Il y a un demi-siècle, les États-Unis ont déclaré la «guerre à la drogue». Les approches dogmatiques et les politiques prohibitionnistes de certains produits psychoactifs qui en ont résulté ont conduit à la criminalisation massive des usagers, la détérioration de leur santé et la rareté des ressources mises à leur disposition. Aujourd’hui, ce qu’il est convenu de désigner par «crise des opioïdes», c’est-à-dire l’augmentation rapide des décès par overdose d’opioïdes depuis 1999, et plus généralement le nombre très élevé des overdoses, notamment mortelles, signale l’échec de ces politiques.
La «crise des opioïdes», en raison de son ampleur, mais aussi des décès par overdose de personnalités, comme Prince en avril 2016, fait l’objet d’une attention grandissante des médias et des politiques publiques. Elle s’accompagne d’une remise en cause grandissante des politiques des drogues de ces dernières décennies et des présupposés sur lesquels elles ont reposé. Et si la «crise des opioïdes» constituait une occasion historique pour la réduction des risques aux États-Unis?
Décès par overdose: l’irrésistible augmentation
En 2017, 72 000 personnes sont décédées par overdose aux États-Unis. À l’échelle de la population française, cela équivaudrait à plus de 9000 décès, soit près de 25 fois plus que les quelques 380 décès par overdose enregistrés annuellement sur le territoire français. Depuis l’an 2000, le nombre de décès par overdose aux États-Unis a plus que quadruplé. Le taux de décès par overdose est aujourd’hui supérieur à 21 pour 100 000 habitants, alors qu’il se situait entre 2,5 et 4 dans les années 1980. Sur les 72 000 overdoses mortelles de 2017, 30545 sont attribuées au fentanyl et aux autres opioïdes de synthèse, 15000 à l’héroïne, 14000 aux autres opioïdes, 14000 à la cocaïne, 11400 à la méthamphétamine («meth») et 3 200 à la méthadone. Parmi ces décès, 47 600 sont donc liés à l’usage d’un opioïde, un nombre supérieur à celui des décès causés par les accidents de circulation. Depuis 1999, près de 400 000 personnes sont décédées suite à une overdose d’opioïdes. Voilà qui justifie amplement de décrire le phénomène en termes de «crise».
L’augmentation du nombre de décès par overdose d’opioïdes s’est faite en trois vagues successives. Tout d’abord, les décès liés aux opioïdes prescrits (opioïdes semi-synthétiques et méthadone) se sont accrus à partir de 1999, dans un contexte d’augmentation du nombre de leur prescription (voir ci-dessous). Ensuite, à partir de 2010, ce sont les décès par overdoses liées à l’usage d’héroïne qui ont dramatiquement augmenté. Enfin, la troisième vague a commencé en 2013 avec l’accroissement du nombre de celles liées aux opioïdes synthétiques, en particulier le fentanyl. Reste qu’il n’est pas toujours simple, dans le cas d’une overdose, de désigner un seul produit responsable: l’héroïne et la cocaïne notamment sont souvent mises en cause dans leur combinaison avec le fentanyl.
Origines de la «crise des opioïdes»
S’il est possible d’indiquer les produits en cause dans l’augmentation du nombre de décès par overdose, en cerner les causes est plus complexe. Cette augmentation intervient dans un contexte d’explosion du nombre de prescriptions d’opioïdes depuis la fin des années 1990. En 2016, on estime le nombre de prescriptions d’opioïdes à 214 millions, soit plus de 66,5 prescriptions pour 100 habitants. Entre 9,6 et 11,5 millions de personnes (soit entre 3 et 4% de la population) auraient une prescription d’opioïdes de longue durée. Par ailleurs, le nombre de personnes ayant un trouble de l’usage des opioïdes est estimé à 2,1 millions, soit environ 1% de la population.
La forte augmentation des prescriptions d’opioïdes – qui ne peut expliquer à elle seule la «crise des opioïdes» – trouve son origine dans les campagnes publicitaires agressives des compagnies pharmaceutiques à la fin des années 1990 qui ont accompagné la mise sur le marché de nouveaux analgésiques opioïdes. Le cas le plus exemplaire et le mieux renseigné est celui de l’OxyContin (une version de l’oxycodone), mis sur le marché en 1995 par la société Purdue Pharma. Celle-ci l’a présenté comme plus sûr et moins addictif que les autres opioïdes.
