UNGASS 2016: trois questions au président de l’Organe international de contrôle des stupéfiants

La précédente UNGASS sur le thème des drogues a eu lieu en 1998. Dans une déclaration solennelle, les états s’engageaient à tout mettre en œuvre pour éradiquer ou diminuer substantiellement la production et la consommation de l’ensemble des drogues illicites dans le monde dans les dix ans. Le bilan dressé en 2008 par l’ONUDC ne s’est pas montré à la hauteur des espérances, loin s’en faut. C’est donc dans le cadre de la discrète Commission des stupéfiants qui a lieu chaque année à Vienne, et non lors d’une nouvelle UNGASS, que le bilan de la décade a été fait et les directions pour la suivante (2009-2019) ont été données. Entretien avec Werner Sipp, propos recueillis par Didier Jayle.

De nationalité allemande, Werner Sipp, né en 1943, est juriste de formation (universités d’Heidelberg, Allemagne, de Lausanne, Suisse, et Institut universitaire d’études européennes de Turin, Italie). Titulaire de divers postes à responsabilité dans plusieurs ministères fédéraux (1977-2008), puis expert en matière de drogues dans plusieurs projets de l’Union européenne, il devient membre de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) en 2012, il a en été élu président en mai 2015.

Swaps: En avril 2016, aura lieu l’UNGASS sur les drogues. Dans quel contexte cette session a telle été décidée? Pourquoi n’avoir pas attendu 2019, comme prévu?

Werner Sipp: Lorsque l’ONU a décidé, en 2012, de tenir une session extraordinaire de l’Assemblée générale en 2016 sur le problème global des drogues, elle n’a pas expliqué pourquoi elle a choisi précisément cette année. En effet, cette date sort du rythme habituel du calendrier des Nations unies en matière de drogues. C’est la troisième fois que l’ONU prête une attention particulière au problème des drogues au plus haut niveau. En 1990, l’Assemblée générale tenait une première session extraordinaire qui finissait par adopter une déclaration politique et proclamer une «décade contre l’abus de drogues» (1990-2000). En 1998, lors d’une deuxième session extraordinaire sur les drogues, elle adoptait une nouvelle déclaration politique qui fixait comme objectif une réduction sensible de l’offre et de la demande de stupéfiants dans les dix ans à venir. Et en 2009, la Commission des stupéfiants, dans le cadre d’un «débat de haut niveau», a adopté une autre déclaration politique pour identifier les priorités futures ainsi que les buts et objectifs jusqu’en 2019.

Alors que l’UNGASS 2016 quitte ce rythme décennal des déclarations politiques, elle intervient pourtant à un moment crucial de la discussion sur la meilleure stratégie en matière de lutte contre la drogue. Un certain nombre de gouvernements – notamment d’Amérique du Sud – réclament d’adopter de «nouvelles approches» en politique anti-drogue. Plusieurs pays – l’Uruguay et quatre états des états-Unis – ont même choisi de permettre l’usage non médical du cannabis. Cela est clairement contraire aux conventions qui limitent l’usage de drogues exclusivement aux fins médicales et scientifiques. Il s’agit là d’un défi au consensus établi par les conventions, qui ont été ratifiées par la quasi-totalité de la communauté internationale. L’UNGASS 2016 sera l’occasion pour les états signataires des conventions de trouver une réponse à ce défi.

En plus, l’UNGASS 2016 doit faire face à de nouveaux phénomènes: le nombre sans cesse croissant des «nouvelles substances psychoactives» ou l’apparition de nouveaux produits chimiques qui sont fabriqués pour contourner les contrôles du commerce des précurseurs («précurseurs sur mesure», «préprécurseurs»), mais aussi le rôle d’Internet dans le trafic international de drogues. Quant aux nouvelles substances psychoactives, il s’agit de trouver, au niveau international, des solutions réglementaires et pratiques pour empêcher que ces substances, dans la mesure où elles sont dangereuses, arrivent sur le marché des consommateurs.

Il y a donc un grand nombre de problèmes importants et urgents qui méritent d’être discutés par l’Assemblée générale en avril 2016 et qui justifient le choix de cette date.

