Peut-on aborder sereinement les conditions du don du sang en France? On est en droit d’en douter, quand on voit les passions qui animent les différents camps dans cette discussion, où se mêlent évaluation des risques, principe de précaution, droits des malades et raison politique. Impossible, en tout cas, de résumer en 140 caractères les enjeux du sujet.
Le nouvel arrêté, destiné à être signé au printemps prochain, présenté aux associations et institutions sanitaires le 4 novembre dernier, avait été annoncé en juin 2012. Il était très attendu par une partie des associations homosexuelles, comme l’Inter LGBT ou le le Centre LGBT de Touraine, qui a lancé sur le sujet une pétition en ligne.
Aujourd’hui, l’arrêté ministériel du 12 janvier 2009 fixant les critères de sélection des donneurs de sang stipule que les hommes ayant eu ou ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (HSH) ne sont pas autorisés à donner leur sang, afin de garantir la sécurité transfusionnelle. La formulation des recommandations de l’Établissement français du sang (EFS) avait été revue dès 2002 pour clarifier que cette interdiction ne s’appliquait qu’aux «relations homosexuelles masculines», et non aux lesbiennes.
La première étape de l’ouverture débutera au printemps 2016 par la fin de l’exclusion définitive du don. Le don de sang total sera ouvert aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes à l’issue «d’une période de contre-indication de douze mois, durée pour laquelle le niveau de sécurité transfusionnelle est le même que pour les donneurs actuels». Les hommes qui, au cours des 4 derniers mois, n’auront pas eu de relation sexuelle avec un homme ou auront eu un seul partenaire, pourront donner leur plasma grâce à la création d’une filière sécurisée par quarantaine.
La deuxième étape commencera environ 12 mois après, avec le rapprochement des durées d’ajournement entre les hommes ayant des rapports avec HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes. et les donneurs hétérosexuels. La filière sécurisée par quarantaine pour le plasma, va permettre aux autorités sanitaires de bénéficier d’une étude «en vie réelle». Si cette étude démontre qu’il n’y a pas de risques, les règles relatives au don des HSH seront rapprochées des règles générales. (La mise en place de cette deuxième étape pourrait prendre plus de temps, jusqu’à deux ans, selon la vitesse de recueillement des données.)
Les HSH, une population particulièrement exposée
Plusieurs études poussent effectivement à la prudence puisque les HSH restent aujourd’hui particulièrement exposés au VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. (200 fois plus que la population générale, selon l’Invs)
Aujourd’hui, à Paris, l’incidence chez les HSH participant à iPergay, soit le nombre de personnes infectées par an, est de 9% (contre 17 pour 100 000 personnes pour la population générale) et la prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. le nombre de personnes vivant avec le VIH, est presque 18% dans l’enquête Prévagay1La prévalence de l’infection par le VIH en France peut être estimée à environ 152 000 (entre 135 000 et 170 000) personnes à la fin de 2008 Ces chiffres sont tellement élevés que même si tous les dons de sang sont testés par sérologieSérologie Étude des sérums pour déterminer la présence d’anticorps dirigés contre des antigènes. (détection des anticorps anti-VIH) et par PCRPCR "Polymerase Chain Reaction" en anglais ou réaction en chaîne par polymérase en français. Il s'agit d'une méthode de biologie moléculaire d'amplification d'ADN in vitro (concentration et amplification génique par réaction de polymérisation en chaîne), utilisée dans les tests de dépistage. ARN-VIH pour détecter le virus, la fenêtre de quelques jours restants(7 à 10) pendant laquelle les tests peuvent ne pas détecter l’infection, présente un risque significatif pour les receveurs.
