Janine Pierret1Sociologue de la maladie, vous publiez Mémoires du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. 2Artières P., Pierret J. Mémoires du sida. Récit des personnes atteintes. France, 1981-2012. Paris, Bayard, 2012., avec Philippe Artières, historien, directeur de recherche au CNRS ; livre constitué de témoignages de personnes vivant avec le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. recueillis au cours des années 1990. Quelles ont été les conditions du recueil de ces témoignages et pourquoi les rendre publics aujourd’hui?
Ces témoignages sont issus de trois enquêtes que j’ai menées auprès de personnes séropositives. J’étais sociologue au CNRSCNRS Centre national de la recherche scientifique. sociologue de la maladie et j’ai toujours travaillé sur la maladie, dès que j’ai commencé à faire de la sociologie. J’ai publié en 1984 un premier ouvrage, avec Claudine Herzlich, intitulé Malades d’hier, malades d’aujourd’hui3Herzlich C., Pierret J. Malades d’hier, malades d’aujourd’hui. Paris, Payot, « Médecine et société », 1984, réédition 1991. , dans lequel seule une petite note relevait que le sida était présenté, déjà, comme une « épidémie ». Ce qu’on trouvait complètement paradoxal, parler d’une « épidémie de sida », ou de « cancer », à l’époque, c’était le « cancer gay », alors que seul un faible nombre de personnes contaminées était identifié. A la suite de cela, on avait été contactées par la radio Fréquence Gaie, qui voulait que l’on réalise des entretiens avec des personnes malades du sida. Il devait y avoir quelque chose comme quarante malades du sida en France, et l’une comme l’autre on trouvait que c’était quelque chose d’un peu compliqué, faire ce type d’enquête sociologique sur ces personnes, d’autant qu’elles allaient très mal, pour la plupart, et se trouvaient souvent à l’hôpital, parfois en fin de vie. On a plutôt décidé de faire un article4Herzlich C., Pierret J. Une maladie dans l’espace public. Le sida dans six quotidiens français. Annales ESC, septembre-octobre 1988, n°5, pp. 1109-1134. sur la presse et le sida, sur la façon dont la presse avait traité le sida comme un phénomène social. En 1989, lors de la création de l’Agence nationale de recherche sur le sida, j’ai présenté avec la sociologue Danièle Carricaburu, spécialiste de la santé, un projet sur les personnes séropositives, c’est-à-dire infectées par le VIH mais non malades. On se demandait s’il existait ou non une identité autour de la séropositivité. L’infection par le VIH avait ceci de nouveau : des personnes vivaient apparemment en bonne santé alors que la médecine les condamnait, en quelque sorte. On a travaillé sur cette question auprès d’hommes hémophiles et d’hommes contaminés par relation homosexuelle ou hétérosexuelle. On souhaitait pouvoir interviewer des personnes transfusées, mais cela n’a pas été possible : c’était au moment des procès. On a montré qu’à cette époque émergeait un problème de reconnaissance, mais non pas une « identité » de séropositif, et c’est ce que nous avons appelé un « renforcement biographique », c’est-à-dire un retour sur l’hémophilie ou l’homosexualité, avec un besoin de reconnaissance sociale. Et les vicissitudes de la recherche font qu’une fois que l’on commence à travailler sur une question, il devient difficile d’en sortir. En 1994, j’ai été sollicitée par le professeur de médecine Didier Sicard au moment de la mise en place d’une cohorte de personnes asymptomatiques à long terme. J’essayais d’étudier comment et dans quelles conditions vivaient, sans traitement, des personnes contaminées depuis longtemps. A cette époque, Didier Sicard voulait qu’on se penche sur la question de l’alimentation ! Mais ce n’était pas forcément ça le plus intéressant. Enfin, la sollicitation suivante est venue des médecins de la cohorte Aproco, mise en place en 1997 après l’arrivée des antiprotéases. Là aussi, il a été proposé à des chercheurs en sciences sociales de suivre les personnes intégrées dans cette cohorte. Les 1 200 personnes incluses, entre 1997 et 1998, étaient suivies sur dix ans. Ce qui m’intéressait à ce moment-là – c’était ma troisième recherche sur le sujet – était l’opportunité de les revoir. En effet, le problème de la maladie, c’est qu’elle s’installe dans la durée : elle n’est pas séquentielle. Ainsi, avec cette troisième recherche, j’avais l’opportunité de revoir des patients au moment où ils prenaient un traitement pour la première fois, de les revoir après huit mois, puis après deux ans. Je tentais ainsi d’approcher cette question de la temporalité de la maladie : comment les personnes vivaient avec cette maladie au long cours ?