Swaps: En 2009, pas un mot sur la réduction des risques (RdR) dans la déclaration finale: pensezvous qu’il en sera autrement en 2016? Quelles sont les conditions ou les contextes en faveur ou en défaveur d’une déclaration incluant la RdR?

Werner Sipp: Il est vrai que la déclaration politique de 2009 ne mentionnait pas expressément le terme de «réduction des risques» («harm reduction», «réduction des dommages»). Cependant, elle souligne que les programmes efficaces et intégrés de réduction de la demande doivent inclure non seulement la prévention primaire, l’intervention précoce, le traitement, les soins, la réadaptation et la réinsertion sociale, mais aussi des «services de soutien connexes» visant à «réduire les conséquences néfastes de l’usage illicite des drogues» (cf. §21). On peut considérer que cette définition couvre aussi les programmes de «harm reduction».

On peut noter que, pendant les dernières années, un nombre croissant d’états ont introduit des mesures de RdR, c’est-à-dire des mesures destinées premièrement à réduire les effets sanitaires et sociaux de l’abus de drogues. Cependant, la notion même de «harm reduction» est toujours controversée sur le plan international, ce qui est dû, au moins en parti, à des interprétations divergentes de ce concept. Il est difficile de prévoir aujourd’hui le rôle que jouera la RdR dans les débats de l’UNGASS 2016 et dans le document final.
Or, il serait temps de mener un débat rationnel, objectif et non idéologique sur le concept de la RdR afin de déterminer son contenu et sa place dans l’ensemble d’une stratégie anti-drogues, mais aussi ses limitations marquées par les conventions.

L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) a donné à plusieurs reprises (mais surtout dans son rapport annuel 2003) certaines indications pour l’évaluation de ce concept. L’OICS a constaté que bien que le terme de «réduction des risques» ne soit pas employé dans les conventions, «l’objectif ultime des conventions est de
réduire les risques». Il a affirmé que «les programmes de réduction des risques pouvaient jouer un rôle dans le cadre d’une stratégie globale de réduction de la demande de drogues, mais qu’ils ne devraient pas être exécutés au détriment d’autres activités importantes qui sont de nature à réduire la demande de drogues illicites». Aujourd’hui, il serait opportun de poursuivre cette réflexion, de définir les éléments de la RdR et de se mettre d’accord sur une stratégie globale incluant cette approche, à la lumière des expériences acquises et en conformité avec les conventions.

Swaps: Dans plusieurs états américains, le statut légal du cannabis évolue dans le sens d’une distribution contrôlée. En Europe, de nombreux pays ont dépénalisé l’usage du cannabis. Pensez-vous qu’on peut s’attendre à une évolution des conventions pour ce produit psychoactif, le plus consommé dans le monde, en termes d’usage privé, d’autoproduction et de contrôle de la distribution?

Werner Sipp: Les conventions ne permettent pas la «distribution contrôlée» du cannabis en dehors de l’usage médical. Les conventions considèrent le cannabis comme une substance particulièrement dangereuse qui doit être mise sous contrôle strict. Par conséquent, les législations des quatre états américains qui ont réglementé la production et la distribution du cannabis à des fins «récréatives» (Colorado, Oregon, Alaska, Washington) ainsi que la législation de l’Uruguay ne sont pas en accord avec les conventions.
Théoriquement, les états signataires – qui sont les maîtres des conventions – peuvent modifier les conventions soit en modifiant la classification du cannabis soit en élargissant l’usage légitime de cette substance audelà des fins médicales et scientifiques. En fait, il est très peu probable que l’UNGASS 2016 fasse de telles propositions puisque toutes les résolutions importantes des dernières années à tous les niveaux des Nations unies ont souligné que les conventions telles qu’elles sont actuellement doivent rester la base de la coopération internationale en matière de drogues dans l’avenir. L’écrasante majorité des gouvernements (les conventions ont été ratifiées par plus de 180 états !) ne soutient pas la voie que l’Uruguay et les quatre états américains ont choisi de prendre. Dans un proche avenir, il n’y aura donc certainement pas une évolution au niveau des conventions dans le sens d’une «distribution contrôlée» du cannabis.