Les stratégies commerciales de Purdue Pharma ont été l’objet de nombreuses critiques et les procédures judiciaires à leur encontre ne se sont pas fait attendre: en 2007, la société a dû accepter un accord avec le gouvernement fédéral et payer plus de 630 millions de dollars pour publicité trompeuse à propos de l’OxyContin. Ces dernières années, la situation de Purdue Pharma et de ses propriétaires, la famille Sackler, s’est encore compliquée: ils sont de plus en plus fréquemment désignés comme ayant directement contribué à la survenue de la «crise des opioïdes». Aujourd’hui, Purdue Pharma fait face à près de 2 000 poursuites d’anciens patients et d’organisations de malades et elle se prépare à se mettre en faillite.
Mais le médicament qui retient l’essentiel de l’attention est le fentanyl, car il est le principal mis en cause dans l’augmentation du nombre de décès par overdose – même si la meth et la cocaïne n’y sont pas totalement étrangers. Prescrit sous les noms d’Actiq, Fentora ou Durogesic, c’est un analgésique et un anesthésiant dont le pouvoir analgésiant est réputé cent fois plus puissant que celui de la morphine et cinquante fois plus que celui de l’héroïne. Si sa prescription fait l’objet d’une surveillance spécifique, l’offre illégale de fentanyl comme d’autres opioïdes de synthèse s’est accrue. Ces produits sont désormais disponibles sous diverses formes (poudre, comprimés, gélules, liquides, pulvérisateurs nasaux, etc.). L’augmentation des possibilités d’approvisionnement en fentanyl et autres opioïdes de synthèse sur le marché illégal s’explique par leur teneur en principe actif très élevée qui les rend extrêmement rentables pour les trafiquants (qui les importent pour l’essentiel de Chine) et faciles à transporter et à dissimuler.
Les réponses sanitaires et politiques
À partir du milieu des années 2010, les pouvoirs politiques ont réagi à la «crise des opioïdes» par une série de mesures visant d’abord à réduire la prescription d’opioïdes. Ainsi, en mars 2016, les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), qui forment l’agence fédérale de protection de la santé publique, ont recommandé d’envisager des alternatives (notamment l’ibuprofène) pour les patients souffrant de douleurs chroniques. L’année 2017 a été importante, puisque marquée par la déclaration par le département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis de la «crise des opioïdes» comme une urgence sanitaire. Par ailleurs, en mars 2017, le président Donald Trump a mis en place la Commission on Combating Drug Addiction and the Opioid Crisis. En novembre de la même année, cette commission a reconnu la plus grande efficacité des traitements de substitution comparée au simple sevrage et a émis 56 recommandations, notamment le développement de l’offre de traitements pour les usagers plutôt que les condamnations pénales. Au niveau fédéral, un budget de 6 milliards de dollars a été alloué en février 2018 à la «crise des opioïdes».
Plusieurs États ont fait de cette «crise» une urgence sanitaire et ont adopté des politiques de réduction des risques, notamment en offrant un meilleur accès à la naloxone (un antagoniste utilisé en cas d’overdose à un opioïde) pour les usagers d’opioïdes et leurs proches. Ces mesures semblent signaler qu’un tournant politique en faveur de la réduction des risques est en cours. Preuve supplémentaire: en avril 2018, le ministre de la Santé, dont la dernière recommandation datait d’il y a dix ans, a émis une recommandation en faveur de la distribution de la naloxone.
Si on peut se féliciter des progrès de la réduction des risques, d’autres mesures prises soulèvent certaines objections en raison des présupposés sur lesquels elles reposent. Tout d’abord, elles se focalisent encore essentiellement sur les produits eux-mêmes et délaissent les conditions sociales qui rendent possibles les comportements addictifs. Or, des approches alternatives de la question des addictions, comme celle de Bruce K. Alexander, prônent de faire l’inverse. Par ailleurs, ces politiques visent à diminuer et à contrôler davantage la prescription d’opioïdes. Mais la corrélation qui existerait entre le nombre de prescriptions d’opioïdes et le nombre de morts par overdose est l’objet de débats: le nombre de décès a continué d’augmenter alors que le taux de prescription a commencé à reculer à partir de 2012. En d’autres termes, le taux de patients ayant eu recours à des opiacées et devenus dépendants à leur usage n’explique pas à lui tout seul le nombre actuel d’overdoses mortelles. Des confusions sont souvent faites entre l’abus, la mauvaise utilisation et l’addiction – qui est généralement estimée à moins de 8% des utilisateurs – et on estime à 4% ceux d’entre eux qui passeraient de l’usage d’un opioïde à celui de l’héroïne. Les politiques visant à contrôler et restreindre les prescriptions d’opioïdes, qui s’accompagnent de discours alarmistes assimilant les malades qui ont besoin d’analgésiques opioïdes à de futurs usagers d’héroïne, peuvent se traduire pour les malades à des restrictions problématiques de l’accès aux médicaments dont ils ont besoin.
