Marqueurs épidémiologiques — Charge virale communautaire: de l’idée à la réalisation

Le concept de charge virale communautaire (CVC) a été récemment proposé comme marqueur de l’évolution de l’épidémie. Si le concept est séduisant, sa pertinence dépend de la définition retenue et du mode de calcul.

Cet article fait partie du Transcriptases n°147.

La charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. (CV) plasmatique (quantité de virus dans le plasma sanguin) permet de mesurer l’évolution de l’infection à VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. en complément de la mesure des CD4 et de l’appréciation des signes cliniques. La phase précoce de l’infection (ou primo-infection) se caractérise par une charge virale élevée. Au fur et à mesure que la réponse immunitaire se met en place, la CV diminue progressivement avant d’atteindre un plateau qui varie selon les individus ; l’infection entre dans la phase chronique et asymptomatique qui peut durer plusieurs années. En l’absence de traitement antirétroviral (ARV), la CV ré-augmente dans le dernier stade de la maladie (phase symptomatique/sida). Son niveau est le principal déterminant du risque de transmission du VIH. Ce dernier est, en l’absence de traitement, considérablement plus important dans les phases précoce et avancée de l’infection qu’en phase chronique. En ce qui concerne la transmission hétérosexuelle, le risque a été estimé 26 fois plus élevé en phase de primo-infectionPrimo-infection Premier contact d’un agent infectieux avec un organisme vivant. La primo-infection est un moment clé du diagnostic et de la prévention car les charges virales VIH observées durant cette période sont extrêmement élevées. C’est une période où la personne infectée par le VIH est très contaminante. Historiquement il a été démontré que ce qui a contribué, dans les années 80, à l’épidémie VIH dans certaines grandes villes américaines comme San Francisco, c’est non seulement les pratiques à risques mais aussi le fait que de nombreuses personnes se trouvaient au même moment au stade de primo-infection. qu’en phase chronique, et 7 fois plus qu’en phase ­symptomatique1Hollingsworth TD et al., « HIV-1 transmission, by stage of infection », J Infect Dis, 198:687-693, 2008. L’objectif du traitement est de rendre la CV plasmatique indétectable pour empêcher la progression vers le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. La mesure de la CV est un outil essentiel pour le suivi des personnes et pour l’évaluation du risque de transmission au niveau individuel.

La charge virale communautaire (CVC) est un nouveau concept2Community Viral Load, Session 42 Themed Discussion, CROICROI «Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections», la Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes annuelle où sont présentés les dernières et plus importantes décision scientifiques dans le champs de la recherche sur le VIH. 2011 (lire Transcriptases n°146). Il s’agit d’utiliser les mesures de CV des personnes séropositives d’une même communauté pour quantifier la quantité de virus circulant, et disposer d’un marqueur du risque de transmission au niveau de la communauté.

« CVC observée »

Plusieurs méthodes ont été proposées pour mesurer la CVC. Pour l’heure, la méthode la plus utilisée consiste à moyenner, au cours du temps, les mesures de CV les plus récentes des personnes diagnostiquées et suivies dans les centres de soins. À partir donc, des données de surveillance, et non pas des données sur l’ensemble des personnes séropositives d’une communauté (ce qui inclurait les personnes ignorant leur statut). Aussi qualifierons-nous cette mesure de « CVC observée ».

C’est cette mesure qui a été utilisée à Vancouver chez les usagers de drogues, et à San Francisco chez les gays3Das M et al., « Success of Test and Treat in San Francisco? Reduced Time to Virologic Suppression, Decreased Community Viral Load, and Fewer New HIV Infections, 2004 to 2009 », CROI 2011, Abstract # 1022
Montaner JS et al., « Association of highly active antiretroviral therapy coverage, population viral load, and yearly new HIV diagnoses in British Columbia, Canada: a population-based study », Lancet, 376:532-539, 2010
. Afin de valider leur mesure de la CVC comme marqueur du risque de transmission communautaire, les deux équipes ont comparé les tendances au cours du temps de la CVC observée et du nombre de nouveaux diagnostics d’infection à VIH dans la communauté. Une forte corrélation entre ces deux variables a été observée. À San Francisco comme à Vancouver, la CVC observée a diminué au cours de ces dernières années parallèlement au nombre de nouveaux diagnostics VIH4Das M et al., « Success of Test and Treat in San Francisco? Reduced Time to Virologic Suppression, Decreased Community Viral Load, and Fewer New HIV Infections, 2004 to 2009 », CROI 2011, Abstract # 1022 ; la diminution de la CVC observée est expliquée par une augmentation de la couverture du traitement ARV parmi les personnes diagnostiquées et suivies. Les auteurs concluent que la CVC observée peut être utilisée comme un nouvel indicateur en population du risque de transmission et aider à surveiller l’épidémie. Cette conclusion repose sur deux hypothèses : 1) une diminution du nombre de nouveaux diagnostics implique une diminution du nombre de nouvelles infections par le VIH et 2) une diminution de la CVC observée entraîne une réduction du risque de transmission dans la communauté. Sont-elles valides ?

