Quel a été le point de départ de l’étude?
J’avais déjà beaucoup travaillé sur la question de la santé sexuelle des FSF (des articles de promotion de la santé lesbienne, la brochure Tomber la culotte, etc.) et j’avais envie dans ce projet de m’intéresser plus finement à la sexualité de ces femmes dans une logique décentrée de la notion de risque ou de santé.
Je suis partie du mythe du Lesbian Bed Death, qu’on pourrait traduire grossièrement par «la mort du lit lesbien», qui avance que les lesbiennes, et celles en couple particulièrement, auraient moins de relations sexuelles que les femmes hétérosexuelles. Très ancré dans la culture anglophone, c’est une notion reprise dans beaucoup de médias, séries américaines, notamment. Beaucoup moins connu en France, ce concept était intéressant comme point de départ en cela qu’il cristallise toutes les représentations que l’on a, en France, de la sexualité des femmes entre elles.
A l’origine, ce concept a été proposé par Pepper Schwartz et Philip Blumstein dans une étude publiée en 1983, American Couples: Money, Work, Sex. Ces chercheurs avaient étudié un panel représentatif de la population américaine et ils auraient observé que les lesbiennes seraient plus limitées dans leur répertoire de pratiques, qu’elles seraient moins sexualisées que tout autre individu, et qu’en couple, elles auraient moins de rapports sexuels que toutes les autres formes de couples.
Pourquoi un travail sur les femmes ayant des rapports sexuels avec d’autres femmes?
J’avais très envie de produire des données sur cette population. Quand je travaillais dans le champ du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. j’avais beaucoup travaillé avec d’autres personnes, sur la visibilisation et la production de données concernant la sexualité entre femmes. En 2011 notamment, l’Enquête Presse Gays s’est enrichie d’un volet L (pour Lesbiennes) avec création d’un comité scientifique. Malgré tout, l’absence de données demeure: même quand les chercheuses et chercheurs sont motivés, comme l’épidémiologiste Annie Velter de Santé publique France, il n’y a pas de financement et peu de moyens humains qui sont dédiés aux recherches autour de ce sujet, parce que cette sexualité est invisibilisée, parce qu’elles sont moins exposées face au VIH, aussi.
Les FSF sont-elles exposées face au VIH?
Dans la littérature scientifique, on compte très peu de cas répertoriés. On manque en tout cas de données, et ça me pose question. On suppose souvent que l’infection par le VIH chez une FSF a pu avoir lieu dans le cadre d’un rapport homme-femme, alors qu’on on ne le suppose jamais ou presque jamais dans le cas d’un HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes. Là encore, les représentations de la sexualité influent sur l’interprétation des résultats.
Dans les deux cas de transmission entre femmes les plus étudiés (un en 2004 et l’autre en 2014), les chercheurs ont montré que le rapport lesbien avait été la source de risque principale, au cours de rapports sexuels suffisamment traumatique et présence de sang pour que ce soit la voie de contamination. Mais quid du sang menstruel dans les autres cas lors du sexe pendant les règles, des autres types de pénétrations, des échanges de sex-toys, du rôle des sécrétions vaginales, etc. Et comme la question n’est pas posée dans la Déclaration Obligatoire de séropositivité, on ne sait pas trop. Il y a donc des cas de contamination chez les femmes qui ne sont pas expliqués.
Dans les résultats préliminaires de l’Enquête Presse Gays et Lesbiennes de 2011, Annie Velter a montré qu’il y avait bien une prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. de 0,7% chez les FSF, ayant participé à l’étude, ce qui est plus que la population générale1Estimée entre 0,2% et 0,4%, selon les études. et les modes de contamination restent inconnus pour ces femmes. Cela interroge notre capacité à intérioriser les représentations de la sexualité entre femmes et à quel point ça bloque les investigations plus poussées.
Quels sont les profils des répondantes à l’étude?
Notre échantillon montre une population plutôt urbaine, jeune, très diplômée, dont plus de 86% qui ont un niveau post-bac. Pourtant elles ont un niveau de revenus faible et un taux de chômage supérieur à la moyenne générale féminine. Elles sont également très majoritairement en couple (71%).
Les participantes ont été recrutées par internet sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter), nous avons eu 3047 entrées et on a pu exploiter 1688 observations. Il y avait une forte volonté de ces femmes d’en connaître plus sur elles mêmes et le taux d’adhésion a été extrêmement fort, j’en ai été moi-même la première surprise. L’invisibilisation générale des lesbiennes entretient en partie le manque de données, c’est l’une des formes de la lesbophobie. Que les lesbiennes soient complètement invisibilisées dans les études en sexualité ou en santé publique, ça pose question.
Quels sont les résultats de l’étude?
