Dry January & loi Évin: quel rapport ?

Lancer une campagne incitant à limiter sa consommation d’alcool pendant un mois, suivant l’inspiration de nos voisins britanniques, ne fut pas de tout repos en France… Notre pays concentre 10% de la surface mondiale de vignes et reste parmi les plus grands consommateurs, au 6e rang parmi les 34 pays de l’OCDE. La première édition du Dry January, ou «Défi de janvier», s’est heurtée à quelques intérêts contraires.

Pourquoi parler du Dry January dans un numéro de Swaps consacré à la loi Évin ? A priori, aucun lien direct : sur son volet alcool, la loi Évin est là, notamment, pour limiter le droit de faire de la publicité pour les boissons alcoolisées afin de protéger les jeunes des opérations de marketing et le Dry January / Défi de janvier est une campagne de santé publique proposant le défi d’une pause d’un mois dans sa consommation d’alcool.

Et pourtant…

Et pourtant en France, n’importe quelle initiative de santé publique souhaitant traiter de l’épineux problème de la consommation d’alcool se retrouve dans une arène de confrontation où les rôles sont bizarrement attribués: d’un côté, les braves défenseurs de l’art de vivre à la française, véritables moteurs de l’économie tricolore dans nos beaux territoires. De l’autre des hygiénistes austères perfusés à l’eau minérale et pollués par les concepts étrangers qui menacent l’identité française. Le vin, c’est bien, informer sur ses dangers, c’est mal.

Les lobbies de l’alcool aux manettes

Plaisanterie? Il n’en est rien: les qualificatifs sont du vécu, aimablement dispensés à notre encontre par ces messieurs de la Revue des Vins de France, entre autres. Cette inversion des rôles assez spectaculaire et fonda- mentalement contre-intuitive révèle l’enjeu d’une bataille qui ne se joue pas qu’en coulisses. En effet, la polémique autour du Mois sans alcool a été le formidable révélateur de la puissance des lobbies de l’alcool et d’une stratégie d’influence qui a pour but de réduire progressivement et inexorablement le périmètre de la loi Évin et de neutraliser les initiatives de prévention.

Comment justifier par exemple l’existence d’un site comme «Alcool et droit» qui a pour finalité affichée de «communiquer sur les boissons alcoolisées sans craindre la loi Évin»? Vous saviez qu’il existait des spécialistes en défiscalisation? Vous connaissez maintenant l’existence de juristes «spécialistes de l’accompagnement des producteurs de boissons alcoolisées et de leurs agences pour la communication sur ces boissons alcoolisées».

La loi Évin instaure un environnement réglementaire qui pose des limites à l’industrie, pour le bien commun, à savoir la sauvegarde de la santé de la population. Pour l’industrie de l’alcool, il s’agit de vendre toujours plus et c’est là un point fondamental. Ainsi, toute initiative susceptible de perturber ce développement est qualifiée comme une agression. Les victimes, ce sont les industriels et les vignerons, pas les 40000 personnes qui meurent chaque année à cause de l’alcool.

«Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de Mois sans alcool»

Remontons un peu dans le temps pour bien comprendre comment s’est révélée cette polarisation…
Réclamée depuis de nombreuses années par les associa- tions, une campagne de « Mois sans alcool » était prévue à l’agenda de Santé publique France pour janvier 2019. Calquée sur le Dry January créé par Alcohol Change UK, le principe était assez simple : réussir à se passer d’alcool pendant un mois pour faire le point sur sa consommation et mieux la maîtriser par la suite. L’objectif n’étant pas, contrairement au Mois sans tabac, d’inciter à l’arrêt complet après la pause. Agnès Buzyn était alors ministre de la Santé, le lancement de la campagne devait être annoncé lors d’une conférence de presse programmée le 20 novembre.