Par ailleurs, le statut du cannabis est en train d’évoluer à l’égard de son usage médical. Un nombre croissant de pays admet le cannabis sous forme pharmaceutique comme médicament pour soigner certaines maladies. Aux états-Unis, 23 états prévoient déjà le «medical use» et, en Europe, nous sommes en présence d’une évolution similaire. Les conventions permettent, voire encouragent, l’usage médical de stupéfiants, pourvu que cela se fasse dans les règles et procédures prévues dans les conventions. L’OICS a décrit ces conditions plus en détail dans son rapport annuel 2014 et constate néanmoins que ces règles ne sont souvent pas observées, si bien que «l’usage médical» ressemble parfois à une «distribution contrôlée» illégale.

Quant à «la dépénalisation» de l’usage de cannabis que l’on peut observer non seulement en Europe, mais dans beaucoup de pays du monde entier, il ne faut pas confondre «dépénalisation» avec «légalisation de l’usage non médical».

Les conventions sont très claires, celle de 1961 limite l’usage de drogues exclusivement à des fins médicales et scientifiques et requiert que tout acte contraire à cette disposition «constitue une infraction punissable». En même temps, les conventions donnent une certaine flexibilité aux états en ce qui concerne leur réponses aux actes illicites: seules «les infractions graves sont passibles d’un châtiment adéquat, notamment de peines de prison ou d’autres peines privatives de liberté». Cela veut dire que des infractions de caractère mineur ne doivent pas forcément aboutir à des sanctions pénales. En plus, la convention de 1988 donne la possibilité à chaque état «de conférer à la détention et à l’achat de stupéfiants destinés à la consommation personnelle le caractère d’infraction pénale conformément à son droit interne, sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique».

Par conséquent, les états peuvent choisir de réagir aux infractions de moindre caractère, notamment à la possession d’une petite quantité de drogues destinées à la consommation personnelle, avec des sanctions administratives de moindre gravité, correspondant à leur système juridique national. L’OICS a réitéré à maintes reprises que les conventions ne prévoient pas la pénalisation de la consommation en tant que telle et qu’elles n’obligent nullement les états à incarcérer les «petits» consommateurs de drogues. L’OICS a toujours encouragé les gouvernements à appliquer le principe de proportionnalité quant aux sanctions pour offenses mineures.

En plus, les trois conventions donnent la possibilité de soumettre des personnes ayant commis ce genre d’infractions, au lieu de les condamner ou de prononcer une sanction pénale, à des mesures de traitement, d’éducation, de post-cure, de réadaptation et de réintégration sociale.

Cette flexibilité des conventions est trop rarement utilisée par les états. Le Portugal peut servir d’exemple pour un système qui a remplacé l’approche purement prohibitionniste par un programme dit de «dissuasion» qui offre une réponse alternative d’éducation, de support, de traitement et de réintégration, ce qui est parfaitement en accord avec les conventions.

L’OICS pense qu’il n’y a pas besoin d’une «évolution des conventions» dans le sens de la légalisation de l’usage non médical des stupéfiants et des substances psychotropes. Il faudrait plutôt la mise en œuvre des principes fondamentaux des conventions et des déclarations politiques de 1998 et 2009 qui sont les suivants:

  • la santé et le bien-être de l’humanité doivent être placés au centre de la politique en matière de drogues;
  • une stratégie intégrée et équilibrée doit être poursuivie, ce qui signifie que les gouvernements doivent donner le même poids et même la priorité aux mesures de prévention, support, traitement, RdR, réadaptation et réintégration sociale qu’ils accordent aux mesures d’exécution de la loi;
  • le principe de proportionnalité doit être appliqué, notamment dans le cadre du système judiciaire;
  • le principe de la responsabilité commune et partagée doit être la base primordiale de la coopération internationale en matière de drogues;
  • les droits de l’homme doivent être pleinement respectés dans tous les aspects de la politique pratique.

En surveillant la conformité des politiques nationales avec les obligations contenues dans les conventions, l’OICS a du constater au fil des années que ces principes ne sont pas souvent traduits en politique pratique dans beaucoup de pays du monde. L’OICS espère que l’UNGASS 2016 donnera une impulsion globale et durable pour réorienter les politiques vers la pleine mise en œuvre de ces principes.