse. Je ne vois absolument pas comment la généralisation de tels programmes, qui est le vœu du CNS, pourrait se faire dans les conditions actuelles des prisons.
Il est clair que le pragmatisme n’est pas l’approche naturelle des autorités françaises en matière de drogues. Je le regrette. Mais encore faut-il se rappeler que « pragmatisme » vient du grec pragmata, action, ce qui atteste du souci d’être proche du concret, du particulier, de l’action et opposé à des idées abstraites, aussi généreuses soient-elles. Deux conditions manquent à une approche pragmatique : la première est d’évaluer la fréquence actuelle en France de l’injection en prison, premier temps incontournable. C’est sur cette base qu’on pourra utilement réfléchir sur la nécessité de PES en prison. La seconde est d’évaluer les effets et éventuellement les risques nouveaux associés à un tel dispositif dans nos prisons en tenant compte de la large diffusion du buprénorphine qui est une particularité française.
Tout cela ne fera pas l’économie d’une autre question qui est de savoir s’il est raisonnable d’incarcérer toujours plus de consommateurs de drogues. C’est le système même de la prohibition qui est à l’origine du traitement prioritairement judiciaire d’un problème prioritairement sanitaire.