États-Unis : la crise des opioïdes comme révélateur social et… politique

Depuis 1999, la «crise des opioïdes» aurait tué près de 450 000 personnes aux États-Unis et pourrait faire encore plusieurs centaines de milliers de victimes dans les années à venir. Il s’agit probablement d’un des pires problèmes de santé publique que le pays ait eu à affronter dans son histoire. Comme toutes les grandes épidémies, elle ne relève pas que du strict domaine sanitaire, mais constitue un révélateur des contradictions qui traversent la société américaine contemporaine. Si elle dit beaucoup de choses sur les méthodes d’un certain capitalisme, elle témoigne aussi de la profonde crise sociale que traverse une partie de l’Amérique: celle des perdants de la mondialisation.

Ce qu’il est devenu commun d’appeler la «crise des opioïdes»1Le syntagme « crise des opioïdes », utilisé communément pour qualifier l’épidémie en cours est devenu impropre pour qualifier un phénomène qui dure maintenant depuis plus d’une vingtaine d’années.aux États-Unis est le fruit de la rencontre entre le cynisme de certaines grandes firmes pharmaceutiques et la détresse sociale de fractions de plus en plus significatives de la population américaine, notamment dans les grandes régions industrielles du Nord-Est (Indiana, Michigan, Ohio, Pennsylvanie, Virginie-Occidentale, Wisconsin)2Obradovic I., « La crise des opioïdes aux États-Unis, d’un abus de prescriptions à une épidémie aiguë », Potomac Paper, 38, IFRI, 2018., passées, en une vingtaine d’années, du statut de Manufacturing Belt à celui de Rust Belt (ceinture de la rouille).

Mondialisation malheureuse

Ces populations ont été victimes d’un vaste processus de délocalisation des entreprises manufacturières, vers le sud des États-Unis, mais surtout vers le Mexique et la Chine. La baisse de l’emploi manufacturier, qui, entre le début des années 1960 et 2000, n’était que relative, s’accélère avec l’entrée de la Chine, voulue par Bill Clinton et George W. Bush, dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Dix ans plus tard, les promesses annonçant une baisse du déficit commercial américain et surtout une vague de création d’emplois industriels n’ont pas été tenues. Au contraire avec un tiers d’emplois industriels perdus et un déficit commercial passé de 81 milliards à 200 milliards de dollars, le dixième anniversaire a un goût de cendres pour les travailleurs américains. Ce phénomène, aggravé par la crise dite des subprimes en 2008, au cours de laquelle des millions de salariés américains ont perdu leur emploi, s’accompagne tout au long des années 2000 d’une baisse du revenu médian des ménages. Entre 1999 et 2015, le revenu en dollars constants de la moitié des foyers américains est passé de 58000 à 56500 dollars3United States Census Bureau., tandis que les baisses d’impôts massives ciblant les hauts revenus, notamment depuis la présidence de Ronald Reagan dans les années 1980, favorise une concentration des richesses jamais vue depuis les années 1920. Ainsi, on estime aujourd’hui que 1% des Américains possèdent plus de 20 % de la richesse nationale, une proportion qui a doublé en vingt ans4Piketty T., Capital et idéologie, Le Seuil, 2019.. L’économiste démocrate Paul Krugman, dans un livre publié en 2008, l’année de l’élection de Barak Obama, décrivait le cours suivi par la société américaine comme le passage d’un modèle symbolisé par «General Motors» à un autre représenté par «Walmart»5Krugman P., L’Amérique que nous voulons, Flammarion, 2008.. General Motors, le premier constructeur automobile américain, avec ses hauts salaires, son niveau élevé de couverture maladie, son fort taux de syndicalisation, incarnait le fordisme des années 1960 et 1970. Walmart, la chaîne de supermarché devenue la plus puissante entreprise américaine et mondiale, grâce notamment à l’importation de biens de consommation bas de gamme produits en Chine, au point que 10% du déficit commercial américain lui seraient imputable, est un symbole, avec ses bas salaires, sa répression antisyndicale, de la triste réa- lité de la situation d’une partie du salariat. Comme l’a résumé le milliardaire américain Warren Buffet interrogé en 2005 par CNN sur l’existence de la lutte des classes: «Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches qui est en train de la gagner.» Parallèlement, au plan politique, le parti démocrate, représentant traditionnel de la classe ouvrière, notamment depuis le New Deal de Roosevelt, tendait à s’en détourner au profit des minorités noires et hispaniques et des couches les plus diplômées des grandes aires métropolitaines, tout en se convertissant massivement au libre-échange. Ce phénomène, bien décrit par l’historien américain Thomas Frank6Frank T., Pourquoi les pauvres votent à droite ? Agone, 2013., dans un contexte où les écarts de salaires depuis 30 ans entre éduqués et non éduqués ont augmenté de 80%, s’exprime par le fait que la quasi-totalité des banlieues américaines qui comptent plus de 50% de diplômés du supérieur votent pour le parti démocrate7«The 2020 presidential election will be decided in the suburbs», The Economist, 4 janvier 2020..

