Incursions ethnographiques sur les territoires du crack à Paris

Le phénomène du crack à Paris ainsi que son traitement médiatique et politique se sont progressivement focalisés sur deux figures essentielles : le cracker et le modou, respectivement l’usager précaire en errance et le dealer de crack ambulant, typiques du nord-est de la capitale. S’ils ne sont pas les seuls concernés par la vente et la consommation de ce dérivé de la cocaïne, ils constituent des acteurs particulièrement visibles et indésirables dans l’espace public où, entre «scènes ouvertes» et «plans éphémères», leur présence ne cesse d’exaspérer les riverains.

Dans cet horizon, depuis une trentaine d’années, crackers et modous interrogent les pouvoirs publics dans leur capacité à concevoir et déployer des dispositifs de gestion et d’invisibilisation efficaces. Aussi revendiqués soient-ils, ces dispositifs peinent à composer tant avec l’ancrage territorial de ces acteurs qu’avec la densité des sociabilités et relations qu’ils y tissent.

«Flashs» historiques

Anciennement relégués aux squats et à d’autres interstices urbains éparpillés dans les quartiers défavorisés de la capitale et de la proche banlieue où l’héroïne régnait sans partage1KOKOREFF M., COPPEL A. et PERALDI M. (dir.), La Catastrophe invisible. Histoire sociale, les crackers et les modous deviennent plus nombreux et visibles au tournant des années 1990. Entre autres facteurs explicatifs, la rénovation urbaine du nord-est de Paris les aurait délogés et repoussés dans les rues de certains quartiers, où ils se rassemblaient pour vendre et consommer le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. dans l’espace public. À ces bouleversements urbains sont venus s’ajouter des éléments d’ordre commercial: l’afflux et la démocratisation croissante de la cocaïne2BOEKHOUT VAN SOLINGE T., Héroïne, cocaïne et crack en France, CEDRO, 1996., ainsi que l’existence d’une clientèle particulièrement séduite par les «flashs» et plaisirs du crack.

«Moi, c’était comme une découverte. Je tapais pas mal l’héro, puis j’ai commencé à consommer la «coke» et direct le crack, quoi. C’était un effet qui me convenait mieux que l’héro. L’héro te met bien, certes, mais tu as tendance à t’endormir, être mollasson. Alors que la «coke», tu es bien. Je ne te cache pas que sexuellement, tout ça, c’est la grande puissance. Plus le crack que la «coke». La «coke», il y a ceux qui consomment en snif, mais c’est light. La montée est plus soft. […] Alors qu’avec le crack, tu as un vrai «flash» qui est violent, fort. […] Tu te sens bien, ça te donne envie de… ça te permet de t’exprimer, de parler, tu t’exprimes vraiment bien. Ton appétit sexuel… Un très bon effet, tu te sens vraiment bien! […] Le piège est là.» 

Pierre3Les prénoms ont été modifiés., 51 ans, consommateur depuis 1993

Une main-d’œuvre déracinée, disponible et déjà enfermée dans des logiques d’insertion marginales s’est dès lors montrée intéressée par ce business lucratif. Les premiers concernés par ce commerce semblent avoir été des usagers-revendeurs originaires des Antilles françaises qui, situés sur la route des grands flux internationaux de la «coke» ainsi que sous l’influence du rastafarisme, auraient rapidement adhéré au produit et à son mode de consommation4CHARLES-NICOLAS A., Crack et cannabis dans la Caraïbe : la roche et l’herbe, 1997.. Avec les vagues de départs vers la métropole, ils y auraient importé les premiers «cailloux» ainsi que le savoir-faire du basage, notamment dans les milieux populaires et précaires parisiens5TOUSSIRT M. et INGOLD F., La consommation du « crack » à Paris en 1993 : données épidé- miologiques et ethnographiques, IREP, 1994.. Les rapprochements sociospatiaux entre ces premières générations d’Antillais et les populations venant d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, cantonnées dans certains quartiers du nord-est de Paris, font que, dès 1990, le marché de rue ait pu être investi et dynamisé par différentes minorités ethniques6MARCHANT A., « L’arrivée du crack en France, entre fantasmes et réalités », Swaps, no 70, 2013.. C’est à cette période que les crackers, mais aussi les modous et les filières ouest-africaines7CADET-TAÏROU A. et al., Synthèse des principaux résultats de l’étude Crack en Île-de-France, OFDT, 2021. amorcent leur carrière comme protagonistes de cette histoire.

Photo : Julie Costa.