Les femmes ayant répondu à l’étude ne semblent pas plus limitées ou moins sexualisées que les autres femmes. Elles commencent leur sexualité par la masturbation —elles sont plus de 97% à s’être masturbées à un âge médian de 13 ans. Evidemment, comme il ne s’agit pas d’un échantillon représentatifs, on peut simplement mettre en miroir avec l’étude de Nathalie Bajos, Contexte de la sexualité en France (CSF, 2006), pour donner des tendances, sans pouvoir vraiment comparer: Dans CSF, les femmes en population générale ont tendance à pratiquer la masturbation plus tardivement, et initie leur entrée dans la sexualité par un rapport avec quelqu’un d’autre avant d’apprendre la masturbation. C’est donc l’inverse chez les FSF.
Elles ont d’ailleurs toutes déjà pratiqué une masturbation, contre seules 60% des femmes en population générale. Les femmes ayant répondu à l’étude ont également beaucoup de partenaires: 15, 5 au cours de leur vie, donc 8,2 femmes en moyenne. À mettre en miroir là aussi avec les résultats chez les hétérosexuels: 4 chez les femmes et 11 chez les hommes, en population générale.
On se rend compte qu’il y a de l’assertivité dans la sexualité de ces femmes.
Comment se définissent les femmes ayant répondu à l’étude?
Parmi les auto définitions proposées, les répondantes pouvaient choisir entre «homosexuelle», «lesbienne», «bi», «pansexuelle», «queer», «gouine» et autre. Majoritairement, elles se déclarent lesbiennes à 38% et homosexuelles à 22%. Nous avons compté 6% de gouines et 14% de pansexuelle/queer. Ce qui est intéressant, c’est que ces définitions recoupent des catégories socio-démographiques entre les femmes qui se disent homos et lesbiennes, les femmes pan/queer/gouines —plus jeunes, plus urbaines, plus diplômées— et les femmes qui se disent bisexuelles. Les femmes qui ont des stratégies identitaires de singularisation, qui se disent «pansexuelle», «queer», «gouine» ont tendance à avoir une assertivité sexuelle un peu plus forte. Au niveau des comportements sexuels, c’est pareil, celles qui se disent «pan»/«queer»/«gouines» ont tendance à avoir plus de partenaires, à plus pratiquer le BDSM («Bondage, Discipline, Sado-Masochisme»), à regarder plus de porno et à être plus souvent en couple ouvert.
Quel est l’impact de la lesbophobie sur la sexualité et le bien être des FSF?
L’objet de mon mémoire était d’investiguer les stratégies identitaires mais aussi la lesbophobie, pour voir si elle avait un impact sur la sexualité.
Parmi les participantes à l’étude, plus de 60% des femmes disent avoir déjà vécu des épisodes lesbophobes, majoritairement dans la sphère publique ou le voisinage, et 20% dans le milieu médical, ce qui est énorme. Et ces femmes-là ont tendance à avoir une perception de leur santé mentale encore moins bonne que les autres.
Dans l’échantillon, elles sont 43% à avoir une perception de leur santé mentale mauvaise ou moyenne, c’est un chiffre important. Être en couple semble fournir un effet protecteur, et au contraire, la lesbophobie, ou le fait de ne pas être à l’aise avec sa sexualité, semble représente des facteur aggravant en terme de perception de leur santé mentale qui influe grandement sur la qualité et la quantité des rapports sexuels et la satisfaction sexuelle en général dans notre étude.
D’autres études sont nécessaires. Quelles sont les autres pistes de recherche pertinentes à poursuivre ?
Pour le suite, ça serait intéressant d’extraire les données concernant les femmes lesbiennes trans, qui représentaient 4% des répondantes, soit une petite centaine de personnes, pour les visibiliser spécifiquement, elles qui sont encore plus invisibilisées, en tant que femmes, trans et lesbiennes.
La sexualité des couples serait intéressante, aussi, à étudier. On sait que ces femmes ont un répertoire de pratiques diversifiée avec la pénétration vaginale comme la pratique la plus déclarée; on voit tout de même que, comme dans tous les sortes de couples, plus il dure longtemps, moins il y a de sexe. En revanche, beaucoup de femmes déclarent des absences de sexualité d’au moins 3 mois consécutifs sur les 12 derniers mois et s’en plaignent, et elles souhaiteraient que ça change. C’est intéressant, c’est à investiguer. Est-ce que ces longues périodes d’absence de sexualité sont liées aux modes de conjugalité —cohabitantes, pas cohabitantes—, comment ces périodes se rapportent aux motivations aux rapports sexuels —pour le plaisir, pour renforcer l’intimité, pour se rassurer, etc.— et à qui initie des rapports sexuels, et enfin aux réactions en cas de rapports non souhaités.