Deaths of despair

L’indicateur le plus marquant reflétant l’état de la société américaine est d’ordre démographique. Ainsi, entre 2014 et 2016, l’espérance de vie globale aux États-Unis a baissé de 78,9 ans à 78,7 ans. Un phénomène dû à la hausse, sans équivalent dans le monde développé, du taux de mortalité chez les hommes blancs de 45-54 ans dans les comtés américains les plus touchés par la désindustrialisation8Pierce J.R., Shott P.K., « Trade liberalization and Mortality: Evidence from U.S. Counties », Finance and Economics Discussion Series, no 94, Washington, Board of Governors of the federal Reserve System, 2016., due à ce que le prix Nobel d’économie américain Angus Deaton appelle les deaths of despair9Case A., Deaton A., Deaths of despair and the future of capitalism, Princeton University Press, 2020.. Une surmortalité10Todd E., Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Le Seuil, 2018., causée essentiellement par les suicides, l’alcoolisme et les overdoses, qui a tué en 2017 près de 158 000 Américains11Case A., Deaton A., op. cit., 2020.. De plus, l’analyse de l’évolution de la mortalité croisée avec le niveau éducatif montre que celle-ci est concentrée au sein de l’importante population blanche ayant le plus faible parcours scolaire. En 2018, sur 171 millions d’Américains âgés de 25 à 64 ans, les Blancs sans diplôme représentent 38% des individus. Si le taux de mortalité est en augmentation de plus de 33% dans la population blanche en général, il croît de plus de 133% chez ceux ne disposant que d’un niveau d’éducation secondaire ou moindre (voir tableau 1).

Tableau 1. L’évolution de la mortalité des 45-54 ans selon le niveau d’éducation (Todd, 2018)

Une cible : l’Amérique en souffrance

Parmi les causes majeures de cette situation figure l’empoisonnement aux opioïdes. En 2018, 75,5% des victimes d’overdoses aux opioïdes étaient blanches contre 13% de Noirs et 9% d’Hispaniques12Opioids overdose deaths by race/ethnicity », The Kaiser Family Foundation, 2018.. Les procès intentés par certains États contre de grandes firmes pharmaceutiques sont en train de mettre à jour le système de corruption à l’œuvre dans leur politique de promotion des antidouleurs, ainsi que leurs poids démesurés auprès des plus grandes institutions politiques américaines. Ainsi, on estime que «pour chaque membre du Congrès, le secteur pharmaceutique emploie en permanence cinq lobbyistes»13« L’agonie de la classe ouvrière blanche américaine », Éléments no 183, avril-mai 2020.. Les actions entreprises par certaines parties civiles ont permis de montrer par exemple que la fameuse étude «scientifique», publiée en 1986, prouvant l’innocuité des painkillers en matière d’addiction sur une cohorte de 38 patients hospitalisés pour des cancers ne reposait, selon les propres termes d’un des auteurs, Russell Portenoy14Le cas Portenoy est intéressant. Promoteur, rémunéré par l’industrie, de l’utilisation des opioïdes tels l’Oxycontin, dans le cadre du traitement de la douleur chronique, il a récemment changé de position en acceptant de témoigner à charge dans les procès intentés contre les compagnies moyennant l’arrêt des poursuites contre lui., que sur des «données très très faibles»15« Weak weak data », « Doctor who was paid by Purdue to push opioids to testify against drugmaker », The Guardian, 10 avril 2019.. C’est pourtant sur la base de cette étude, entre autres, pourtant critiquée par de nombreux spécialistes en son temps, que la Food and Drug Administration, l’autorité fédérale de régulation, a autorisé, à partir de 1996, les firmes pharmaceutiques à mettre sur le marché de manière massive lesdits médicaments à des fins de traitement des douleurs chroniques non cancéreuses. Mais, au-delà de la corruption, le cynisme de certaines firmes, au premier rang desquelles Purdue Pharma, est bien plus fonda- mental. Ainsi, le journaliste américain, Sam Quinones, auteur d’une remarquable enquête de terrain, de l’Ohio au Mexique, a montré que dans sa stratégie commerciale la firme avait délibérément ciblé certaines régions des États-Unis16Quinones S., Dream Land, Bloomsbury Press, 2015.. Parmi les critères retenus, un taux de chô- mage et d’accidents du travail au dessus de la moyenne nationale. Mitchel Denham, le procureur général repré- sentant les intérêts de l’État du Kentucky, un des plus touchés par les surdoses mortelles liées aux opioïdes, interviewé en 2017 par le New Yorker, a confirmé l’existence d’un plan de développement axé prioritairement sur «les communautés où la pauvreté est importante, le niveau éducatif faible et les perspectives peu nombreuses […] Ils exploitaient les données relatives aux accidents du travail et à la fréquentation des médecins pour des douleurs chroniques».17Radden Keefe P., « The Family that built an Empire of pain », The New Yorker, 23 octobre 2017. . Ainsi, la Virginie-Occidentale, un des États de la Rust Belt, a été particulièrement visée par les industriels. Une enquête a montré qu’entre 2007 et 2012, 780 millions de comprimés et de pilules d’oxycodone et d’hydrocodone y ont été prescrits, soit l’équivalent de 433 pour chaque habitant, enfants compris18Collins M., « Opioid distributor apologizes for shipping large volumes of painkillers to West Virginia », USA Today, décembre 2019.. En 2019, le procureur général de cet État qui mène une vaste enquête sur les prescriptions abusives d’opioïdes dans les Appalaches a reconnu que si la crise des opioïdes est «la crise sanitaire la plus grave que les États-Unis aient eu à subir dans leur histoire, ce sont les Appalaches qui ont eu, plus que beaucoup d’autres régions, à en souffrir le plus»19« Appalachian Regional Prescription Opioid Strike Force takedown results in charges against 60 individuals, including 53 medical professionals », DEA, 17 avril 2019.. Un constat confirmé par le fait que le taux le plus élevé de morts par surdoses par tête se situe dans les comtés ruraux des Appalaches.