Dans notre article de 2012, Gays et don de sang: qu’en dit l’épidémiologie? , les auteures rapportaient déjà plusieurs chiffres éclairants :
- Dans le modèle actuel, la part attribuable aux donneurs HSH dans le risque résiduel de transmission du VIH par transfusion en France est prise en compte dans les calculs. Elle s’explique principalement par le non-respect de l’exclusion permanente jusqu’à présent en cours. Le risque résiduel global a été estimé sur la période 2006-2008 à 1/2 440 000 dons, ce qui correspond à environ un don potentiellement contaminant par an en France. (Ceci correspond à une incidence du VIH chez les HSH donnant leur sang malgré la mesure d’exclusion actuelle 45 fois à 120 fois plus élevée que celle observée chez les autres donneurs.) Ce refus de se soumettre à l’interdiction en ne déclarant pas ses relations avec d’autres hommes a plusieurs explications : de la volonté de pouvoir donner son sang «comme tout le monde» (une décision à laquelle le politique tente de répondre aujourd’hui) aux hommes se considérant comme hétérosexuels et donc non-concernés, malgré des pratiques homosexuelles occasionnelles.
- L’exclusion des seuls HSH multipartenaires sur les 12 derniers mois, proche de celle utilisée pour les hétérosexuels multipartenaires (exclusion de 4 mois) pourrait aboutir à un risque allant de 1/3 000 000 de dons (proche du risque actuel) à 1/670 000 dons (3,6 fois plus élevé que le risque actuel)2Pillonel J et al., «Deferral from donating blood of men who have sex with men: impact on the risk of HIV transmission by transfusion in France», Vox Sang 2011(L’application de cette règle pourrait donc être étudiée, à condition bien sûr qu’elle soit comprise et respectée.)
- L’étude de Germain et al. en 20033Germain M et al., «The risks and benefits of accepting men who have had sex with men as blood donors», Transfusion (Paris) 2003;43(1):25-33 a estimé le risque d’accepter les HSH abstinents sur les 12 derniers mois aux Etats-Unis et au Canada. Il était d’un don contaminé par le VIH pour 136 000 dons provenant d’HSH, soit une augmentation du risque de 8% pour un apport supplémentaire en dons de 1,3%.
- Soldan et Sinka dans leur article de 2003 montraient qu’en Angleterre, accepter les HSH abstinents sur les 12 derniers mois augmenterait le risque VIH de 0,45 à 0,75 don infecté par an, soit une augmentation de 60 %. Le risque d’accepter tous les HSH représenterait une augmentation de 500 % (2,5 dons infectés par an) avec seulement une augmentation de 2 % du nombre de dons4Soldan K, Sinka K, «Evaluation of the de-selection of men who have had sex with men from blood donation in England», Vox Sang 2003;84(4):265-273.
Bref, compte tenu des taux de prévalence et d’incidence chez les HSH, quel que soit le schéma choisi, aujourd’hui, ouvrir le don aux HSH comporte un risque d’apparitions de dons séropositifs au VIH dans la filière sanguine, un risque que le politique ne peut se permettre de prendre dans un pays qui reste, à juste titre, traumatisé par l’affaire du sang contaminé5 L’affaire du sang contaminé est un scandale ayant touché plusieurs pays dans les années 1980 et 1990. En raison de mesures de sécurité inexistantes ou inefficaces, et de fautes politiques graves, plusieurs personnes ont été contaminées par le VIH ou le VHC à la suite d’une transfusion sanguine..
Différent scénarios étudiés
Ainsi, sur Slate, Jean-Yves Nau rappelle-t-il que ces nouvelles dispositions ont été élaborées non sans difficultés par une concertation entre les associations et les autorités sanitaires:
«L’exercice de démocratie sanitaire entrepris par le professeur Benoît Valet a consisté à réunir à de nombreuses reprises depuis le mois de mai l’ensemble des acteurs concernés: les associations de donneurs de sang, de patients, de personnes homosexuelles ainsi que les «opérateurs» sanitaires (l’Agence nationale de sécurité du médicament, l’Institut de veille sanitaire et l’Établissement français du sang). Différents scénarios ont alors été étudiés et discutés portant notamment sur le délai d’ajournement entre le dernier «rapport sexuel entre hommes» et le don de sang. C’est, au final, un délai d’ajournement de douze mois (et non de quatre mois) qui est apparu être la meilleure solution de l’équation à résoudre, au vu des données épidémiologiques. «Il n’y a pas, à ce stade, de données suffisantes pour démontrer l’absence d’augmentation du risque transfusionnel VIH pour un délai inférieur à douze mois», souligne le professeur Valet. S’y ajoute une possibilité de don de plasma seul (plasmaphérèse) avec un délai d’ajournement de quatre mois.
