Les États-Unis et le Canada sont confrontés à une crise sanitaire sans précédent en raison d’un nombre de décès liés aux overdoses aux opioïdes le plus élevé au monde. Bien que les opioïdes prescrits et l’héroïne obtenue sur le marché noir aient entraîné des vagues de morbidité et de mortalité antérieures, le fentanyl fabriqué illégalement, des analogues du fentanyl et d’autres opioïdes synthétiques nouveaux (généralement appelés fentanyl) sont la cause principale des décès actuels1. La crise des overdoses liées au fentanyl a mis à rude épreuve de nombreux aspects des systèmes de soins et de santé en Amérique du Nord2.
Le fentanyl reste rare en France et dans toute l’Europe, bien qu’il y ait des premiers signaux de sa présence en Europe3. Une vague émergente d’opioïdes synthétiques ultrapuissants pourrait « remettre en question presque toutes les options existantes de réduction des méfaits et de traitement »4. L’objectif ici n’est pas d’être alarmiste – le fentanyl, comme on l’a vu aux États-Unis, n’est pas une réalité actuelle en France. Mais pouvoir se préparer en cas d’émergence est essentiel afin d’éviter une crise et cela pourrait être l’opportunité de renforcer les systèmes existants, surtout si le fentanyl arrive. Cet article se propose de décrire l’expérience des États-Unis dans le cadre du projet FRANCOIS (French American Comparison of Opioid Use Disorder Systems of Care) mené par le Pr Honora Englander en collaboration avec le Dr Marie Jauffret-Roustide et le Pr Benjamin Rolland et les leçons potentielles qui pourraient en être tirées pour la France.
Qu’est-ce que c’est le « fentanyl » ?
Le terme de « fentanyl » se réfère au produit fabriqué illicitement. Bien que parfois mal comprise, la crise actuelle nord-américaine du fentanyl n’est pas un problème de prescription excessive, contrairement au début de la crise des overdoses opioïdes au début des années 2000 (voir note 1). Le fentanyl fabriqué illicitement appartient à un groupe de plus de mille analogues des opioïdes synthétiques à haute puissance, qui sont en général 50 à 100 fois plus puissants que la morphine, et qui en font un produit dont les effets sont imprévisibles et très variables. Par conséquent, il comporte un risque très élevé d’overdose. « Le fentanyl » peut être vendu sous la dénomination « héroïne », « fentanyl », ou être également présent dans des pilules, contrefaites, souvent appelées « M30s ». Par rapport à l’héroïne, le fentanyl est facile à fabriquer, peu cher et facile à transporter, ce qui favorise sa diffusion.
Comment le fentanyl a-t-il bouleversé les expériences des personnes qui consomment des drogues en Amérique du Nord ?
Le fentanyl a un effet de très courte durée. Il peut être consommé par voie orale, injecté, sniffé ou fumé. En raison de sa puissance, au moins au début, de nombreuses personnes aux États-Unis sont passées de l’injection d’opiacés à la « fume » de fentanyl. L’expérience du manque avec le fentanyl commence plus tôt, est plus sévère, dure plus longtemps, et est associée à plus d’agitation et d’anxiété, ce qui augmente la dépendance à cette substance. Le fentanyl a également accru le risque pour de nouvelles populations, qui le consomment par inadvertance dans des comprimés contrefaits ou dans des produits contaminés (par exemple, des stimulants). On observe notamment une forte augmentation de décès chez les adolescents par overdose liés aux opioïdes, malgré des taux plus faibles de consommation et d’expérimentation de drogues5.
La France pourrait-elle tirer des leçons de l’expérience des États-Unis ?
Outre l’élargissement de l’accès à la méthadone et à la buprénorphine, qui reste limité aux États-Unis (note 6), plusieurs stratégies méritent d’être soulignées : certaines initiatives s’inspirent de l’exemple français ou européen, d’autres pourraient être utiles pour la France. Ces initiatives incluent par exemple de nouvelles stratégies d’initiation de la méthadone et de la buprénorphine pour éviter le manque et pour répondre aux besoins plus forts des usagers de fentanyl (voir note 2).
Une autre stratégie essentielle mise en place aux États-Unis est d’améliorer l’accès à la naloxone, qui est un outil essentiel pour prévenir les surdoses, en élargissant la distribution aux personnes qui consomment des drogues, à leur famille et à leurs amis, et dans les prisons7.
Cependant, la naloxone ne fonctionne que lorsqu’il y a quelqu’un à proximité pour l’utiliser. Par conséquent, des stratégies telles que des campagnes d’éducation encourageant les gens à « ne jamais consommer seul » sont essentielles.
Enfin, des stratégies telles que le testing de drogues en temps réel qui inclut les opioïdes synthétiques et d’autres systèmes d’alerte précoce peuvent être des éléments essentiels à ajouter dans une intervention de santé publique. Compte tenu des risques associés au fentanyl, la France pourrait également envisager un accès élargi à de nouvelles formes de traitement de substitutions aux opioïdes, y compris les sulfates de morphine et le traitement par agonistes injectables des opioïdes (tels que les programmes de diacétylmorphine, expérimentés dans d’autres pays d’Europe, la Suisse par exemple), afin que tous les patients en France bénéficient d’un traitement de substitution qui soit disponible dans un cadre légal.