Sauf qu’entretemps, le président de la République, qui n’a jamais caché son appétence pour le vin, est interpelé lors d’un déplacement en terres champenoises par les élus de la région qui s’inquiètent de cette scandaleuse campagne de Mois sans alcool. Droit dans ses bottes, Emmanuel Macron leur répond : « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de Mois sans alcool ».

Et c’est via le site «Vitisphère» que le coup d’arrêt de l’opération est annoncé par Maxime Toubart, président du syndicat général des vignerons de Champagne. Pas si sur- prenant si on se souvient qu’en 2018, interrogé sur un pos- sible durcissement de la loi Évin en marge d’une rencontre avec des agriculteurs, Emmanuel Macron avait déclaré qu’il fallait « arrêter d’emmerder les Français ». Rappelons à cette occasion qu’Audrey Bourolleau, l’ancienne délé- guée générale de Vin et Société, l’organisme chargé de défendre les intérêts de la filière viticole, occupa la fonc- tion de « conseillère agriculture, pêche, forêt et développe- ment rural » auprès du président de la République jusqu’en juillet 2019. Les lobbies sont bien en place.

Le vin en tête de gondole

Dès lors, l’injonction jupitérienne s’impose à tou.te.s. Agnès Buzyn lâche courageusement Santé publique France en rase campagne, arguant qu’elle n’était pas au courant de cette opération (nous avons bien entendu conservé le dossier de presse, disponible sur simple demande) qui va partir intégralement à la benne, gaspillant au passage quelques centaines de milliers d’euros d’argent public…

Gaspillage certes, mais il s’agit notamment de ne pas gêner l’économie, quitte à mettre en péril la santé de nos concitoyens. Car il faut bien avoir en tête que le vin est la parfaite tête de gondole quand il s’agit de défendre les intérêts de toute la filière alcool. Ce choix délibéré entre économie et santé revêt une résonnance toute particulière en ces temps d’épidémie de CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. où le maintien de l’activité économique pré- vaut sur des mesures de santé publique, certes dras- tiques mais en capacité de freiner l’épidémie. En aurait-il été de même pour un autre produit ? Force est de reconnaître que le vin bénéficie en France d’un statut particulier.

Interrogé par CheckNews, le site de vérification des faits de Libération, le service communication de l’Élysée arguera que « le gouvernement préfère se positionner sur une politique de prévention, lutter contre l’addiction et protéger les publics fragiles. Nous ne voulons pas prendre la décision d’interdire l’alcool, ce qui était a priori la démarche proposée. »

Évidemment non, il n’a jamais été question, ni d’interdire, ni même de prôner une abstinence longue et définitive. Mais les mots sont importants et ceux choisis par l’Élysée ne sont pas neutres : il est ainsi sous-entendu que l’État doit bien entendu protéger les plus fragiles, celleux qui ne savent pas se maîtriser, qui ne savent pas boire, mais surtout laisser les individus éduqués et structurés consommer tranquille…

Polémique

En réaction, une coalition très large d’intervenants en addiction, associations, patients, sociétés savantes s’est constituée1Sous l’impulsion de Addict’Aide, Adixio, Addiction France, la Fédération Addiction, la FFA et la SFA pour lancer une initiative de Dry January à la française. Le périmètre de cette coalition dépassant très largement le champ de l’addictologie ou même de la réduction des risques. Bénéficiant d’une couverture média décuplée par la polémique suscitée par l’annula- tion de la campagne de SPF, un dispositif de mobilisation en ligne utilisant les réseaux sociaux et un site Internet de référence, ajoutés aux vecteurs de communication des différentes structures, a été développé en un temps record, bénéficiant de l’expertise d’Alcohol Change UK. Le succès fut assez phénoménal pour une campagne sans budget pour acheter de l’espace publicitaire: un institut de sondage a en effet évalué la participation à un million et demi de personnes!

