Avec l’annonce de l’essai Caprisa sur le microbicide-gel à base de ténofovir, la «Déclaration de Vienne» a été le point d’orgue de la XVIIIe Conférence mondiale sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Rédigée par une équipe de chercheurs internationaux dirigée par le Canadien Evan Wood, elle a reçu, à la fin septembre, plus de 17 000 signatures, dont celles de Françoise Barré-Sinoussi et Michel Kazatchkine. Nous en publions le texte intégral.
> Vous pouvez signer la déclaration sur le site www.ladeclarationdevienne.com
La criminalisation des utilisateurs de drogues illicites alimente l’épidémie de VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et a eu des retombées essentiellement négatives sur la santé et la société.
Nous avons besoin d’une réorientation complète des politiques.
En réponse aux préjudices des drogues illégales sur la santé et la société, un important régime international de prohibition des drogues a été mis en place sous la tutelle des Nations Unies1McAllister WB, «Drug diplomacy in the twentieth century : an international history», Routledge, New York, 2000. Des dizaines d’années de recherche ont permis de réaliser une évaluation complète des répercussions du phénomène mondial de «guerre contre la drogue». Tandis que des milliers de personnes se réunissent à Vienne dans le cadre de la XVIIIe Conférence internationale sur le sida, la communauté scientifique internationale demande que l’on reconnaissance les limites et les préjudices de la prohibition des drogues et réclame une réforme des politiques en matière de drogues afin d’éliminer les obstacles à la mise en place de régimes efficaces de prévention, de traitement et de soins du VIH.
Il existe maintenant des preuves irréfutables2Reuter P, «Ten years after the United Nations General Assembly Special Session (UNGASS) : assessing drug problems, policies and reform proposals», Addiction 2009, 104, 510-7,3United States Office of National Drug Control Policy, «The Price and Purity of Illicit Drugs : 1981 through the Second Quarter of 2003», Executive Office of the President, Washington, DC, 2004 que les efforts d’application de la loi n’ont pas réussi à enrayer la disponibilité des drogues illégales dans les collectivités où il y a de la demande. Au cours des quelques dernières décennies, les systèmes nationaux et internationaux de surveillance des drogues ont révélé une tendance générale à la baisse dans le prix des drogues ainsi qu’une tendance à la hausse dans leur pureté – malgré des investissements considérables dans les efforts d’exécution de la loi4United States Office of National Drug Control Policy, «The Price and Purity of Illicit Drugs : 1981 through the Second Quarter of 2003», Executive Office of the President, Washington, DC, 2004,5«World Drug Report 2005», Vienna : United Nations Office on Drugs and Crime, 2005.
De plus, il n’existe aucune preuve qu’une férocité accrue des démarches d’application de la loi réduit de façon importante la prévalence de la consommation de drogues6Degenhardt L et al., «Toward a global view of alcohol, tobacco, cannabis, and cocaine use : Findings from the WHO World Mental Health Surveys», PLOS Medicine 2008-5,1053-67. Notamment, les données indiquent clairement que le nombre de pays dans lesquels les personnes s’injectent des drogues illégales est à la hausse et que les femmes et les enfants sont de plus en plus touchés7Mathers BM et al., «Global epidemiology of injecting drug use and HIV among people who inject drugs : A systematic review», Lancet 2008, 372, 1733-45. En dehors de l’Afrique subsaharienne, l’utilisation de drogues injectables cause environ le tiers des nouveaux cas d’infection par le VIH8Wolfe D, Malinowska-Sempruch K, «Illicit drug policies and the global HIV epidemic : Effects of UN and national government approaches», New York : Open Society Institute, 2004,9«2008 Report on the global AIDS epidemic» ; The Joint United Nations Programme on HIV/AIDS, Geneva, 2008. Dans certaines régions où le VIH se répand le plus rapidement, par exemple l’Europe de l’Est et l’Asie centrale, la prévalence du VIH peut atteindre 70% parmi les utilisateurs de drogues injectables, et dans certaines régions ce groupe compte plus de 80% de la totalité des cas de VIH10«2008 Report on the global AIDS epidemic» ; The Joint United Nations Programme on HIV/AIDS, Geneva, 2008.
