«Cambia lo superficial
Cambia también lo profundo
Cambia el modo de pensar
Cambia todo en este mundo»1Extrait d’une célèbre chanson de la chanteuse argentine Mercedes Sosa cité dans l’hommage de Michel Gandilhon à Alain Labrousse (19 février 1937 6 juillet 2016): «Cambia, todo cambia».
Impossible d’évoquer la géopolitique des drogues sans l’associer à Alain Labrousse. Ce numéro spécial de Swaps est consacré à cette géopolitique si particulière qui touche à l’offre de drogues, à l’industrialisation de la production et du trafic, aux modifications du champ politique censé les réguler. Il rend, dès les premières pages, hommage au sociologue, journaliste, fondateur de l’Observatoire géopolitique des drogues. Sa disparition a marqué tous ceux qui l’ont connu ou lu. Et le comité de rédaction de Swaps, qui le publia, n’échappe pas à ce sentiment de vide.
Alain Labrousse était un monument et un paradoxe. Petit homme discret, presque effacé qu’on imaginerait bien, avec son imperméable froissé, croiser dans un roman de John Le Carré. Sa modestie naturelle n’avait d’égal que son érudition. Personne ne pouvait imaginer que cet homme avait un immense réseau, construit patiemment au fil des années tant en Amérique du Sud où il vécut longtemps (voir page 2) qu’en Afrique ou en Asie du Sud-Est. On mesure les trésors de son savoir en lisant quelques pages de son incontournable dictionnaire de géopolitique où on est impressionné par les détails incroyables sur les économies souterraines, sur les fils enchevêtrés entre carrières politiques et narcotrafics. Swaps auquel il a souvent collaboré est fier d’offrir à sa mémoire et à ses lecteurs ce numéro consacré au sujet central de sa vie; numéro qui doit beaucoup à l’organisation éditoriale de Michel Gandilhon, et qui nous emmène de la Colombie au Maroc en passant par les Philippines.
Après un retour sur l’histoire du trafic des opiacés en Asie du Sud-Est revue pour nous par Alexandre Marchant (voir page 7), Swaps se penche sur la brûlante et insoutenable actualité de la répression aux Philippines où la guerre à la drogue, un massacre de masse, pourrait se rapprocher d’une forme de génocide. Pour Swaps, Olga Gonzalez a interviewé le sociologue Ricardo Vargas qui nous propose son analyse de la situation colombienne au lendemain des accords de paix avec les FARC après trente années de guerre lasse contre les drogues (page 17). Puis c’est au Maroc, dans les champs de Khardala, que Kenza Afsahi nous emmène (page 21) avec les conséquences inattendues et plutôt inquiétantes de l’utilisation des hybrides de cannabis dans le Rif, avec des rendements et des taux de THC beaucoup plus élevés. Une mutation qui dépasse la simple question des économies souterraines et pose au Maroc des problèmes écologiques, sanitaires et socioculturels.
Après ce tour du monde, Pierre-Arnaud Chouvy (www.geopium.org) et Laurent Laniel, en dignes héritiers d’Alain Labrousse, nous livrent, pour clore ce numéro spécial chargé en histoire et géographie, une réflexion ardue, mais puissante, sur géopolitique et mondialisation. Avec cette phase labroussienne qui nous servira de conclusion: «La géographie des drogues illégales est à considérer au regard de celle de la distribution mondiale et asymétrique du pouvoir, des richesses et des revenus, et de ses impacts sur les crises et les conflits.»