Ce livre reprend donc une partie de ces entretiens, et vous le publiez aujourd’hui dans un cadre non académique.
Oui. J’ai écrit un autre livre5Pierret J. Vivre avec le VIH. Enquête de longue durée auprès des personnes infectées. Paris, Presses Universitaires de France, « Le Lien social », 2006., académique celui-ci, à partir de ces entretiens. Je travaillais sur ces dix années d’entretiens – à peu près 180 entretiens – et j’étais la seule en France à avoir conduit autant d’interviews avec des personnes atteintes, à des moments extrêmement différents. On m’a souvent demandé pourquoi je m’étais arrêtée en 2000. Mais en 2000, pour moi, on avait bouclé le cycle de la maladie. C’était dans un premier temps une maladie dont on mourait, puis une maladie avec laquelle les personnes vivaient alors qu’on leur avait annoncé qu’elles allaient mourir, et, dans un troisième temps, on voyait l’apparition des traitements et la vie devenait une vie sous traitement. J’avais ainsi l’impression d’avoir clos un cycle avec cette maladie et la place qu’elle occupait dans la société. Dans ce premier livre je tentais de mettre en ordre ce matériel d’entretiens et de construire quelque chose. Tout au long des années 1990, un grand nombre de personnes me disait vivre normalement, et je voulais savoir ce que recouvrait cette notion de « vie normale » chez des personnes infectées par le VIH. J’ai ainsi construit une typologie, ce qui est assez classique en sociologie, en conservant des extraits d’entretiens relativement limités. Ensuite, quand Sida Mémoires a été créée, par Philippe Artières, et quand les entretiens réalisés par Michael Pollak y ont été déposés par Marie-Ange Schiltz, on a pensé réutiliser ces entretiens, les revisiter pour concevoir une histoire à la première personne plurielle, un récit polyphonique. Il s’agissait aussi d’utiliser ces archives de recherche afin d’en montrer toute la richesse.
C’est donc un projet relativement ancien?
C’est un projet qui a quelques années. On avait, Philippe et moi, des engagements professionnels, mais il y a un an et demi, on s’est dit « C’est maintenant qu’on le fait ! ». L’idée était cette fois-ci de donner la parole directement aux personnes en construisant un récit à partir de ce qu’elles avaient dit durant les entretiens que Michael Pollak avait réalisés en 1985 et, ensuite, durant les miens, ce qui représente à peu près 200 entretiens. Un récit où elles auraient la parole : c’était leur parole qui importait, plus seulement celle des sociologues, même si on a rédigé pour ce livre des courtes présentations où on s’adresse à elles en employant le « vous ». C’était un débat entre Philippe Artières et moi, d’ailleurs. Lui avait commencé par mettre « tu ». Mais je lui ai dit que je ne pouvais pas mettre « tu » parce que je n’avais jamais dit « tu » à un interviewé. Et c’est aussi un « vous » collectif.
Oui, par ailleurs, vous insistez tous les deux, sur le fait que la mémoire est polyphonique, que les voix sont parfois contradictoires, qu’il n’y a pas une mémoire singulière de ces années.
Absolument. Par exemple, si on prend la question du silence, le secret sur l’infection, c’est complètement contradictoire. Il y a des personnes qui ont fait état de leur séropositivité rapidement, et d’autres qui n’en ont jamais, jamais parlé. Il ya des personnes qui m’ont dit : « Avec les médecins, vous êtes la seule personne à qui j’ai parlé de ma séropositivité, de mon infection ».
Et selon les parcours biographiques, vous montrez d’autres types de parcours, où les personnes se saisissent de la séropositivité pour construire, se construire une biographie, un parcours militant.