Pour autant, la campagne ne fut pas de tout repos. Durant tout le mois de janvier, nous avons été la cible des attaques de la «vinosphère» et de ses alliés, grands chefs étoilés comme Alain Ducasse déclarant en Une du Guardian «Je ne sais pas qui sont ces gens, je ne veux pas leur parler, je veux juste les combattre», hebdomadaires comme Le Point fustigeant une nouvelle offensive du «camp du bien» etc. Bonne ambiance. Tout ça pour ça, serait-on tenté de dire.

Réduire les risques

Nous proposions simplement de tenter le défi d’une pause d’un mois dans sa consommation d’alcool… En y regardant de plus près, les défenseurs de l’industrie de l’alcool auraient pu constater qu’au Royaume-Uni où la campagne est installée avec succès depuis de nombreuses années, celle-ci n’a pas vraiment d’impact sur les ventes d’alcool. Pas question donc de risquer de mettre les viticulteurs au chômage, comme il nous a été le plus sérieusement du monde annoncé. D’autant plus que, fait rare pour une campagne de prévention, le Dry January version anglaise a fait l’objet d’une évaluation très poussée menée par l’Université de Sussex. Au-delà des bénéfices immédiats d’une pause alcool –meilleur sommeil, repos, perte de poids et économies substantielles– les résultats montrent que les participant.e.s au challenge, qu’ils aient réussi ou non à tenir tout le mois, maîtrisent mieux leur consommation d’alcool à terme, avec une réduction de la fréquence de la consommation d’alcool ainsi que du volume consommé.

En cela, le Dry January s’inscrit bien plus dans une démarche de réduction des risques visant à un meilleur contrôle de sa consommation qu’une injonction à l’arrêt pur et simple.

L’outrance des attaques, ajoutée à la polémique d’une annulation arbitraire, ont clairement fait perdre la bataille de l’image au lobby de l’alcool, un très mauvais calcul car on n’avait sans doute pas autant parlé de la place de l’alcool dans notre société qu’en ce mois de janvier 2020.

Une leçon a priori bien comprise par les alcooliers puisque la campagne 2021 fut bien plus calme, dans un contexte compliqué par l’épidémie de Covid. Nous avons néanmoins pu constater une adhésion très forte du public, accueillant avec enthousiasme une proposition de pause parfois salutaire dans un contexte de consommation perturbé par le confinement. Selon le panel Yougov, plus d’une personne sur dix (11%) affirmait avoir pour objectif de ne pas consommer une goutte d’alcool jusqu’à la fin du mois de janvier. Une nouvelle édition couronnée de succès, mais toujours sans aucun soutien de l’État. Ce qui ne manque pas d’interroger, dans un contexte où l’une des revendications régulières des alcooliers est de se voir confier les campagnes de prévention sur l’alcool.

L’alcool par temps de confinements
Pendant le premier confinement du printemps 2020, 11 % des Français ont augmenté leur consommation, selon des résultats de Santé publique France, corroborés par d’autres enquêtes. En France, l’alcool est resté un « bien essentiel » : même si les bars et restaurants ont été fermés par décret, les commerces de détail rattachés à la convention collective « fruits et légumes » ont pu rester ouverts, comme le révèle l’OFDT dans Tendances2« Les addictions en France au temps du confinement », septembre 2020, Tendances… Le deuxième confinement, moins restrictif, s’il a privé de sorties les jeunes ou consommateurs occasionnels, a vu l’explosion de nouvelles pratiques, comme la livraison à domicile. Selon Libération3« Livraison d’alcool à domicile : «Les gens commencent à boire plus tôt », Libération, 6 février 2021, certains sites spécialisés ont enregistré une hausse jusqu’à 20 % de leur chiffre d’affaires, avec des livraisons plus tôt. L’heure de l’apéro avancée, c’est aussi ce que l’on peut constater dans l’espace urbain, où les bars assurent un service de « prêt à emporter » alors que l’interdiction de consommer de l’alcool sur la voie publique a été décrétée le 1er avril. Mais elle dépend d’arrêtés préfectoraux, qui en déterminent les zones.