Face à la réalité des preuves accablantes que les efforts d’exécution de la loi ont échoué par rapport à leurs objectifs déclarés, il est important de reconnaître et d’aborder les conséquences nuisibles. Ces dernières comprennent entre autres les points suivants :
– Une épidémie de VIH alimentée par la criminalisation des personnes qui consomment des drogues illicites et les prohibitions relatives à l’offre de seringues stériles et de traitements de substitution à base d’opioïdes11Lurie P, Drucker E, «An opportunity lost : HIV infections associated with lack of a national needle-exchange programme in the USA», Lancet 1997, 349, 604,12Rhodes T et al., «Explosive spread and high prevalence of HIV infection among injecting drug users in Togliatti City, Russia», AIDS 2002, 16, F25.
– Des flambées de VIH parmi les utilisateurs de drogues incarcérés et asilaires, causées par des lois et politiques punitives et un manque de services de prévention du VIH dans ces milieux13Taylor A et al., «Outbreak of HIV infection in a Scottish prison», British Medical Journal, 1995, 310, 289,14Sarang A et al., «Drug injecting and syringe use in the HIV risk environment of Russian penitentiary institutions : qualitative study», Addiction 2006, 101, 1787,15Jurgens R, Ball A, Verster A, «Interventions to reduce HIV transmission related to injecting drug use in prison», Lancet Infectious Disease, 2009, 9, 57-66.
– L’affaiblissement des régimes de santé publique lorsque les efforts d’application de la loi poussent les utilisateurs de drogues illicites à ne pas se prévaloir des services de prévention et de soins et à se tourner plutôt vers des milieux où le risque de transmission de maladies infectieuses (p. ex., VIH, hépatites B et C, tuberculose) et d’autres préjudices est plus élevé16Davis C et al., «Effects of an intensive street-level police intervention on syringe exchange program utilization : Philadelphia, Pennsylvania», American Journal of Public Health, 2005, 95, 233,17Bluthenthal RN et al., «Impact of law enforcement on syringe exchange programs : A look at Oakland and San Francisco», Medical Anthropology, 1997, 18, 61,18Rhodes T et al., «Situational factors influencing drug injecting, risk reduction and syringe exchange in Togliatti City, Russian Federation : a qualitative study of micro risk environment», Social Science & Medicine, 2003, 57, 39.
– Une crise dans les systèmes de justice pénale, découlant de taux d’incarcération records dans plusieurs pays19Fellner J, Vinck P, «Targeting blacks : Drug law enforcement and race in the United States», New York : Human Rights Watch, 2008,20Drucker E, «Population impact under New York’s Rockefeller drug laws : An analysis of life years lost», Journal of Urban Health, 2002, 79, 434-44. Cette réalité a eu des répercussions négatives sur le tissu social de collectivités entières. Bien que les disparités raciales dans les taux d’incarcération pour infractions liées aux drogues soient évidentes dans bon nombre de pays, l’impact s’est avéré particulièrement grave aux Etats-Unis, où environ un Afro-Américain sur neuf parmi les hommes âgés de 20 à 34 ans est incarcéré en tout temps, principalement en raison des efforts d’exécution des lois antidrogue21Warren J, Gelb A, Horowitz J, Riordan J, «One in 100 : Behind bars in America 2008», The Pew Center on the States Washington, DC : The Pew Charitable Trusts, 2008.
– La stigmatisation des personnes qui utilisent des drogues illicites, ce qui renforce l’attrait politique de la criminalisation des utilisateurs de drogues et mine les efforts de prévention du VIH et de promotion de la santé22Rhodes T, Singer M, Bourgois P, Friedman SR, Strathdee SA, «The social structural production of HIV risk among injecting drug users», Social Science & Medicine, 2005, 61, 1026,23Ahern J et al., «Stigma, discrimination and the health of illicit drug users», Drug and Alcohol Dependence, 2007, 88, 188.
– De graves violations des droits de la personne, y compris la torture, le travail forcé, les traitements inhumains et dégradants et, dans un nombre de pays, l’exécution de personnes condamnées pour infractions liées aux drogues24Elliott R et al., «Reason and rights in global drug control policy», Canadian Medical Association Journal, 2005, 172, 655-6,25Edwards G et al., «Drug trafficking : time to abolish the death penalty», Addiction, 2009, 104, 3.