«Emboitant les pas des plus grands»

Dans le sillage de ces premières générations, Oumar, quarantenaire, «emboitant les pas des plus grands» de son village au Sénégal, débarque en 2011 à la gare de Lyon, avant de faire le tour de tous les spots les plus connus de vente de crack de la capitale: «Marcadet-Poissonniers », l’ancienne «Colline du crack», «Jaurès», le «boulevard», le «bunker», le « parc ». En dépit des interventions des forces de l’ordre, de petits autoentrepreneurs aguerris comme lui, souvent au train de vie modeste, tiennent et font persister un marché local itinérant. Depuis une dizaine d’années, entre des séjours à Fresnes et à Fleury-Mérogis, Oumar envoie les fruits de ses ventes au pays, où, plus précisément à Dakar, il ferait construire un immeuble. À chaque 3000 euros épargnés, il s’adresse à un «sarrâf», commerçant spécialisé dans le transfert d’argent, au cœur d’un quartier multiethnique du nord-est de la ville. La formule est simple et le schéma, bien rodé:

«Tu vas dans le commerce, tu déposes ton argent, et ta famille va récupérer l’argent dans le commerce qu’il [le commerçant] a là-bas [au Sénégal]. Il n’y a pas de trace.» 

Oumar, 43 ans, modou à Paris depuis 2011

L’argent qu’il dépose chez cet adepte de l’Hawala8Système informel de transfert traditionnellement utilisé, entre autres, par des travailleurs immigrés pour envoyer de l’argent à leur pays d’origine. Cf. JOST P.M. et SANDHU H.S., The hawala alternative remittance systemcand its role in money laundering, 2000. ne quitte pas le territoire français, au contraire des sommes qu’il admet envoyer en cachette dans les bagages des fameuses «GP [gratuité partielle]», à sept euros le kilo. Appuyées sur la vivante communauté sénégalaise, ces «factrices clandestines»9Le Monde, 29/01/2015, «Dans l’univers des GP, les factrices clandestines entre Paris et Dakar». feraient circuler hebdomadairement des colis et marchandises diverses au gré des vols entre Dakar et Paris. Parmi de petits cadeaux à destination de ses proches («fringues, parfums, téléphones portables […]»), Oumar y trouve un autre levier informel, également fiable et efficace, d’acheminement de fonds. Au «bled», son oncle gère la réception des montants versés et veille sur ses investissements pour le grand retour. «Le but, c’est ça : tôt ou tard, on va finir chez nous», dit-il.

Photo : Julie Costa.

Au cœur des quartiers populaires

L’économie du crack à Paris et ses acteurs reposent, de manières multiples, sur le dense réseau de commerçants, d’informalités et des flux humains et matériels des quartiers populaires du nord-est parisien. Moussa, le cousin d’Oumar, «cuisinier» réputé et modou de longue date, fait le tour des boutiques. Il y échange les pièces en billets avant de se diriger vers les «jeunes de cité» dans le «93» pour se réapprovisionner en cocaïne. Moussa en achète entre 100g et 200g, environ trois fois par semaine. De retour, il fréquente des cafés et des restaurants sénégalais, avant de rentrer dans son studio, pas loin de Marx Dormoy, sous-loué illégalement auprès d’un Guinéen. Au quatrième étage d’un immeuble en rénovation où il m’a accueillie un soir d’autonome, ce jeune Wolof produit, emballe et stocke sa marchandise.

Également au cœur de ces quartiers, les usagers organisent leurs routines, leurs habitudes, leurs systèmes de débrouille10LOVERA M., « Drogues de rue : gestion des risques, stratégies de régulation, tactiques et savoir-faire », Sociographe, no 25, 2016.. Pierre, sans domicile et sans revenus, y écoule toute la pacotille attrapée furtivement dans les étalages. Mehdi y fait la manche, Leïla, des passes. Jean revend des kits base11Aussi appelé «kit crack», outil phare de réduction de risque auprès des consommateurs de crack par inhalation. À usage individuel, il contient une pipe à crack, un filtre, deux embouts, une crème cicatrisante et deux tampons alcoolisés. récupérés gratuitement dans les distributeurs de matériel stérile, comme Roger, qui assure aussi la vente de médicaments détournés et la recharge de briquets dans une scène ouverte du XIXe arrondissement.

Plus précisément à l’intérieur du circuit du crack, certains usagers rabattent, d’autres guettent, avec plus ou moins de régularité et d’engagement. Les filles, en particulier, jouent les «nourrices portatives». Dans un coup qui avait mal tourné, Aline, que j’ai connue à sa sortie de prison, fut accusée par la justice de garder sur elle, par amitié et en échange de quelques galettes, le «matos» d’un «pote». La dernière fois que je l’ai croisée, en janvier, nous étions au parc, vêtements mouillés et chaussures couvertes de boue, lors d’une journée d’hiver pluvieuse et particulièrement froide. Après quelques sourires, causettes et embrassades, elle est vite partie, visiblement attristée, cannette de bière forte en main, Subutex en poche. Lamine, son petit ami sénégalais, était une fois de plus «en taule».

