Prise de position — La crise des opioïdes en Amérique du Nord

L’Amérique du Nord est confrontée à une épidémie d’addiction aux opioïdes et à une mortalité sans précédent due aux surdoses. Cette crise puise ses origines dans la forte progression de l’utilisation médicale des opioïdes, amorcée dans les années 1990 dans le souci légitime de pallier le sous-traitement de la douleur, et dont les compagnies pharmaceutiques ont rapidement tiré profit pour augmenter leurs revenus. L’offre croissante de médicaments a alimenté des canaux de détournement de l’usage à des fins non médicales au sein d’une population économiquement éprouvée et fragilisée.

La vague actuelle de dépendance aux opioïdes diffère des crises de l’héroïne des années 1980 et 1990, tant par son amplitude que par le milieu social d’une grande partie des personnes touchées. Environ 64 000 personnes sont décédées de surdose de drogue en 2016 aux États-Unis1Centers for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis, National Center for Health Statistics, National Vital Statistics System (2017), «Provisional Count of Drug Overdose Deaths as of 6 August 2017», 2017.. La surdose est désormais la principale cause de mort par blessure non intentionnelle aux États-Unis. Elle tue en une année davantage de personnes que les accidents de la route, que la guerre du Vietnam lors de l’année la plus meurtrière pour les troupes américaines (16 899 personnes en 1968) ou que l’épidémie de VIH/sida aux États-Unis à son paroxysme (43 115 personnes en 1995). Au Canada, deuxième pays du monde pour la consommation d’opioïdes par habitant derrière les États- Unis, l’augmentation du nombre de surdoses fatales, dans des quartiers où l’incidence de la consommation d’héroïne était déjà relativement élevée, est principalement attribuable à la puissance des substances ou au mélange avec d’autres drogues. Le Canada ne tient pas de statistiques nationales, toutefois en 2016, 2 458 morts par surdose d’opioïdes ont été dénombrées, à l’exclusion du Québec (les données ne sont pas disponibles pour la province)2Santé Canada, «Rapport national: décès apparemment liés à la consommation d’opioïdes (2016)», 2017.

La crise des opioïdes en Amériques du Nords, Prise de positions, Commission globale de politique en matière de drogues, 2017 (PDF)

Les premières réactions ont consisté à restreindre les prescriptions et à introduire des produits sur prescription plus difficiles à manipuler. Malheureusement, la réduction de l’offre d’opioïdes prescrits par des médecins a poussé une importante minorité de personnes dépendantes à se rabattre sur l’héroïne de rue, moins chère et plus facile à se procurer. Selon la «loi d’airain de la prohibition», des opioïdes surpuissants et bon marché, tels le fentanyl et ses dérivés, ont progressivement envahi le marché de la drogue. Cela a eu pour conséquence d’accélérer la hausse du taux de surdoses fatales.

Dans un premier temps, les médias et les gouvernements se sont concentrés sur l’approvisionnement fourni par les médecins. Or, ils ont largement ignoré le fait que la plupart des addictions sont alimentées par le détournement des produits de leur usage médical et non par des prescriptions en faveur de patients traités pour leurs douleurs. Les responsables politiques ont également omis de prendre en considération le rôle des bouleversements économiques, du chômage et des inégalités –entre autres sources systémiques de désespoir– dans le risque d’addiction et dans la diminution des chances de rétablissement. Les systèmes de santé ont été pris au dépourvu et, sur le plan thérapeutique, les programmes axés sur l’abstinence demeurent prépondérants, sans pour autant se plier à des règles de bonne pratique. De plus, les préjugés envers la thérapie la plus efficace en cas d’addiction aux opioïdes, soit le traitement de substitution aux opioïdes (TSO), se sont traduits par une pénurie de prise en charge des personnes en mal de soins. La TSO a fait ses preuves en ce qui concerne l’héroïne et devrait être offerte aux personnes aux prises avec des problèmes de dépendance ou d’addiction aux opioïdes prescrits médicalement.