Oui, c’est ce que j’avais appelé dans mon premier livre « discontinuité et retournement ». ça ne concerne pas la majorité des personnes interviewées. En général, ça concerne des personnes plutôt jeunes, ou des personnes qui avaient des parcours chaotiques et pour lesquelles l’infection a été un moment de retournement, de basculement de leur histoire. Soit elles s’engageaient dans le monde associatif, soit elles changeaient complètement de direction. Je pense en particulier à certains usagers de drogues pour lesquels le retour à des formations professionnelles s’est opéré à la suite de la découverte de la séropositivité.
Et à l’inverse, vous montrez des parcours que vous appelez parcours «d’enfermement».
Oui, des parcours d’enfermement dans lesquels les personnes ne sortent pas. Ils ne concernent pas forcément des personnes qui ne parlent pas de leur séropositivité. Ce n’est pas seulement de l’enfermement dans le silence. Dans les autres parcours aussi, il peut y avoir de l’enfermement dans le silence. Mais ces personnes sont enfermées dans la maladie. C’est vraiment une obsession : elles ont peur du contact, elles ont peur du regard des autres, elles ont peur de contaminer d’autres personnes. Elles ne vivent pas à côté de la maladie, mais elles vivent dans la maladie.
Il y a comme une emprise de la maladie sur ces parcours de vie. Vous montrez également un troisième type dans la construction élaborée dans le livre «Vivre avec le VIH», qualifié de «continuité sous contrainte», qui est sans doute majoritaire.
Qui est absolument majoritaire. Et là aussi, il y a des contradictions. « Continuité sous contrainte » : c’est parce que la sexualité est sous contrainte, la procréation, etc. Tout cela est effectivement sous contrainte. Mais quant au reste, que ce soit la vie amoureuse, la vie professionnelle … les personnes souhaitaient maintenir ces champs sans changement, avec ou non le secret sur la contamination. Le secret joue dans tous les sens. Il peut être un moyen de vivre normalement. Mais le fait de parler de sa contamination peut aussi être un moyen de vivre normalement. Ce n’est pas unilatéral, c’est complexe.
C’est complexe, et je trouve qu’on voit là un tissu de contradictions. Il y a le secret, et des passages extrêmement forts sur le secret y compris dans la mort : vous citez quelqu’un qui parle de «la mort des amis dans un silence total», ou, de certains, il est dit que : «Personne ne les a vu mourir.» Donc il y a ce secret, mais, paradoxalement, vous dites que, relativement tôt, dès 1987, il y a un bruit, un bruit médiatique, un bruit de fond social et politique autour de cette maladie dans la mesure où, je vous cite, «par la mise à l’épreuve du système de santé, la maladie et les malades sont placés au devant de la scène sociale». Donc c’est la défaillance, le fait que la séropositivité révèle les défaillances d’un système de santé qui place la maladie au devant de la scène sociale. On voit ce bruit de fond d’un côté, et de l’autre, à un niveau individuel, le silence se maintenir.
Justement, c’est toute la tension pour les personnes. C’est-à-dire qu’à la fois tout le monde a quelque chose à dire sur le sida, en particulier dans les années 1990. Il n’y avait pas de soirée, un journal ou une émission de télévision qui ne faisait allusion au sida, et tout le monde avait quelque chose à dire à ce sujet. Pour les personnes concernées, c’était ça le plus violent et le plus difficile. Elles vivaient cela de l’intérieur, parfois dans le secret, ou dans un secret partiellement levé, avec certaines personnes, mais pas forcément avec tout le monde. Et donc c’était pour elles extrêmement difficile. Je me souviens d’un homme que j’avais interviewé, chez moi, et qui me racontait que, dès qu’il entendait parler du sida – personne ne savait autour de lui qu’il était infecté – il faisait de la prévention. Là où il travaillait, il faisait de la prévention, il parlait des préservatifs, mais jamais il n’a dit qu’il était lui-même concerné par le VIH. Et pour les personnes atteintes, c’était ça, la plus grande violence. C’était d’assister socialement, collectivement, dans l’espace public, à cette espèce de mouvement et de bruit sur la maladie alors qu’elles vivaient ça souvent avec beaucoup de difficultés et dans le secret.