Même si la France a l’un des taux d’accès aux traitements agonistes opioïdes les plus élevés au monde, elle pourrait développer des dispositifs à bas-seuil8 tels qu’ils existent à Paris et à Marseille avec les bus, ou dans le cadre de certains Caarud à Toulouse et Montpellier par exemple, et ce, afin d’éliminer les temps d’attente pour entrer dans les Csapa. Cette diversification des modes d’accès aux traitements agonistes opioïdes pourrait permettre aux patients d’initier le traitement le jour-même du contact avec un dispositif de soin et de réduction des risques, pour limiter le risque du recours au marché noir, et donc de l’exposition à du fentanyl.
Enfin, le développement des dispositifs qui renforcent les liens entre les personnes qui consomment des drogues, les cliniciens, les acteurs de la réduction des risques et les acteurs de santé de manière plus générale sont essentiels. Dans le cas du fentanyl, des espaces comme des overdose prevention centers aux États-Unis (dénommés Haltes soins addictions en France) et les associations d’usagers de drogues (comme la National Urban Survivors aux États-Unis ou Asud en France) joueront un rôle essentiel pour soutenir les personnes, apporter des conseils éclairés sur les interventions qui peuvent le mieux répondre aux besoins en temps réel émanant du terrain et qui répondent aux nouveaux défis posés par le fentanyl. Comme pour toutes les interventions existantes, il sera important ainsi d’étudier comment les Caarud, Haltes soins addictions, et d’autres structures diffuseront des informations sur les modes de consommation à moindre risque (par exemple, fumer au lieu de s’injecter).
Conclusion
De nombreux aspects du système de santé français constituent aujourd’hui une forme de protection face aux défis potentiels du fentanyl, tels que l’accès généralisé à la méthadone et à la buprénorphine, la présence des associations d’usagers de drogues et de systèmes de surveillance des produits en circulation sur les marchés illicites (cf. les dispositifs Trend et Sintes de l’OFDT, les dispositifs d’addictovigilance des CEIP) et le système de contrôle de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). La possible diffusion du fentanyl constituerait un défi pour le système français, qui nécessiterait d’être étudié par des recherches en lien avec les professionnels de santé, les personnes consommatrices de substances et les pouvoirs publics.
- Friedman J, Shover CL. Charting the fourth wave: Geographic, temporal, race/ethnicity and demographic trends in polysubstance fentanyl overdose deaths in the United States, 2010-2021. Addiction. Sep 13 Epub Sept 13 2023. doi: 10.1111/add.16318;doi:10.1111/add.16318 ↩︎
- Englander H, Thakrar AP, Bagley SM, Rolley T, Dong K, Hyshka E. Caring for Hospitalized Adults With Opioid Use Disorder in the Era of Fentanyl: A Review. JAMA Intern Med. Apr 29 2024;doi:10.1001/jamainternmed.2023.7282 ↩︎
- Griffiths PN, Seyler T, De Morais JM, Mounteney JE, Sedefov RS. Opioid problems are changing in Europe with worrying signals that synthetic opioids may play a more significant role in the future. Addiction. Dec 21 2023;doi:10.1111/add.16420 ↩︎
- Krausz RM, Westenberg JN, Meyer M, Choi F. The upcoming synthetic ultrapotent opioid wave as a foreseeable disaster. Lancet Psychiatry. Sep 2022;9(9):699-700.doi:10.1016s2215-0366(22)00241-3 ↩︎
- Friedman J, Hadland SE. The Overdose Crisis among U.S. Adolescents. N Engl J Med. Jan 11 2024;390(2):97-100. doi:10.1056/NEJMp2312084 ↩︎
- Krawczyk N, Rivera BD, Jent V, Keyes KM, Jones CM, Cerdá M. Has the treatment gap for opioid use disorder narrowed in the U.S.?:A yearly assessment from 2010 to 2019. Int J Drug Policy. 2022/08/04/ 2022:103786. doi:https://doi.org/10.1016/j.drugpo.2022.103786
7 Englander H, Gregg J, Levander XA. Envisioning Minimally Disruptive Opioid Use Disorder Care. J Gen Intern Med. Feb 2023;38(3):799-803. doi:10.1007/s11606-022-07939-x
8 Englander H, Chappuy M, Krawczyck N, et al. Comparing methadone policy and practice in France and the US: Implications for US policy reform. Int J Drug Policy. Jun 14 2024;129:104487. doi:10.1016/j.drugpo.2024.104487 ↩︎ - Razaghizad A, Windle SB, Filion KB, et al. The Effect of Overdose Education and Naloxone Distribution: An Umbrella Review of Systematic Reviews. Am J Public Health. Aug 2021;111(8):1516-1517. doi:10.2105/AJPH.2021.306306a ↩︎
- Jakubowski A, Fox A. Defining Lowthreshold Buprenorphine Treatment. J Addict Med. Mar/Apr 2020;14(2):95-98. doi:10.1097/adm.0000000000000555 ↩︎