Cinq associations se sont prononcées en faveur du délai d’ajournement à douze mois (Aides, association IRIS, le CISS, Inter LGBT ainsi que l’association française des hémophiles). Quatre ont rejeté l’ensemble des scénarios proposés, parmi lesquelles la Fédération des donneurs de sang bénévoles, l’Union nationale des associations de donneurs de sang bénévoles de La Poste et d’Orange, Act Up et SOS homophobie). La solution retenue quant au délai d’ajournement est identique à celle d’ores et déjà progressivement mise en œuvre ces dernières années dans un nombre croissant de pays: l’Australie, le Japon, la Hongrie, le Royaume-Uni, la Suède, le Canada, la Finlande, la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis. En revanche, la quasi-totalité des pays de l’Union européenne demeurent sur le modèle de la contre-indication permanente.»
Ainsi, l’Agence américaine des médicaments et de l’alimentation (FDA) a décidé d’abandonner, le lundi 21 décembre 2015, l’interdiction faite aux hommes homosexuels de donner leur sang, en la remplaçant par l’obligation d’une abstinence sexuelle pendant un an avant tout don.
Pour justifier sa décision, la FDA a expliqué «avoir pris en considération plusieurs données récentes, des études sur l’épidémiologie et les rapports d’autres pays ayant changé leur politique sur le don du sang des homosexuels»: «Les données scientifiques les plus précises dont nous disposons justifient cette période d’attente de 12 mois aux États-Unis», a déclaré Peter Marks, le directeur adjoint du centre de recherche de la FDA. Cette mesure met fin à une interdiction de 32 ans prononcée en 1983, au début de l’épidémie de sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Notons que les personnes atteintes d’hémophilie ou d’autres troubles de la coagulation ne peuvent pas donner leur sang «à cause du danger que peuvent représenter les aiguilles utilisées», a expliqué la FDA.
Une abstinence discriminatoire ?
Sur les réseaux sociaux, beaucoup se sont déclarés choqués par l’abstinence de un an demandée aux HSH avant de pouvoir donner leur sang, à l’instar de ce qui a cours en Australie et au Royaume Uni (voir La période d’abstinence d’un an demandée aux homosexuels pour le don du sang critiquée (et détournée) sur Twitter).
Nombreux sont les internautes qui ont assimilés les différences de conditions de don chez les hétérosexuels et les homosexuels à une nouvelle discrimination. A tel point que la Ministre a choisi de communiquer via une tribune sur le Huffington Post, dans laquelle elle se déclare clairement en faveur «d’une égalité totale des critères du don entre homosexuels et hétérosexuels». Elle y indique également que si la contre-indication pour les hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes a été fixée à 12 mois, c’est parce que c’est «le délai au terme duquel nous sommes certains, d’après les éléments scientifiques dont nous disposons actuellement, que le niveau de risque est identique entre homosexuels et hétérosexuels».
Didier Lestrade, sur Slate, estime pour sa part que cette décision «est une preuve supplémentaire de l’incompréhension totale du gouvernement Hollande face aux espoirs des LGBT» et souligne qu’il est «toujours très facile de tester les lots de sang une seconde fois, ce qui serait beaucoup plus simple que de multiplier les obstacles insultants pour ceux qui veulent sincèrement donner leur sang. D’autres pays comme l’Italie ont allégé le tri du sang et les gays sont traités au même niveau que les hétéros.»