Ce bruit de fond qui émerge à la fin des années 80 contribue à ce que vous nommez «événement total». Pour vous, le sida est un événement total: «Un faisceau d’événements qui agit, bouscule, déplace des politiques, des institutions, des croyances et des pratiques.» Vous voyez le sida comme un évènement qui «modifie radicalement la société dans son assurance et dans ses certitudes».
A la fois, ça a bousculé la médecine, ça a bousculé les politiques de santé, ça a bousculé les modes de vie parce que ça mettait en cause la vie, la sexualité, la mort, donc l’intimité. C’est une maladie qui a fait jaillir l’intimité et le privé sur le devant de la scène. C’est une maladie qui a repoussé la médecine dans ses retranchements puisqu’au début des années 1980, la médecine était toute puissante et on pensait que les maladies infectieuses, c’était derrière nous, que les maladies mortelles, c’était derrière nous et que la médecine allait tout régler. Là, tout à coup, la médecine s’est retrouvée dans une situation difficile, d’où son appel aux sciences sociales pour nous faire travailler sur la prévention, parce que les cliniciens ne savaient pas comment faire. Les médias, avec le sida, étaient au devant de la scène. Comme on l’avait montré dans notre premier article, avec Claudine Herzlich, ce sont eux qui ont contribué à faire du sida un phénomène social, à partir des chiffres – ils ont travaillé sur les chiffres en cumulant les vivants, les morts, les Etats-Unis, l’Europe, etc. Et puis en utilisant des notions dont chacun pouvait s’emparer comme celle de « porteur sain ». Les médias ont joué un rôle en construisant cette maladie comme un phénomène social.
Un phénomène social total, analysé en temps réel, vous le dites, d’un côté par la société, ses instances notamment médiatiques, mais aussi par la recherche, très tôt, en fait. Vous indiquez deux choses. L’ANRS qui, dès sa création, sollicite les sciences sociales, pour mieux comprendre les parcours de vie des personnes vivant avec le VIH, mais aussi, avec Michael Pollak, un investissement des sciences sociales préalable même à la création de l’ANRS.
Absolument. Michael avait écrit au début des années 1980 un article sur l’homosexualité et, dès 1985, il proposait au ministère de la Santé de faire une enquête sur l’homosexualité parce qu’effectivement, en France, on était complètement démuni, on n’avait aucune connaissance sur les modes de vie homosexuels, de la même façon qu’on n’avait aucune connaissance sur les modes de vie des usagers de drogue : les « toxicomanes », on ne connaissait pas. Dès 1985, il lance une grande enquête à travers la revue Gai Pied, et recueille 900 réponses à son questionnaire qui était, à l’époque, plus centré sur les modes de vie homosexuels que sur le VIH. Ce qui l’intéressait était de comprendre ces modes de vie. Ce qui était quand même quelque chose de très important. Ensuite, il a développé toute une batterie d’entretiens dans des hôpitaux de la région parisienne. Il a réalisé une série d’entretiens auprès de personnes infectées. Il a réalisé aussi des entretiens pour l’association David et Jonathan, ainsi qu’un travail de terrain avec Sophia Rosman sur l’association Aparts, qui était l’une des premières associations d’hébergement des personnes vivant avec le VIH. Il a fait beaucoup de choses, mais il ne souhaitait pas travailler sur la maladie. J’ai compris pourquoi un peu plus tard : comme il était lui-même concerné, il voulait rester sur le champ de la prévention. Il m’avait dit : « Toi, tu travailles sur la maladie et moi, je travaille sur la prévention ».
Finalement, le sida bouscule-t-il aussi les sciences sociales ? Ou se trouve-il intégré simplement comme un nouveau champ d’étude?
Le sida a bousculé les sciences sociales sans les bousculer. Il y a eu un appel financier, évidemment, avec l’ANRS puis ensuite avec Sidaction, qui fait que beaucoup de chercheurs sont venus travailler sur cette maladie, mais pas forcément sur les malades, sur les personnes atteintes. Il y a eu beaucoup de travaux sur la prévention. Il y a eu, tardivement, des travaux sur les politiques publiques ; et puis, sur les pays du sud, plus récemment. Mais il y a eu quand même pas mal de manques et de lacunes. Il n’y a pas eu énormément de travaux sur les usagers de drogues, sur les politiques de réduction des risques, sur les populations migrantes. C’est-à-dire que se sont majoritairement mobilisés, et surtout sont restés, les chercheurs qui travaillaient déjà sur la maladie et la médecine. Les tentatives pour « happer » des chercheurs qui travaillaient sur la famille ou sur d’autres domaines ont tourné un peu court. Par la suite, il y a eu beaucoup de jeunes, du fait de la possibilité d’avoir des bourses.
