Témoignage — La confession de S., 35 ans, dealer de crack à Paris

La rue, la violence, l’amour: pendant des années, S. m’a raconté sa vie de dealer de crack. Un jour, il a accepté qu’on publie son récit.

Cet article a été publié dans le Swaps n°70 qui propose un dossier spécial consacré au « Crack ».

Quand je lui ai demandé de raconter sa vie sur mon petit enregistreur, j’ai pensé qu’il dirait non. Il a dit oui, et j’ai pensé : il ne viendra pas. Il est venu, régulièrement, et j’ai pensé qu’il m’interdirait de publier son récit. Un jour, il a interdit, mais il s’est ravisé, a même accepté qu’Audrey Cerdan, photographe de Rue89, photographie tout le processus du « kif ». Il a proposé de photographier lui-même, avec un jetable, les lieux de deal, de consommation, son monde. Tous les appareils ont été perdus, ou jetés : je n’ai plus reçu de nouvelles de S.

Puis il a réapparu, avec des photos.  C’est arrivé si souvent au cours de ces années. J’apprenais qu’il vivait dans une communauté religieuse en Espagne ; je n’y croyais pas une seconde, et c’était vrai pourtant. Une autre fois, il était en garde à vue, ou au dépôt, ou en prison. S. était en Norvège, ayant perdu ses papiers ; ou de virée en boîte de nuit avec son ami d’enfance flic, entièrement sapé en Yohji Yamamoto.  Une nuit, il a trouvé refuge chez une amie avocate, chez qui il est entré par effraction, pour se reposer. Il a fait les beaux jours d’un club de foot, etc.

Une mère forte et aimante

Les métamorphoses de S., 35 ans, sont innombrables. Chaque fois que je l’ai vu, j’ai pensé que c’était peut-être la dernière. Tous les gens qui l’ont croisé, aimé, l’ont perdu un jour, sauf ses parents. Et encore, il ne les a pas embrassés depuis des années. Il s’est toujours souvenu de mon numéro de téléphone –et de celui de sa mère– alors qu’il a délibérément tout oublié ou abandonné. Par bribes, les uns et les autres ont su qu’il y avait une mère, donc, forte et aimante, qui l’a élevé seule, dans son pays, et un père, prospère et influent, qui lui a donné son nom et sa nationalité française.

Je devais faire en sorte que ses proches et la police ne le reconnaissent pas. Mais, s’il a accepté de raconter, ce n’est pas pour me faire plaisir, c’est pour attraper, quelque part, pour une fois, des traces de cette histoire.

Dealer de coke en Italie, puis neuf ans d’abstinence

Il a grandi de l’autre côté de la Méditerranée, écartelé entre deux cultures, deux milieux sociaux. Enfant turbulent, élève brillant, que sa famille paternelle voyait intégrer Polytechnique, ou Centrale. Médecine, au pire. Que dire de lui qui ne l’expose pas ? Que l’année de son bac, à Londres, il passait plus de temps dans les boîtes de nuit qu’au lycée. Qu’il est devenu père à 18 ans et que son enfant est mort accidentellement avant de savoir parler. Il est alors parti en Italie, s’est retrouvé dealer de cocaïne, sans y toucher pendant des années. Jusqu’au jour où il a consommé du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. et s’est retrouvé à la rue. Des évangélistes espagnols lui ont parlé de leur Dieu et, sans peine, il est entré dans une vie de foi et d’abstinence totale –alcool, drogue, cigarette, sexe– qui a duré neuf années.

Arrivé à Paris en 2007 pour une histoire d’héritage paternel, il est retourné au crack, et à son métier de dealer. Avec des hauts –de l’argent, un appartement, une femme, des vêtements de marque– et des mois de défonce où tout euro gagné est réinvesti dans la consommation, perdu dans des plans foireux. Quelques saisons clean, puis des rechutes. Nous avons terminé ce travail en janvier 2011. Provisoirement. Un jour, il a accepté qu’on publie son récit.

« La première fois que j’ai pris du crack… »

C’est une journée presque comme une autre. J’ai réfléchi avant de dormir. Je me disais : bon, demain, ou bien tu bosses, tu fais ton business à la con, tu es plongé dans ça toute la journée. Ou alors je viens te parler, mais j’en ressors le soir sans sous. J’ai une réalité physique : j’ai besoin de kiffer. Me soigner, ou me droguer. Sans trop réfléchir, je suis venu te voir. La vie que je mène, c’est une vie qui t’oblige à aller à l’essentiel –mais un essentiel tellement nul, où à la fin tout tourne autour de sous, drogue, sous, drogue… Et, petit à petit, tout ce qui avait une valeur affective pour toi, tu t’en détaches. Tous ces petits à-côtés qui font la vie, ces liens qui doivent être agréables pour les gens normaux, aller voir ses amis, boire un café, tu t’en détaches.

Le toxico, il a des heures pour aller faire ce qu’il doit faire : chercher du fric, sa conso. Alors, si je me laisse attendrir et que je me retrouve avec un ami jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, je me retrouve avec ma réalité en pleine gueule. Putain, il est 3 heures du matin, il faut que je me drogue, comment je vais faire ?

Le crack, ce n’est pas qu’une addiction physique, c’est psychologique. Dès que tu connais le terrain tu y retournes, c’est plus fort que toi. C’est Mad Max, j’ai l’impression que je vis dans trois dimensions, quand les autres vivent à plat. Le problème, c’est après. La descente. Tu prends soit de l’alcool, soit de l’héro (sous forme de Subutex® le plus souvent) pour redescendre. Ou tu reprends du crack, parce que sans rien tu pètes les plombs. 

J’ai commencé à dealer en Italie. J’avais quitté Londres, où je commençais à être repéré par les flics pour plusieurs embrouilles (escroqueries, violences, ndlr). J’ai atterri à Turin sans connaître personne. Quand je suis arrivé, un homme originaire de la ville de ma mère m’a abordé en arabe dialectal, et il m’a désigné un restaurant. J’y suis allé, j’ai expliqué que je venais d’arriver, et le soir je me suis retrouvé dans une chambre d’hôtel avec une vingtaine de petites capsules. C’était de la coke qu’on m’offrait. Ils m’ont dit : « L’hôtel, c’est cadeau. Va dans la rue, fais comme tout le monde. »

C’était leur coup de main. Voilà. Je suis tombé sur Turin et des mecs qui vendaient de la coke. Ça aurait pu être autre chose.

On m’a montré la rue, j’y suis allé et, au bout d’un moment, je me suis retrouvé avec la poche pleine de billets. Donc, le lendemain, quand je me suis réveillé, je suis retourné dans ce restaurant, qui était le lieu, le centre d’affaires quoi, et c’était parti. J’ai vendu pendant trois ans sans jamais consommer.

Le gramme de crack se vend 180 euros. Si tu l’achètes en gros, il te revient à 30 ou 40 euros. Quand je travaille bien, je peux gagner 3000 euros dans la journée.

La première fois que j’ai pris du crack, je me trouvais au milieu d’usagers dans une église à Turin.

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