Un maillon faible: les médecins de famille

Une fois le cœur de cible déterminé, il ne restait plus qu’à agir. Ainsi, des centaines de visiteurs médicaux furent recrutés. Entre 1996 et 2002, la force de frappe commerciale de Purdue Pharma passa de 318 à 671 personnes, tandis que les budgets publicitaires pendant la même période sextuplaient (de 700000 à 4,6 millions de dollars), permettant de lancer des campagnes de publicité (vidéos, brochures, objets dérivés, etc.) de grande ampleur. Leurs slogans laissent songeurs, ainsi le célèbre Get in the swing with Oxycontin, lequel est par ailleurs rebaptisé pour les besoins de la cause d’un diminutif familier «Oxy». Grâce, à l’«Oxy», l’ouvrier ou l’ouvrière au chômage ou en arrêt-maladie souffrant de douleurs chroniques au dos allait pouvoir danser, poussé, qui plus est, par le sentiment d’euphorie que procure aussi le médicament. En attendant, c’est la danse des millions qui s’élançait pour Purdue pharma, puisqu’en l’espace de quatre ans, de 1996 à 2000, les ventes d’Oxycontin qui atteignaient à peine 46 millions de dollars dépassaient le milliard de dollars. De 1997 à 2002, le nombre de prescriptions passèrent de 670 000 à 6,2 millions20Mariani M., « The Junkie with the White Picket Fence, Big Pharma, heroin and the New American Dream », Newsweek, 8 janvier 2016.. Comme vient de le révéler le dernier scandale en date, Purdue Pharma a eu recours également aux pots-de-vin. La justice fédérale du Vermont a démontré que Practice Fusion, une entreprise qui commercialisait des outils informatisés de gestion des données destinés notamment aux médecins généralistes, avait touché, entre 2016 et 2019, 1 million de dollars pour insérer, dans le logiciel de gestion des dossiers des patients de 30000 cabinets à travers le pays, une fonctionnalité d’aide à la décision incitant à prescrire des opioïdes. Dans le cadre d’un règlement à l’amiable, Practice Fusion a accepté de verser 145 millions de dollars en échange de l’arrêt des poursuites.