Si on en revient au contenu du livre, il y a des champs extrêmement forts que vous soulignez : le désarroi, le stigmate, l’isolement, la souffrance, la mort et le deuil, bien sûr. Vous avez à ce sujet des formules extrêmement puissantes, comme celle-ci : «Désormais, nous vivons au milieu d’un cimetière et avec tous ces morts, nous devons vivre.» Et finalement, vous vous donnez aujourd’hui, avec Philippe Artières, ce rôle de témoin. Vous dites : «Nous nous souvenons, nous étions témoins.» Il y a ainsi une sorte de redoublement de la fonction de témoin: pour partie, les personnes interviewées se pensaient elles-mêmes comme témoins de l’évènement. Et aujourd’hui, vous redoublez ce rôle en vous faisant témoins de ce que vous avez pu enregistrer. A ce sujet, pensez-vous qu’il y ait eu une rupture dans la transmission de la mémoire ?
On a rédigé ce livre pour retrouver une continuité, parce qu’il nous semblait, à l’un comme à l’autre, que depuis le début des années 2000 un silence s’était installé et que les jeunes générations, en particulier, avaient complètement oublié ce qu’avaient été les années 1990.
Des années qu’elles n’avaient pas connues.
Non, elles ne les avaient pas connues, mais il y a des films sur cette période, des livres : je pense au film de Cyril Collard, je pense aux livres d’Hervé Guibert, à d’autres témoignages de personnes directement concernées. On est de toute façon dans une société du présent, du « présentisme », comme on peut le dire. Les choses vont vite, on les chasse très vite. Il nous semblait justement qu’en reconstruisant cette histoire à partir des entretiens et en nous positionnant comme témoins de cette histoire, on permettrait à de nouvelles générations d’acquérir une certaine connaissance de ce qu’avaient été le VIH et le sida il y a vingt ans. Il nous semblait aussi qu’on permettrait à des personnes qui avaient vécu ces années de se remémorer le passé qui avait été occulté : le désarroi, la solitude, le deuil. Marie-Ange Schiltz me disait « En lisant votre livre, j’ai retrouvé des choses que j’avais oublié. J’avais volontairement oublié ces choses. J’avais fait le silence sur les difficultés qu’ont rencontré certaines personnes. ». On permettrait aussi de retrouver ce qu’avaient été la dignité et la lutte. Les personnes que l’on avait interviewées se battaient pour vivre, se battaient contre les idées toutes faites, contre les préjugés.
Je pense qu’il y a des ruptures générationnelles. J’ai été très surpris de trouver dans la première partie du livre, sur la vie avant les années 1980, des moments qui me paraissent tout à fait non contemporains. Par exemple l’homosexualité vécue avant les mouvements de libération sexuelle, ou la transfusion de bras à bras, ou encore cette façon de passer les frontières avec la drogue. Au niveau de la mémoire, il y a une rupture générationnelle par rapport à cela.
Absolument, mais ce n’est pas si vieux que ça ! C’était la fin des années 1970, à peine le début des années 1980.
Et vous étiez sociologue de la maladie à cette époque, avant de travailler sur le sida.
J’avais déjà travaillé sur le cancer, sur l’insuffisance rénale chronique traitée par la dialyse, sur la consommation de médicaments, sur l’hôpital, sur la profession médicale. Et dès 1973, j’ai commencé à m’intéresser aux personnes malades. Donc là j’ai commencé à travailler sur l’insuffisance rénale chronique vécue à domicile puis en centre, et, ensuite, j’ai travaillé sur l’hospitalisation de malades, en « mélangeant » toutes les maladies. Puis sur la santé, la notion de santé. Je me demandais comment était comprise la notion de santé. J’ai mis en évidence le « devoir de santé », qui a été largement repris depuis, c’était en 1980-1983. Et il y a eu des sollicitations fortes sur le sida. On me disait : « Mais attends, tu travailles sur la maladie, tu ne peux pas ne pas travailler sur le sida. ». Et comme je le disais tout à l’heure, ce qui m’a intéressée était la question de savoir comment on vit avec cette nouvelle maladie qui pour moi était un peu prototypique de ce qu’on allait connaître dans notre société : des gens en bonne santé qui sont porteurs d’un virus mortel. C’est la notion d’incertitude qui m’intéressait, le problème de l’incertitude : « Comment vit-on dans une situation d’incertitude ? ». Et le problème de la temporalité : « Qu’est-ce qu’on fait de son temps ? ».