Malgré tout, ce soir-là, elle a pu rentrer se réchauffer dans sa chambre d’hôtel toute proche. Ainsi comme Pierre et Medhi, elle a bénéficié du lancement du Plan crack et des places d’hébergement mises à disposition par les partenaires associatifs12AVRIL E. et LAZIC J., «La crise sanitaire, booster du Plan crack? Chroniques de la RDR en temps de “guerre”», Swaps, no 94, 2020.. Les changements corporels opérés par cette mise à l’abri sont particulièrement visibles et bénéfiques pour cette Haïtienne quarantenaire dont le parcours est marqué par la précarité. Avant son évacuation en décembre 2019, elle se trouvait à la fameuse «Colline du crack», puis à la «Porte d’Auber’». Pierre, quant à lui, squattait dans des stations de métro, tout comme Medhi. Leïla est rentrée chez sa mère, Jean m’a dit se faire héberger en banlieue. Roger, éloigné et «dégouté» du réseau de soin, dort toujours sous les arcades du métro aérien, à quelques centaines de mètres du parc. Dans ce «jardin perdu du nord-est»13Le Parisien, 16/06/2020, «Crack, toxicomanies, déchets… Ces jardins perdus du nord-est de Paris»., accompagné de sa pipe à crack artisanale, il me raconta sa vie et témoigna des métamorphoses du quartier: «Avant, tout ça, c’était des squats.»

Convergences humaines et sociologiques

Ces extraits ethnographiques démontrent que la convergence et la permanence des modous et des crackers dans ces quartiers ne s’expliquent pas exclusivement par les transactions de crack, ou encore par les arrangements économiques qu’ils permettent face aux besoins matériels de la vie quotidienne. L’économie du crack, comme toute autre par ailleurs, s’imbrique dans des dynamiques territoriales, sociohistoriques, relationnelles et affectives14FERNANDEZ F., 2011, «Le théâtre des fumeurs de «crack». Mise en scène émotionnelle et voilement/dévoilement de soi », Ethnologie française, vol. 41, no 4, 2011., reposant sur un substrat socioanthropologique complexe. Dans ces territoires, depuis plus d’une trentaine d’années, des générations successives de crackers et modous construisent des tissus denses de relations et de pratiques de tout genre qui, aussi ambigües soient-elles, ne sont pas que violentes ou ravageuses, quoi qu’en disent les caricatures et les imaginaires sociaux dominants. Entre fragments de vies cachées et expériences intimes15BOUHNIK P., « Fragments de vies cachées. Rencontres avec les drogues sur les quartiers populaires » in Villes et toxicomanies, Érès, 2005., s’y décèlent des grammaires et des entrelacements relationnels d’amitié, d’amour et d’entraide sur lesquels s’édifie, même de manière fragile et fugace, tout un univers éthique et affectif singulier et particulier à ces acteurs. En parallèle, se concentre dans ces quartiers tout un réseau institutionnel et associatif indispensable de solidarité et de soins, avec les possibilités d’existence, de survie et de reconnaissance qu’il autorise. Sans l’ensemble de ces éléments constitutifs entremêlés, ces vies, ainsi que la résilience du phénomène du crack qu’elles engendrent et incorporent, ne peuvent pas être appréhendées. Paradoxalement, dans ce contexte, le crack opère comme un unificateur structurant du champ social. Il opère également comme un créateur et catalyseur de liens dans la vie de ces personnes aux marges d’une société qui leur est particulièrement hostile.

Reconnaître de tels aspects n’efface pas la «galère» ou la véritable souffrance sociale16BOURGOIS P., «Crack and the Political Economy of Social Suffering», Addiction Research and Theory, v. 1, 2003. que cette drogue, associée à d’autres facteurs, génère pour les acteurs qui se livrent à sa consommation abusive. Cela n’atténue pas non plus, structurellement, les troubles à l’ordre et à la santé publique qu’elle suscite17CADET-TAÏROU A. et PFAU G., Usages et ventes de crack à Paris. Un état des lieux 2012-2017, OFDT, 2018..