Nouveaux diagnostics = nouvelles infections ?

Parmi les nouveaux diagnostics, il y a des infections récentes et des infections plus anciennes voire très anciennes. En France, le test d’infection récente permet d’évaluer le caractère récent (moins de 6 mois) de la contamination. Parmi les personnes nouvellement diagnostiquées en 2009, seules 30 % ont été infectées dans les 6 mois précédant leur diagnostic, les 70 % restants sont des infections anciennes (voire très anciennes, avec 28 % de diagnostic à moins de 200 CD4)5Cazein F et al., « Surveillance de l’infection à VIH-sida en France, 2009 », BEH 2010,45-46.

Notre équipe a récemment estimé que le temps moyen entre l’infection et le diagnostic variait de 37 mois en moyenne chez les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) à 53 mois en moyenne chez les hommes hétérosexuels6Ndawinz JD et al., « New method for estimating HIV incidence and time from infection to diagnosis using HIV surveillance data: results for France », AIDS 2011,25:1905-1913. Conséquence : une diminution du nombre de nouveaux diagnostics n’implique pas forcément une diminution concomitante du nombre de nouvelles infections. Mais peut s’expliquer par une diminution du nombre de nouvelles infections dans le passé, ou un changement dans le recours aux tests de dépistage.

D’où viennent les nouvelles infections ?

En faisant l’hypothèse qu’une diminution de la CVC observée entraîne une diminution du nombre de nouvelles infections, les auteurs font l’hypothèse qu’un grand nombre de nouvelles infections sont attribuables aux personnes diagnostiquées et suivies.

Un modèle mathématique élaboré aux Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC) apporte des éléments de réponse7Marks G et al., « Estimating sexual transmission of HIV from persons aware and unaware that they are infected with the virus in the USA », AIDS 2006, 20:1447-1450. Il permet de calculer le pourcentage de nouvelles infections attribuables aux personnes séropositives connaissant leur statut et suivies. Il repose sur l’idée que le risque de transmission dépend du niveau de sa CV et des comportements sexuels à risques (définis comme des relations anales ou vaginales non protégées avec un partenaire de statut VIH négatif ou inconnu).

Ses paramètres sont le nombre de personnes séropositives diagnostiquées et suivies, le nombre de personnes ignorant leur séropositivité, la couverture du traitement (parmi les personnes séropositives diagnostiquées et suivies), le pourcentage de patients ayant une CV contrôlée parmi les personnes traitées, les différences dans les comportements sexuels à risque de transmission du VIH entre les personnes ignorant leur séropositivité et les personnes la connaissant.

Nous avons paramétré ce modèle avec des données françaises pour calculer le pourcentage de nouvelles infections attribuables aux personnes séropositives diagnostiquées et suivies. Nous avons supposé que 152 000 personnes séropositives vivent en France dont 50 000 ignorent leur séropositivité (soit, 33 % ignorent leur séropositivité et 67 % sont diagnostiquées et suivies). La proportion de personnes séropositives diagnostiquées et suivie recevant un traitement ARV est de 0,83 et la proportion de personnes ayant une CV inférieure à 50 copies/ml parmi les personnes traitées est de 0,858Rapport d’experts sous la direction du Pr. Patrick Yeni, « Prise en charge médicale des personnes infectées par le VIH », 2010.