Voyez-vous avec le sida des différences majeures par rapport à d’autres pathologies ? Voyez-vous dans votre engagement et votre travail de sociologue auprès de personnes vivant avec le VIH une différence majeure par rapport à vos champs de travail précédents ?
Oui. Peut-être. Les problèmes se sont accentués avec le VIH. Mais je pense que toute maladie se vit dans le secret. Les gens qui ont des cancers n’ont pas forcément envie d’en faire état, parce qu’on est dans une société où la santé est valorisée et valorisante, comme l’est la jeunesse. Donc quand on est atteint d’une maladie grave, invalidante, mortelle, on n’a pas forcément envie d’en parler. A ce titre, j’ai appris à faire attention au « Comment ça va?» banal, de la conversation. Ce « Comment ça va?» n’est en fait pas anodin.
Je pense que ce qui a été le plus fort dans l’histoire du VIH a été la contamination par voie sexuelle, le fait de sa transmission par voie sexuelle, qui en fait quelque chose de particulier par rapport au cancer, à la sclérose en plaque, au diabète ou à d’autres maladies. Je crois que c’est cette dimension-là qui est spécifique. Et le battage médiatique aussi, qui fait, ce que je disais tout à l’heure, que, pour les personnes concernées, ça redouble les difficultés de vivre avec le VIH.
C’est sans doute une forme d’évènement double. Il y a d’un côté ce que vous évoquiez, l’enfermement, le silence, et, de l’autre, l’évolution sociale, celle du regard porté sur la sexualité, sur l’homosexualité, sur l’usage de drogues.
Oui, peut-être que les choses vont changer. Je pense que le Pacs vient du sida, de l’infection à VIH. ça, c’est clair. Ce que je disais tout à l’heure, ce qu’on avait vu en 1991, ce besoin de reconnaissance qui apparaît à travers le renforcement biographique : revendiquer une homosexualité plutôt que de dire qu’on est séropositif, ça aussi c’est quelque chose qui est fort, ou dire qu’on est hémophile plutôt que séropositif, tout ça peut faire bouger un certain nombre de lignes. En tout cas, pour l’homosexualité, je pense que ça a fait bouger considérablement les lignes et que le regard que porte la société – je n’aime pas dire « la société » – que l’on porte sur l’homosexualité a bougé.
Avez-vous vu évoluer le regard sur la séropositivité et la maladie au cours de la période ? Et jusqu’à aujourd’hui?
Peut-être. Autour de moi, non, je n’ai pas l’impression que la situation a beaucoup changé. C’est vrai qu’avec les traitements, avec le fait que quand on est indétectable, la transmission est moins forte, ça va peut-être faire bouger les lignes. Mais j’ai peur aussi du revers. C’est-à-dire que, comme il y a les traitements, on ne fasse plus suffisamment attention à la protection. Ce n’est pas forcément facile de vivre avec ces traitements, même s’ils sont beaucoup allégés par rapport aux premiers traitements. Ce ne sont pas des traitements sans effets secondaires, sans conséquences.
Finalement, ce que vous dites est qu’on n’est pas sûr d’avoir vu bouger la stigmatisation. Pourtant, vous le dites, dès le début il y a un effort important pour refuser la position misérabiliste, bien que ce soit quelque chose de très présent, ce «misérabilisme compassionnel qui semble la seule défense possible». Vous dites aussi qu’il ne s’agissait pas de donner la parole à des victimes.