«Le crack, c’est violent. Après des années de consommation, je vois certains, ça fait dix ans que je les connais. Franchement, la personne tenait la route… Même des « nanas ». Vraiment, [le crack] ça abîme. Moi, j’ai fait des pauses. J’ai fait la prison, je ne vais pas te cacher. Ça m’a permis de faire des pauses. Dieu, merci! Psychologiquement, physiquement, tu laisses des plumes. J’en ai laissées!»

Pierre

Surtout dans les contextes de précarité, le crack demeure indubitablement une source importante d’intoxication, de dépérissement du corps et de l’esprit, de violence à l’autre. Indéniablement, les relations et liens qui se nouent à travers lui sont parfois inondés par des tensions, des contradictions, des rapports contraints, addictifs, abusifs. Ce sont dans ces ambivalences qu’il s’avère essentiel de reconnaître l’ancrage individuel et social que le crack représente dans la configuration objective et subjective de ces personnes.

Antinomies répressives

Au-delà de toute description ethnographique de ces types sociaux paradoxaux, il n’en demeure pas moins que la présence des crackers et modous pose des problématiques réelles aux territoires où ils circulent et sont ancrés, y faisant émerger des prétendues solutions qui se sont révélées peu ou pas opérantes jusqu’ici.

Rappelons qu’en dépit des efforts importants déployés, «Paris peine à endiguer l’emprise du crack». Dans ce contexte, nous assistons, entre autres, à la recrudescence des discours et logiques d’action prohibitionnistes tant de la part d’acteurs civils qu’étatiques.

«Avant, on interpellait les toxicomanes dans le cadre des transactions. À partir d’octobre [2019], le parquet a souhaité qu’on rentre dans une politique d’interdiction de paraître18Mesure prévue par l’article 41-1 du Code pénal consistant à interdire la présence d’un individu sur un lieu donné. des usagers. C’est-à-dire, d’interpeller aussi les usagers pour de simples usages et de simples détentions, ce qui n’était pas interdit, mais, enfin, on n’était pas dans cette optique-là. […] Maintenant, le but, c’est de leur interdire le territoire de l’arrondissement et du nord-est parisien de manière générale.»

Cadre des forces de l’ordre, actif depuis les années 1990

Sans même explorer les19 conséquences socio-sanitairesAVRIL E., « Guerre à la drogue, guerre sociale », Journal ASUD, no 63, 2020. et humanitaires de cette approche fondée sur l’interdiction et la dispersion20Le Figaro, 19/11/2020, «Crack à Paris : parquet et police apposés à une nouvelle salle de consommation»., force est de constater, sociologie et expérience à l’appui, qu’elle semble engendrer plus de dégâts qu’elle n’est censée en réparer, et cela tant sur le plan politique que sécuritaire. En fin de compte, «on évince, ils reviennent»21Le Parisien, 01/06/2021, «Comment le procureur de Paris veut “fatiguer le trafic” de crack à Stalingrad».. Et cela, que ce soit après une descente de police, une injonction thérapeutique, une interdiction de paraître, toute autre peine ou châtiment. Les trajectoires pénales d’acteurs impliqués dans la vente et dans la consommation attestent que, même après des mois, voire des années de prison et d’interdiction du territoire, crackers et modous sont nombreux à revenir aux circuits historiques du crack, inscrits dans la mémoire collective de ceux en quête de drogue, argent, refuge. De retour, assujettis à des carrières sociales dans les trames du crack22RUI T., Nas tramas do crack: etnografia da abjeção, Terceiro Nome, 2014., ils se confrontent à une situation personnelle beaucoup plus complexe et paralysante qu’auparavant —situation avec laquelle ils tentent de composer, tant bien que mal.

À ces hordes «d’indésirables» déjà connus, viennent enfin se greffer, temporairement ou durablement, d’autres populations à différents profils socioéconomiques et carrières migratoires23CADET-TAÏROU A. at al., ibidem.. Vis-à-vis de cette confluence, ses frontières peureuses et mutations, le déploiement croissant des effectifs de l’ordre, largement revendiqué dans l’arène publique, ne témoigne pas d’impacts positifs majeurs, outre un effet de report qui soulage, à titre provisoire, certains lieux de fixation d’usagers et dealers. Face à l’escalade des tensions dans les quartiers touchés, une fois encore, «la guerre contre la drogue patine»24ActuParis, 08/04/2021, «À Paris, la guerre contre la drogue patine et le plan crack ne suffit pas».. Dans ce cadre, loin de capituler à la frénésie sécuritaire25MUCCHIELLI, L. (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte, 2008.crackers et modous, plus ou moins visibles au fil du temps, ne cessent de se réarranger et se ramifier alors qu’on tente depuis trois décennies de les faire à jamais disparaître.