Traitements de substitution aux opiacés et marché des cures
Aux États-Unis, la doctrine en matière d’arrêt de consommation de produits stupéfiants est encore largement celle du sevrage sans traitements médicamenteux – ce qui explique le succès des groupes de Narcotics Anonymous (l’équivalent pour les produits stupéfiants des Alcooliques anonymes). À l’échelle nationale, moins de programmes de désintoxication aux opiacés proposeraient des traitements de substitution, comme la méthadone et la buprénorphine. Selon le rapport de 2017 de la Commission on Combating Drug Addiction and the Opioid Crisis, dans 47% des comtés et dans 72% des comtés ruraux, aucun médecin ne peut prescrire de la buprénorphine. Aux réticences morales s’ajoutent des difficultés administratives: pour pouvoir délivrer des traitements de substitution, il faut obtenir une homologation et les règles fédérales, d’État et locales en la matière, sont nombreuses et complexes.
Pourtant le pays ne manque pas de centres de prise en charge des addictions aux produits stupéfiants: on en compte environ 14000 parmi ceux qui sont certifiés – mais beaucoup ne disposent pas de médecins et un tiers seulement proposerait des solutions médicamenteuses. En fait, l’offre en matière d’accompagnement à l’arrêt de la consommation de produits stupéfiants est très diverse et peu encadrée dans beaucoup d’États: en Californie, pas besoin de licence pour être «conseiller en addictologie»…
Cette situation est en grande partie le résultat d’une série de lois votées depuis 2008 (notamment le Affordable Care Act en 2014) qui obligent les assurances à mieux couvrir les traitements des addictions. Cela s’est traduit par une augmentation du nombre de centres de désintoxication, notamment dans des régions où ils étaient déjà nombreux, comme en Floride et sur la «rehab riviera» (Californie du Sud). L’extrême rentabilité du «marché des cures» n’est pas étrangère aux nombreuses pratiques peu éthiques de ces centres, comme les commissions que perçoivent notamment les anciens curistes pour chaque client adressé. Autre exemple: l’un des principaux acteurs de ce marché, la compagnie American Addiction Centers, qui dispose de centres dans plusieurs États, est connue pour sa politique commerciale très agressive et la force de persuasion de ses opérateurs téléphoniques qui s’exercent parfois au détriment des patients.
La Californie épargnée?
En matière de drogues, la Californie est surtout connue pour sa politique progressiste en matière de cannabis, mais l’État n’est pas épargné par la «crise des opioïdes». En janvier dernier, un événement dramatique est venu rappeler qu’elle sévit aussi en Californie du Nord, loin des grandes métropoles comme Los Angeles ou la baie de San Francisco. À Chico, la ville où je réside, une quinzaine de participants à une soirée ont fait une overdose (mortelle dans un cas), suite à la consommation d’une combinaison de cocaïne, de meth et de fentanyl.
C’est dans le Nord-Est des États-Unis que la «crise des opioïdes» est la plus aigüe. Néanmoins, la Californie a enregistré en 2016 un peu plus de 2 000 décès liés à une overdose d’opioïdes, soit un taux de décès près de trois fois inférieur à la moyenne nationale. En revanche, comme dans le reste du pays, toutes les populations ne sont pas affectées de la même manière. Ainsi, dans le cas des décès liés aux opioïdes de prescription, les amérindiens enregistrent un taux de décès supérieur à 11 pour 100 000 personnes, les blancs de 6,9, les noirs de 4,4, les hispaniques de 2,1 et les asiatiques de 0,7. De même, les catégories d’âge qui enregistrent les plus forts taux de décès sont les 55-59 ans et les 60-64 ans. Des disparités fortes existent entre comtés: ceux de Butte, Humbolt ou Mordoc, des comtés ruraux de Californie du Nord, sont bien plus touchés que le reste de l’État.
En matière de lutte contre la «crise des opioïdes», la Californie ne se démarque pas réellement du reste du pays. Les mesures prises ces dernières années reposent sur l’hypothèse contestée de sa corrélation avec le niveau de prescription d’opioïdes et d’antalgiques. Elles mettent donc la focale sur la réduction et le contrôle des prescriptions d’opioïdes et d’antalgiques et appuient la lutte contre les usages frauduleux de prescriptions médicales. Néanmoins, l’État de Californie a également pris des mesures qui permettent un meilleur accès (notamment pour les usagers) à la naloxone.
Un changement en cours?