Je crois que je n’aurais jamais pu travailler sur ce sujet si j’avais considéré les personnes atteintes comme des victimes et si elles s’étaient présentées comme des victimes. Les témoignages de personnes vivant dans l’enfermement étaient pour moi très difficiles, parce qu’elles se présentaient comme des victimes. Mais elles étaient minoritaires. Et j’ai toujours trouvé des personnes extrêmement dignes et battantes. C’était aussi ce que je voulais faire ressortir. C’est-à-dire que, pour moi, la victimisation est insupportable, que ce soit dans la maladie ou dans autre chose. La position de victime est inconciliable avec ma position de sociologue.
Souhaitez-vous aborder des champs que l’on n’aurait pas du tout traités?
Peut-être que je peux dire la façon dont on a construit le livre. On a travaillé à partir d’environ 200 entretiens. On a souhaité, avec Philippe Artières, traiter de « la vie avant », pour montrer l’hétérogénéité de la vie, les difficultés liées à l’homosexualité, à la vie des hommes hémophiles. Ensuite, on a construit une seconde partie qu’on a appelée « les années noires », sur les années 1980. ça peut paraître paradoxal parce que, dans l’histoire du sida, les années noires étaient plutôt plus tardives, les années 1990. Mais pour nous, les « années noires » renvoient à la fois au choc pour les personnes qui sont infectées et au choc social, en quelque sorte, au choc que ça a été pour la médecine et la société que de, tout d’un coup, voir cette maladie se développer au niveau mondial et frapper des hommes jeunes – parce qu’au début c’était surtout des hommes, après, on a vu un peu apparaître des femmes, mais plus tardivement.
Et une maladie qu’on sait mal détecter, puisque cette période, finalement, vous la placez avant 1986, avant les tests de dépistage.
Ce sont les tout débuts de la maladie, effectivement. Après on a les premières mesures publiques avec le dépistage, la mise en place de centres de dépistage anonymes et gratuits.
C’est la période que vous appelez « La bataille », avec quelque chose que j’aimerais souligner : le maintien des métaphores guerrières.
Ce n’est pas dû à nous ! On reprend des métaphores guerrières qui ont été au centre du VIH. On essaie de montrer la bataille pour vivre – je n’ai jamais parlé de survie, je n’ai jamais considéré que les personnes infectées était des survivants, et elles ne se considéraient pas comme des survivants, mais comme des vivants. On essaie donc de montrer la bataille pour vivre, avec ses difficultés, au niveau de l’emploi, de la vie amoureuse, de la famille et des parents, avec le secret, le deuil, mais aussi l’engagement dans les associations. On a pu nous reprocher de ne pas avoir beaucoup de militants dans le livre, mais étant donné le mode de recrutement des entretiens, qui se faisait exclusivement à partir des services hospitaliers, et bien, on a eu les militants qu’on a eus. C’est-à-dire qu’en gros, on retrouve les 6% de personnes qui sont engagées dans le milieu associatif au niveau national.
On traite ensuite de ce qu’on a appelé « l’évènement de Washington », qui est effectivement la première conférence, au début de l’année 1996, où l’on parle des antiprotéases.
Avant cet évènement de Washington, quelque chose est important, que vous relevez je crois plus d’une fois : les Etats généraux des personnes vivant avec le VIH. Il y avait là aussi un rôle de témoignage extrêmement important.
C’était en mars 1990, c’était la première fois que des personnes infectées et malades se retrouvaient pour parler, dans des groupes. Il y avait des espèces de tables rondes sur des thèmes comme la vie professionnelle, les relations avec les médecins, le silence, la famille, etc. C’était des groupes de parole bien plus grands qu’un groupe de parole. Mais ça n’a pas eu beaucoup de suite. Il y a eu des tentatives pour créer un « syndicat » des personnes atteintes. Mais je pense que les années 1990 – 1996 ont été tellement destructrices, tellement violentes, que ce n’était plus possible. C’étaient les années où les malades mouraient. Chaque jour il y avait des morts, chaque jour il y avait des enterrements, des crémations, et donc les militants arrivaient au bord de l’épuisement. Les militants associatifs, ceux qui s’étaient engagés dans ces différents mouvements étaient vraiment trop atteints pour avoir suffisamment d’énergie pour reprendre quelque chose.
Et 1996, c’est cette rupture : les antiprotéases arrivent.