Les médecins généralistes constituèrent donc un relai décisif de cette campagne contre la douleur et l’«opio- phobie». Leur proximité avec les familles, et leur volonté de les soulager, vont en faire les vecteurs de l’épidémie. Une étude publiée au début de l’année 2020, par le BMJ, portant sur 669425 médecins pourvoyeurs de 8,9 mil- lions d’ordonnances délivrant des opioïdes à 3,9 millions patients, vient de montrer que 1% des prescripteurs auraient délivré 49% des doses d’opioïdes et que les médecins de famille constituent la proportion de loin la plus importante (24%), devant les médecins spécia- listes de la douleur (14%), les anesthésistes (14%) et les internistes (13%)21Kiang M.V., et al., « Opioid prescribing patterns among medical providers in the United-Sates, 2003-22 1: retrospective, observational study », BMJ, 2020.. Quand les premiers effets sanitaires inquiétants de l’épidémie apparaîtront au début des années 2000, ainsi que les premières plaintes contre l’industrie, la tentative de mise en place d’une politique plus restrictive en matière de délivrance n’aura pas les effets escomptés. La limitation par les CDC (Centers for Disease Control and Prevention) de la période de prescription d’une durée de 30 jours à 3 jours a pour effet de renchérir le prix du comprimé au marché noir. Ainsi, un comprimé de 80 mg qui coutait entre 30 et 40 dollars avant la nouvelle réglementation voit son prix sur le marché parallèle doubler. Certains usagers, devant en prendre jusqu’à 8 par jour soit jusqu’à 500 dollars, se tournèrent alors vers l’héroïne, d’autant plus volontiers qu’à partir de 2010 la mise sur le marché d’une forme d’Oxycontin non injectable ne permettait plus le passage par l’injection. En 2012, une étude publiée dans le New England Journal of Medicine, menée auprès de 2 566 individus dépendants, montrait qu’après la sortie de la nouvelle galénique, 66% des usagers abusifs d’Oxycontin étaient passés à la consommation d’un autre opioïde, l’héroïne arrivant largement en tête22Cicero T.J., Ellis M.S., « Effect of Abuse- Deterrant Fomulation of OxyContin », NEJM, 2012.. D’ailleurs, entre 2013 et 2014, les surdoses mortelles d’héroïne bondirent de 28%, tandis que le nombre d’Américains s’étant fait prescrire au moins une fois dans l’année des opioïdes atteignait presque 100 millions.

Tableau 2. Taux d’overdoses mortelles liées aux opioïdes en 2018 dans les États de la Rust Belt

De Big pharma aux cartels mexicains

Entre 2007 et 2016, le nombre d’usagers d’héroïne dans le mois, selon le SAMHSA (Substance Abuse and Mental Health Services) a triplé aux États-Unis, passant de 150000 à 450000, avec au cœur sociologique des usages, une surreprésentation des membres des strates inférieures de la classe moyenne, aux revenus se situant entre 20000 dollars et 50000 dollars par an. Cette hausse de la demande a pour conséquence de favoriser un redémarrage massif de la production d’héroïne au Mexique, au point de faire de ce pays, selon les données de l’ONUDC, le deuxième producteur mondial d’opium derrière l’Afghanistan23ONUDC, World Drug Report 2018, Vienne, 2019.. À l’époque, un groupe de Mexicains, issus de l’État du Nayarit, les Jalisco Boys, déjà installés sur le marché de l’héroïne californien, vont saisir l’opportunité en adoptant des méthodes similaires à celles de certaines industries pharmaceutiques. Ils ciblent les régions des États-Unis les plus vulnérables, en termes de consommation d’opioïdes, en se fondant notamment sur le nombre de centres délivrant de la méthadone, et celles où l’implantation de potentiels rivaux est inexistante, pour y installer des petites équipes. Au début des années 2000, ils entament leur implantation vers les États du Nord-Est des États-Unis, notamment l’Ohio, l’Indiana et la Pennsylvanie. Discrets, non violents, disponibles 24h sur 24 et sept jours sur sept, ils s’adaptent à la clientèle des classes moyennes blanches, plutôt rétive à l’idée de fréquenter les points de revente de rue, en développant un système efficace de livraison à domicile nourri par un marketing performant. En la matière, la comparaison avec les méthodes de Purdue Pharma est frappante, puisque les premières doses d’héroïne étaient offertes comme l’étaient dans certains cas la première prescription d’Oxycontin. En outre, les doses d’héroïne revendues de 5 à 10 dollars étaient largement compétitives compte tenu des prix atteints par le comprimé d’Oxycontin à partir de 2012 sur le marché noir. Depuis, il semble au vu de la diminution récente des cultures d’opium dans certaines régions du Mexique que les organisations criminelles mexicaines privilégient désormais l’importation (en provenance de Chine) et la fabrication de fentanyl contrefait au détriment de l’héroïne24Le Cour Grandmaison R., Morris N., Smith B.T., No more opium for the masses, Noria, février 2019 https://www.noria-research.com/fr/no-more-opium-for-the-masses-2.