Même avec l’hypothèse (conservatrice) que les personnes séropositives diagnostiquées et suivies auraient exactement les mêmes comportements sexuels que les personnes ignorant leur séropositivité, seules 40 % des nouvelles infections sont liées à des personnes diagnostiquées et suivies. Ce pourcentage est réduit à 24 % si on considère qu’il y a une réduction de 53 % des comportements sexuels à risque chez les personnes connaissant leur statut et suivies. Ce chiffre provient d’une méta-analyse effectuée par les CDC9Marks G et al., « Meta-analysis of high-risk sexual behavior in persons aware and unaware they are infected with HIV in the United States: implications for HIV prevention programs », J Acquir Immune Defic Syndr 2005, 39:446-453 (intervalle de confiance : 45 %-60 %).

Idée intéressante, mesure discutable

Les deux hypothèses sur lesquelles repose l’utilité de la « CVC observée » pourraient donc s’avérer incorrectes. Dans certaines communautés, la diminution de la CVC observée ne s’est pas accompagnée d’une diminution concomitante du nombre de nouvelles infections à VIH10Law MG et al., « Trends in detectable viral load by calendar year in the Australian HIV observational database », J Int AIDS Soc 2011, 14:10. Les récentes estimations du nombre de nouvelles infections en France11Ndawinz JD et al., « New method for estimating HIV incidence and time from infection to diagnosis using HIV surveillance data: results for France », AIDS 2011,25:1905-1913
Le Vu S et al., « Population-based HIV-1 incidence in France, 2003-08: a modelling analysis », Lancet Infect Dis 2010,10:682-687
suggèrent que leur nombre ne diminue pas chez les HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  alors que la couverture du traitement chez les personnes suivies et le pourcentage de personne ayant une CV contrôlée ont augmenté.

Selon nous, la « CVC observée » ne peut donc pas être utilisée comme un nouvel outil de surveillance épidémiologique du risque de transmission dans une communauté. De plus, il apparaît important de clarifier la dénomination de « communautaire » pour qualifier une mesure qui utilise seulement les données des personnes diagnostiquées et suivies. Et exclut les personnes qui ignorent leur séropositivité (environ 25 % des personnes en Amérique du Nord et 30 % en Europe).

Quelques pistes

L’idée de mesurer la CVC pour disposer d’un indicateur du risque de transmission communautaire n’en demeure pas moins intéressante. Quelques pistes pour en définir une nouvelle mesure.

Il faudrait en premier lieu, tenir compte de la charge virale des personnes ignorant leur séropositivité. On peut estimer leur CV grâce à la modélisation mathématique, en simulant le devenir virologique des personnes nouvellement infectées. Ces données sont disponibles pour la France12Ndawinz JD et al., « New method for estimating HIV incidence and time from infection to diagnosis using HIV surveillance data: results for France », AIDS 2011,25:1905-1913
Le Vu S et al., « Population-based HIV-1 incidence in France, 2003-08: a modelling analysis », Lancet Infect Dis 2010,10:682-687
. Toutefois, même en connaissant les valeurs de CV de toutes les personnes séropositives d’une communauté, il ne suffit pas d’agréger l’ensemble de ces données pour calculer un risque moyen de transmission dans cette communauté. Il faut tenir compte des particularités des personnes séropositives en primo-infection. Ces personnes ont une CV très élevée, et elles sont plus susceptibles d’avoir des relations à risque élevé car c’est de cette façon qu’elles ont récemment contracté l’infection et elles ne connaissent pas, en général, leur statut VIH. Ainsi, un nombre disproportionné de transmissions du VIH pourraient avoir comme source des personnes en primo-infection13Miller WC et al., « Role of acute and early HIV infection in the sexual transmission of HIV », Curr Opin HIV AIDS 2010,5:277-282
Powers KA et al., « The role of acute and early HIV infection in the spread of HIV and implications for transmission prevention strategies in Lilongwe, Malawi: a modelling study », Lancet 2011, 378:256-268
. Par conséquent, et en second lieu, il faudra tenir compte du stade clinique des personnes séropositives et de si oui ou non elles connaissent leur statut VIH.

Notre équipe travaille actuellement sur le développement d’un modèle mathématique permettant d’estimer la CV des personnes ignorant leur séropositivité. Ce modèle permettra d’obtenir des « snapshots » (photographies instantanées) de la CVC au cours du temps et d’estimer le risque de transmission communautaire, notamment dans la communauté des HSH en France.