SOS Homophobie salue quant à elle une «avancée» qu’elle a néanmoins jugée «insuffisante». Act Up-Paris considère cette décision comme un «recul» par rapport à l’avis du groupe d’expert de 2008 qui préconisait une période d’exclusion de 4 mois et craint une révision des critères d’ouverture, qui repousserait d’autant la réévaluation des conditions de l’autorisation du don par les HSH (deuxième étape de l’ouverture).
Pour certains, le rappel qu’ils appartiennent à une population exposée est particulièrement sensible, au point que la simple mention de ce fait épidémiologique est vécue comme l’instauration d’une nouvelle discrimination. Mais dans le cas qui nous intéresse ici, la prévalence et l’incidence chez les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes sont-elles des raisons suffisantes pour se priver de recueillir le sang? En gros, deux populations atteintes et exposées différemment au VIH doivent-elles connaître les mêmes conditions pour donner leur sang?
Assurer la sécurité des receveurs
Face à ces réactions, l’association Aides, qui faisait partie du groupe de travail, explique, un peu isolée, qu’elle a «soutenu ce scénario auprès de la DGS (Direction générale de la santé), tout en insistant sur la nécessité d’inscrire officiellement dans un calendrier le recueil de données et les recherches à mener pour permettre et sécuriser l’évolution possible des critères d’inclusion», ajoutant que «nous ne disposons de données scientifiques probantes que pour le modèle d’un ajournement de douze mois après le dernier rapport HSH (c’est-à-dire une abstinence de rapports HSH pendant douze mois), même si le délai de douze mois n’est pas formellement justifié au regard des impératifs de la fenêtre virologique ou des résultats des autres expériences européennes.»
Dans une interview au Monde, le président de l’association rappelle que «le don du sang n’est pas un droit, c’est un geste de solidarité qui doit d’abord assurer la sécurité des receveurs»: «Cette avancée par étapes s’explique. Déjà par la prévalence du sida chez les homosexuels qui représentent encore 40 % des nouvelles contaminations chaque année. En outre, on ne dispose pas de données scientifiques suffisantes concernant le don du sang dans cette population. Rappelons que nous avons eu, en France, l’affaire du sang contaminé.»
Les devoirs vis-à-vis des receveurs
Dans l’article sur Slate cité précédemment, Jean-Yves Nau rappelle que :
«À celles et ceux qui s’étonneront de la mesure retenue et des difficultés pratiques de sa mise en œuvre (une «abstinence sexuelle» de douze mois, y compris en ayant recours au préservatif), les autorités sanitaires font valoir que le don de sang n’est pas un droit mais une forme d’exercice de solidarité biologique qui impose des règles et des devoirs vis-à-vis des receveurs. Elles rappellent également que le modèle actuel n’est pas sans failles (entre 2011 et 2014, on a identifié et exclu vingt-quatre dons séropositifs au VIH) mais qu’il a néanmoins permis d’obtenir une réduction quasi-totale du risque de contamination post-transfusionnelle par le virus du sida».
Le Comité national d’éthique, saisi par Marisol Touraine, avait déjà rappelé quant à lui que «le droit des receveurs à la protection de la santé et l’obligation en résultant de réduire le risque de transmission de maladies infectieuses» avaient priorité «sur toute autre considération, y compris la volonté des individus de donner leur sang».
La discussion va certainement se poursuivre dans les prochains mois. Rappelons que le moyen le plus simple pour arriver à un alignement des conditions de don du sang en France serait de faire enfin baisser la prévalence du VIH chez les HSH. Comme le rappelle le président de Aides dans son interview, «Le don du sang, c’est une goutte d’eau dans un océan de discriminations. Alors allez vous faire dépister, et là, on avancera» : «Je suis étonné que la communauté se bloque tant sur ce point. Il existe des combats plus importants à mener, notamment concernant les personnes porteuses du sida. Car 30 ans après le début de l’épidémie et près de 20 ans après les premiers traitements, elles font toujours face à de nombreuses inégalités dans l’accès à la santé, aux assurances, au travail…»
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