À Chico, comme dans beaucoup d’autres régions aux États-Unis, les usagers de produits stupéfiants se heurtent à de nombreuses difficultés, à commencer par la criminalisation de la détention, de l’achat et de l’échange de produits stupéfiants, mais aussi de la détention d’objets servant à leur consommation. Par ailleurs, l’accès à du matériel stérile permettant l’injection est très limité: localement, deux enseignes autorisent l’achat de seringues, mais cela reste contrôlé, toujours aléatoire et souvent informel.
En matière d’accompagnement à l’arrêt de l’usage d’opioïdes, les ressources sont très restreintes. À Chico et dans ses alentours immédiats, on compte certes chaque semaine plus d’une vingtaine de réunions de Narcotics Anonymous. Mais la seule clinique qui offre des traitements médicamenteux ne peut recevoir qu’une petite centaine de patients et elle a été ouverte il y a quatre ans seulement. L’offre de soins est naturellement insuffisante pour une ville de plus d’une centaine de milliers d’habitants entourée de comtés ruraux dont la population est censée pouvoir y trouver des ressources qui lui manquent localement.
Un important changement s’est produit avec la création en juillet 2018 de la Northern Valley Harm Reduction Coalition (NVHRC), la première association de promotion de la réduction des risques en matière d’usage de stupéfiants en Californie du Nord. Même si la réduction des risques n’est pas totalement inconnue dans cette partie de l’État (il y existe, par exemple, quelques programmes d’échange de seringues), la NVHRC doit déployer des trésors de pédagogie pour lutter contre nombre de préjugés qui existent encore à l’égard de la réduction des risques. La NVHRC est fortement engagée dans la distribution de la naloxone et l’éducation du public aux soins de première urgence en cas d’overdose. Il était possible de se procurer de la naloxone depuis 2014, mais ce n’est que depuis juillet 2018 que l’État de Californie a autorisé sa distribution aux professionnels et volontaires (comme ceux faisant de la réduction des risques) qui sont régulièrement en contact avec des usagers d’opioïdes. La NVHRC a par ailleurs reçu un financement du département de la santé de l’État de Californie qui lui permet de distribuer gratuitement de la naloxone sous forme de spray nasal (commercialisé sous le nom de Narcan) quand, dans le commerce, la boîte de deux sprays coûte environ 135 dollars.
La NVHRC ne compte pas s’arrêter à la distribution de la naloxone: l’ampleur de ce qui reste à faire en termes de réduction des risques en Californie du Nord est immense. Dans l’immédiat, elle travaille à l’élaboration d’un programme d’échange de seringues. S’il voit le jour, il serait seulement le 45e dans tout l’État de Californie. Dans la ligne de mire de la NVHRC, il y a également la création d’un lieu d’injection… Ce serait une première en Californie du Nord.
Le cannabis thérapeutique à la rescousse?
Les partisans de la légalisation de l’usage du cannabis utilisent souvent l’argument selon lequel elle pourrait contribuer à enrayer la «crise des opioïdes» en faisant l’hypothèse que certains malades pourraient recourir au cannabis plutôt qu’à des médicaments antalgiques et en particulier des opioïdes. Cet argument a convaincu certains États (comme le Nouveau Mexique, New York, New Jersey et la Pennsylvanie) d’autoriser l’accès au cannabis thérapeutique aux patients dont l’addiction aux opioïdes est reconnue. Mais, en l’état actuel des recherches, l’hypothèse n’est pas vérifiée et les travaux les plus récents indiquent qu’il n’existerait aucune corrélation entre la réglementation du cannabis et l’intensité de la «crise des opioïdes».
En revanche, le consensus scientifique sur l’efficacité des politiques de réduction des risques est bien établi. L’opposition à ces politiques reste forte, en particulier dans les régions rurales et conservatrices où les défis posés par la «crise des opioïdes» sont énormes. Par ailleurs, les organisations qui promeuvent la réduction des risques restent confrontées à de nombreuses difficultés, à la fois sur le plan politique et judiciaire. Elles ne sont pas à l’abri de voir leurs activités criminalisées: le comté d’Orange, en Californie du Sud, poursuit en justice un groupe de volontaires pour avoir mis en place un programme d’échange de seringues. Le verdict pourrait constituer un dangereux précédent pour d’autres groupes californiens engagés dans des pratiques similaires de réduction des risques.
À l’inverse, dans les grandes villes, comme New York ou San Francisco, on note de réelles avancées en matière de réduction des risques. L’un des modèles du genre souvent cité est Seattle, notamment car son hôpital est doté d’une structure d’hébergement où les patients peuvent être admis sans être préalablement sevrés. Au regard de l’ampleur de la «crise des opioïdes» et de l’évidence de l’impasse à laquelle ont mené les politiques de la drogue jusqu’à maintenant, les partisans de la réduction des risques pourraient tenir là l’occasion d’une victoire historique.