Bien que ces dernières années les médias et les décideurs aient été davantage ouverts à considérer l’addiction comme un problème de santé publique, un élan et une volonté politique sont requis pour transformer cette ouverture en une réponse urgente à la mesure de la crise. Pour atténuer la crise actuelle, la Commission globale de politique en matière de drogues recommande ce qui suit:

  • Ne couper l’approvisionnement en opioïdes prescrits par des médecins que si des mesures de soutien ont été mises en place. De telles mesures consistent, notamment, à offrir suffisamment d’options thérapeutiques pour l’addiction, ainsi que des solutions efficaces pour remplacer l’utilisation des opioïdes pour traiter la douleur.
  • Mettre en œuvre à grande échelle des mesures de réduction des méfaits et des thérapies éprouvées, en particulier la distribution de naloxone et la formation sur cette substance, la TSO à bas seuil d’accessibilité, les traitements impliquant la prescription médicale d’héroïne, les programmes d’échange d’aiguilles et de seringues, les centres de consommation supervisée et l’analyse des drogues. Dans les États, provinces ou territoires qui ne disposent pas encore d’une régulation légale de l’usage médical du cannabis, introduire une telle loi. 
  • La présente crise met en évidence la nécessité de disposer d’une régulation bien conçue et correctement appliquée. Le but est d’atteindre un juste équilibre en matière de régulation, afin de fournir des soins efficaces et adéquats pour la douleur tout en restreignant autant que possible les possibilités de mésusage des opioïdes prescrits. Un tel équilibre suppose: un meilleur encadrement des relations entre l’industrie pharmaceutique, d’une part, et les médecins et les législateurs, d’autre part; l’existence de lignes directrices pour la prescription qui garantissent un soulagement adéquat des patients souffrant de douleur; et la formation des médecins en matière de prescription d’opioïdes et de traitement de la douleur fondée sur des données probantes, qui est  nancée par des organisations neutres.
  • Décider de dépénaliser de facto l’utilisation et la possession de drogue pour une utilisation à des fins personnelles à l’échelon des municipalités, des villes ou des États/Provinces. Ne pas engager de poursuites contre les personnes qui commettent ces infractions (utilisation et possession à des fins personnelles), afin que celles et ceux qui ont besoin de services médicaux et sociaux puissent en bénéficier librement et aisément, sans craindre des poursuites judiciaires.
  • Davantage de recherches sont requises sur certains sujets cruciaux:
    • Les traitements les plus efficaces contre l’addiction aux opioïdes prescrits.
    • Le lien entre les problèmes économiques, physiques et psychologiques et la crise des opioïdes (une «crise du désespoir»).
    • Le rôle exact du fentanyl et de ses dérivés dans les surdoses, en particulier le moment et la manière dont il est ajouté, et si la distribution de matériel d’analyse aurait un effet positif.

Ces recommandations, si elles étaient appliquées, feraient fléchir la courbe de la mortalité attribuable aux opioïdes aux États-Unis et au Canada, même si elles ne résoudraient pas certains problèmes fondamentaux. La Commission n’a eu de cesse de réclamer la dépénalisation de la consommation et de la possession de drogue à des fins personnelles et des solutions alternatives à la sanction pour les acteurs subalternes et non violents du marché des drogues illicites. La criminalisation a peu d’impact –ou n’en a aucun– sur l’incidence de la consommation de drogue; en revanche, elle favorise les comportements à risque, telles les pratiques d’injection dangereuses, et dissuade les personnes usagères de drogues qui ont besoin de soins de chercher un traitement et d’utiliser d’autres services de santé ou de se prévaloir de programmes de réduction des méfaits susceptibles de les aider. Les avantages sanitaires, économiques et sociaux de la dépénalisation ont été démontrés dans les pays qui les appliquent depuis des décennies.

La Commission en appelle également à l’élimination des marchés clandestins en régulant strictement les différentes substances, en fonction de leur nocivité potentielle. La manière la plus ef cace de réduire les immenses dommages causés par le régime mondial de prohibition des drogues et de se rapprocher des objectifs de santé publique et de sécurité consiste à contrôler les drogues au moyen d’une régulation légale responsable. Ainsi, la Commission ajoute deux autres recommandations de grande portée:

  • Mettre un terme à la criminalisation et à l’incarcération des consommateurs de drogue à l’échelle nationale au Canada et aux États-Unis.
  • Autoriser et soutenir des projets pilotes de régulation légale des drogues actuellement illicites, y compris les opioïdes, afin de remplacer et de court-circuiter les organisations criminelles, qui dominent actuellement le marché noir et en tirent profit.

Consultez le rapport de la Commission globale de politique en matière de drogues dans son entier: La crise des opioïdes en Amérique du Nord, 2017.

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