La Rust Belt en première ligne

Cette offensive commerciale conjointe du crime organisé et de Big Pharma va provoquer dans les territoires les plus affectés par la globalisation la catastrophe sanitaire que l’on sait. Soit dit en passant, le parallèle entre les cartels mexicains et certaines grandes entreprises du secteur pharmaceutique ne choque plus grand monde aux États-Unis. Ainsi, Angus Deaton décrit le système de santé américain comme une «entreprise criminelle d’extraction de rentes au détriment du petit peuple» et dénonce la cartellisation du secteur hospitalier américain visant à faire augmenter les prix25Éléments no 183, op. cit..

Selon les dernières données des CDC, qui datent de 2018, le taux de mortalité aux opioïdes pour 100000 habitants est largement supérieur à la moyenne nationale dans tous les États de la Rust Belt, à l’exception de l’Iowa (voir tableau infra). La Virginie-Occidentale et l’Ohio étant les États américains où la mortalité est la plus importante. Cette situation conduit aujourd’hui un nombre croissant de chercheurs américains à s’intéresser aux facteurs psychologiques et socio-économiques qui ont favorisé l’épidémie des opioïdes. Ainsi Angus Deaton constate que «ces effets de souffrance du petit peuple blanc américain témoignent d’un mal-être grandissant: ils ne résultent pas seulement du chômage, mais plutôt du déclassement. Le suicide est une manière radicale d’y mettre fin. L’alcool et plus encore les opioïdes sont une manière d’échapper à cette spirale.»26Éléments no 183, op. cit. En outre, deux études publiées en 2019 dans Population Health27Dean A., Kimmel S., « Free Trade and opioid death in the United States », Population Health, 2019. et Jama Internal Medicine28Venkataramani A. et al., « Association between Automotive Assembly Plant Closures and Opioid Overdose Mortality in the United States », JAMA Internal Medicine, 30 décembre 2019. montrent qu’il existe une corrélation entre les pertes d’emplois liées aux délocalisations industrielles et l’augmentation significative des overdoses mortelles.

La revanche des «deplorable»29Hillary Clinton avait qualifié les électeurs de son rival Donald Trump de « basket of deplorable » (panier de pitoyables).?

L’abandon des classes populaires blanches par l’establishment démocrate, renforcé par les déclarations pour le moins maladroites d’Hillary Clinton sur les «deplorable» pendant la campagne de 2016, a eu également des conséquences politiques en permettant l’élection de Donald Trump. Ainsi, deux États de la Rust Belt qui semblaient solidement acquis aux Démocrates, le Michigan et le Wisconsin, basculaient du côté républicain, tandis que la Pennsylvanie et l’Ohio, deux États faisant partie des Swing States, en donnant la victoire au candidat républicain ont contribué à son élection. Si, en ce milieu de l’année 2020, les sondages, dans le sillage des succès démocrates aux élections de mi-mandat de 2018, annoncent un vote de la Pennsylvanie, du Michigan et de l’Ohio pour le candidat démocrate Joe Biden, une nouvelle surprise n’est pas à exclure tant les écarts en termes d’intentions de vote sont ténus.

Lutter contre la précarité pour lutter contre les opioïdes
Pour la première fois, des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles ont mis en évidence le lien entre pauvreté et consommation d’opioïdes en France. À partir des données de vente d’antalgiques entre 2008 et 2017 et des indicateurs socioéconomiques (taux de pauvreté, de chômage, niveau d’éducation…), ils concluent que l’augmentation du taux de pauvreté de 1% dans un département se traduit par une augmentation de l’usage de 10% de médicaments opiacés30RePEc:eca:wpaper:2013/299994… Leur étude corrobore l’hypothèse américaine des «deaths of despair» [morts de désespoir] américains, émise par le Prix Nobel d’économie Angus Deaton et sa consœur Anne Case31« Deaths of Despair and the Future of Capitalism », Princeton University Press, mars 2020.. Selon le chercheur belge Mathias Dewatripont, co-auteur de l’étude, «les gens dans la pauvreté, qui se sentent abandonnés des services publics parce qu’ils sont dans les zones rurales, qui sont moins éduqués et donc ont du mal à se réadapter au marché du travail, représentent une population à risque.» Il préconise de mêler des politiques de lutte contre la précarité et de contrôle strict de l’accès aux opioïdes pour en réduire les risques. Christelle Destombes