L’anthropologue, est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il fut aussi vice-président de Médecins sans frontières (MSF) de 2001 à 2003. Il est l’auteur, en 2011, d’une enquête sur une équipe de policiers de la brigade anti-criminalité qui dressait le portrait d’une police, parfois ouvertement raciste, «en guerre» contre les jeunes des quartiers 1La Force de l’ordre : une anthropologie de la police des quartiers. Paris, éditions du Seuil, coll. «La Couleur des idées», 2011.
Le comment et le pourquoi
Pour réaliser cette enquête de terrain très «costaud», de près de 600 pages, il a multiplié, de 2009 à 2013, les entretiens avec les détenus et les surveillants, dans une maison d’arrêt de la région parisienne, qu’il ne nomme pas. Il en démonte les rouages, en décrit, avec beaucoup d’humanité –plus: d’empathie–, les scènes de vie, pittoresques mais surtout désolantes. Il «problématise» et met en perspective ses observations avec l’histoire de l’institution carcérale et des politiques répressives. Et il explique, comment et pourquoi la prison, une invention récente qui n’a guère plus de deux siècles, est devenue la peine de référence, en France comme partout dans le monde. Même pas la peine de le démontrer, les chiffres parlent d’eux-mêmes! La population carcérale a, en effet, doublé au cours des trois dernières décennies en France (qui comptait plus de 68 000 détenus en 2014 pour 57 000 places!) et presque quintuplé aux États-Unis!
Comment comprendre cette place que la prison occupe désormais dans la société d’aujourd’hui? Et comment expliquer que le tournant punitif affecte aussi lourdement certaines catégories de personnes?
C’est bloc-notes en main que Didier Fassin montre, à travers l’ordinaire de la prison, comment la banalisation de l’enfermement a renforcé les inégalités socio-raciales et comment les avancées des droits se heurtent aux logiques d’ordre et pratiques sécuritaires.
Les infractions à la législation sur les stupéfiants surpénalisées!
Résultat : les prisons débordent de prévenus, très majoritairement masculins, appartenant aux minorités ethniques –maghrébines, sub-sahariennes, roms—, non parce qu’elles sont plus «toxiques» que les représentants des classes sociales moyennes et «gauloises», mais parce que le droit répressif concerne des actes majoritairement commis dans les classes populaires, décrypte-t-il : délits routiers, infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) et atteintes à l’autorité publique, comptent pour les tiers des incarcérations, explique-t-il. «En 20 ans, le nombre des condamnations a augmenté de 58% pour les premiers, 128% pour les deuxièmes et 74% pour les derniers. Par contraste, les condamnations pour homicides et vols avec arme qui constituaient chacun un peu plus d’un emprisonnement sur cent, reculaient respectivement de 16 et 48%. évolution remarquable: alors que les crimes les plus graves régressent (…), les délits qui progressent le plus spectaculairement sont en réalité ceux, souvent mineurs, dont la pénalisation relève d’un double mécanisme: le durcissement de la loi et le ciblage de son application».
Les ILS sont d’ailleurs les délits dont la pénalisation a connu, en France, la progression la plus spectaculaire: depuis le vote de la loi de 1970, le nombre des interpellations pour usage et trafic a été multiplié par 60, atteignant près de 150 000 et celui des interpellations pour usage simple a augmenté deux fois plus vite que celles pour revente ou trafic. Le nombre des condamnations a doublé au cours des deux dernières décennies, mais a triplé pour les seuls usages, jusqu’à en constituer plus de la moitié. «Quant aux peines d’emprisonnement, si elles demeurent minoritaires par rapport aux peines de substitution, on constate néanmoins leur doublement en 30 ans et, là encore, la progression récente la plus rapide concerne l’usage simple» (surtout de cannabis aujourd’hui).
À cela s’ajoute le fait que ces délits donnent massivement lieu au déferrement au Parquet par la police en procédure de flagrance, dispositif particulièrement défavorable parce que pourvoyeur de peines de prison ferme: sept fois plus en comparution immédiate, et dix fois plus lorsque le prévenu se présente détenu que dans le cadre de la procédure correctionnelle traditionnelle.
Vacuité et sorties sèches.
Enfin, la plupart des personnes incarcérées dans les maisons d’arrêt sont des prévenus en attente d’un procès et des condamnés à des courtes peines. Compte tenu de la faiblesse de l’offre de travail (environ un poste pour six à sept détenus), de formation, d’enseignement et de sport, et donc des délais bien supérieurs à six mois pour accéder à ces diverses activités, ces prévenus et «les courtes peines» ne sont pas prioritaires. De toute façon, ils n’ont pas le temps d’en bénéficier, juste celui, bien trop long, de vivre dans des cellules surpeuplées, de subir (et exercer aussi) des violences incessantes, d’essuyer les mesures de surveillances tatillonnes et vexatoires… Pour eux, le seul moment hors de la cellule, sont les deux heures quotidiennes de promenade!
Ils ne seront pas non plus pris en charge par les services d’insertion et de probation qui concentrent leurs efforts et leurs moyens sur l’aménagement de peine des condamnés à des emprisonnements plus longs, explique Didier Fassin. Alors, ils n’ont pas grand chose pour «meubler» la vacuité de leurs journées entre ces murs, évidemment plus «criminogènes» que «réhabilitatrices», malgré l’effort des surveillants et de la direction pour normaliser leur prison (par exemple, en instaurant un «quartier arrivant» pour éviter le choc carcéral, en ouvrant les commissions de discipline aux avocats, etc.). Au final, sept détenus sur huit de la maison d’arrêt dans laquelle l’auteur a enquêté la quittent en «sortie sèche», sans préparation ni transition.
L’Ombre du monde de Didier Fassin, résultats d’une très belle enquête ethnographie critique, va bien au-delà d’une étude fouillée et «empathique» sur la vie derrière les barreaux, sur le monde de l’ombre. C’est sur l’ensemble de la société, qu’il fait la lumière.
Bibliographie
L’Ombre du monde Une anthropologie de la condition carcérale
Seuil, La Couleur des idées, 612 pages, 25 euros, janvier 2015