– Un énorme marché des drogues illicites d’une valeur annuelle estimée à 320 milliards de dollars américains. Ces profits demeurent entièrement en dehors du contrôle gouvernemental. Ils alimentent la criminalité, la violence et la corruption dans d’innombrables communautés urbaines et ont déstabilisé des pays entiers, par exemple la Colombie, le Mexique et l’Afghanistan26«World Drug Report 2005», Vienna : United Nations Office on Drugs and Crime, 2005.
– Le gaspillage de milliards de dollars des contribuables sur une «guerre contre la drogue» qui n’atteint pas ses objectifs déclarés et contribue plutôt directement ou indirectement aux préjudices décrits ci-dessus27The National Centre on Addiction and Substance Abuse at Columbia University (2001), «Shoveling up : The impact of substance abuse on State budgets».
Malheureusement, les preuves de l’échec de la prohibition des drogues relativement à ses objectifs déclarés, ainsi que les graves répercussions négatives de ces politiques, sont souvent niées par ceux qui ont des intérêts cachés dans le maintien du statu quo28Wood E et al., «Illicit drug addiction, infectious disease spread, and the need for an evidence-based response», Lancet Infectious Diseases 2008, 8, 142-3. Cet état de fait a semé la confusion au sein du public et a coûté d’innombrables vies. Les gouvernements et les organisations internationales ont l’obligation éthique et juridique de répondre à cette crise en mettant en place de nouvelles stratégies fondées sur des preuves et capables de réduire les préjudices liés aux drogues sans engendrer de nouveaux problèmes. Nous, les soussignés, demandons aux gouvernements et aux organisations internationales, y compris les Nations unies, de/d’ :
– entreprendre un examen transparent de l’efficacité des politiques antidrogue actuelles ;
– adopter et évaluer une approche de santé publique basée sur des données scientifiques en vue d’aborder les préjudices individuels et communautaires découlant de l’utilisation de drogues illicites ;
– décriminaliser les utilisateurs de drogues, multiplier les options de traitements de la toxicomanie fondés sur des données probantes et abolir les centres de traitements de la toxicomanie obligatoires et inefficaces, qui violent la Déclaration universelle des droits de l’homme ;29Klag S et al., «The use of legal coercion in the treatment of substance abusers : An overview and critical analysis of thirty years of research», Substance Use & Misuse, 2005, 40, 1777
– appuyer catégoriquement et accroître le financement de l’adoption de la gamme complète d’interventions VIH décrites dans le guide d’établissement des objectifs de l’OMS, Onudc et Onusida ;30WHO, Unodc, Unaids 2009, «Technical Guide for countries to set targets for universal access to HIV prevention, treatment and care for injection drug users»
– mettre à contribution, de façon significative, les communautés touchées dans le développement, la surveillance et la mise en oeuvre de services et politiques qui touchent leurs vies.
De plus, nous en appelons au secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki moon, afin qu’il mette en place des mesures d’urgence visant à faire en sorte que les Nations Unies – y compris l’Organe international de contrôle des stupéfiants – s’expriment d’une seule voix pour appuyer la décriminalisation des utilisateurs de drogues et l’adoption de stratégies de lutte antidrogue basées sur des données probantes31Wood E, Kerr T, «Could a United Nations organisation lead to a worsening of drug-related harms ?», Drug and Alcohol Review, 2010, 29, 99-100.
Le fait de baser les politiques antidrogue sur des données scientifiques n’éliminera pas la consommation de drogues ou les problèmes découlant de l’injection de drogues. Cependant, la réorientation des politiques liées aux drogues vers des approches fondées sur des preuves qui respectent, protègent et renforcent les droits humains pourrait éventuellement réduire les préjudices causés par les politiques actuelles et permettrait de rediriger les considérables ressources financières là où on en a le plus besoin, c’est-à-dire dans l’adoption et l’évaluation d’interventions scientifiques de prévention, de réglementation, de traitement et de réduction des préjudices.
>>> Vienne 2010
Toute l’actualité de Vienne 2010 est sur Vih.org. A l’occasion de la conférence, Vih.org s’associe à Libération.fr et Yagg.com. Les photos et l’ambiance de la conférence sont sur Vu, le regard de Vih.org.