L’espoir revient, une nouvelle forme de vie. Les associations se trouvaient aussi un petit peu démunies, elles avaient un peu de mal à se positionner. Elles ont été des agents d’innovation extraordinaires, Aides en particulier, avec l’aide juridique, les permanences téléphoniques, les hébergements, les sorties, les groupes de parole. Tout cela était mis en place avant même que les pouvoirs publics interviennent, et a été repris ensuite par ces mêmes pouvoirs publics. Sida Info Service vient de Aides ; les appartements thérapeutiques, c’était une initiative associative. Les associations ont joué un rôle moteur extrêmement important pendant toutes ces années difficiles. Mais c’est vrai qu’avec les antirétroviraux, elles ont eu du mal à se repositionner, me semble-t-il. Peut-être que vous ne seriez pas d’accord avec moi ! Elles font de l’accompagnement maintenant, c’est différent.
J’arrive en 1996 en fait, dans la lutte contre le sida. J’arrive au tournant des antiprotéases. Et c’est vrai que 1996 est une période de crise par exemple pour Arcat, l’association dans laquelle j’étais. Une partie des cadres de l’association se demandait comment agir. L’association publiait notamment le répertoire des essais thérapeutiques et en 1996, les médecins de l’association se disaient « Ce n’est plus à nous de le faire, mais aux pouvoirs publics ». Il y a eu des formes d’institutionnalisation. Toutes les formes expérimentales de soutien, les appartements de coordination thérapeutique, par exemple, deviennent des structures financées par la sécurité sociale. Il y a un mouvement de normalisation de l’action associative.
C’est ce qu’avait montré Sophia Rosman dans son travail sur Aparts6Rosman S. Sida et précarité : une double vulnérabilité. Paris, Harmattan, collection Le travail du social, 1999., qui a été très mal vécu par les responsables de l’association : un mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation. C’est-à-dire qu’à un moment donné, le bénévolat n’est plus possible. On peut être bénévole pendant quelques temps, mais à un moment, il faut qu’il y ait des relais, ou il faut que les bénévoles soient rémunérés et deviennent salariés. Il y a aussi ce problème récurrent des diminutions des financements des pouvoirs publics, qui fragilise le secteur associatif.
Finalement, la période traitée est close en 2000, quatre ans après Washington.
Oui. C’est aussi une espèce de normalisation des traitements, qui sont allégés. Par rapport à 2000, les traitements n’ont rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. Ils sont beaucoup plus légers qu’à l’époque où j’ai arrêté de faire mes travaux. C’est ce que je disais tout à l’heure. C’est-à-dire que je considère que maintenant les choses sont finies.
Un cycle a été bouclé.
Oui. Le cycle de cette nouvelle maladie, de sa signification, du « vivre avec » et des traitements a été bouclé. D’ailleurs, on le voit bien au niveau médical. Les relations des médecins avec les personnes atteintes sont aujourd’hui normalisées. Je pensais que le sida permettrait de modifier beaucoup de choses dans le monde médical.
Mais vous n’êtes pas sûre que ça ait été le cas.
Non, je n’en suis pas sûre ! Des choses ont évolué, avec l’affirmation des droits des malades notamment. Mais il y a des choses qui reviennent en boomerang. Le consentement au soin peut devenir une question brutale. Pas forcément dans le domaine du VIH. Mais demeure une espèce de vérité qui est assénée aux malades – je dis « assénée » volontairement. Avant, on ne leur disait rien, ou pas trop, maintenant, avec la peur de la judiciarisation, on leur assène certaines choses avec une très grande violence. Il y a toujours ces coups de balanciers.
Finalement, ce qu’on voit dans ce récit, jalonné par le désarroi, le deuil, c’est une prise de pouvoir sur soi, même dans ces parcours que vous nommez «enfermement». Il y a une vie qui est prise entièrement par la maladie, mais même là on voit la volonté de prendre le dessus.
C’est pour ça que je dis que ces personnes vivent.
Et que vous parlez de «mémoire vive».
Elles sont du côté de la vie ! D’une vie difficile, d’une vie dure. Mais elles sont du côté de la vie.
Entretien réalisé par Vincent Douris – novembre 2012.