En 2022, près de 70 000 personnes sont décédées d’une overdose d’opioïdes aux États-Unis, dont les deux-tiers dus au fentanyl. En 2020, Swaps posait la question de savoir si « La France risquait de vivre une crise des opioïdes à l’instar des États-Unis et du Canada » (lire notre article).
Malgré l’existence de cas d’overdoses (sans aucune mesure avec les pays d’Amérique du Nord), l’auteur concluait que « probablement, [il n’y avait] pas de risque de crise opioïde à l’américaine… », en raison de l’existence, entre autres, d’un système français de santé beaucoup moins libéral et plus égalitaire en matière d’accès aux soins et plus régulé (aucune publicité en direction des patients, suivi des prescriptions…). Ce constat pourrait être désormais remis en question.
Évolution de la situation en France : menace du trafic de fentanyl
Le récent démantèlement d’un trafic de fentanyl en Bretagne, où plus de 700 ordonnances ont été dérobées ou falsifiées, confirme ce que relatait, dans le Monde, Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec, en novembre 2023. Ce spécialiste de l’économie du crime et réalisateur d’un film documentaire édifiant réalisé pour le même journal indiquait que l’Europe est dans la ligne de mire du cartel. Ainsi un narcotrafiquant du cartel de Sinaloa au Mexique, fabricant et pourvoyeur de la pilule M30 à base de fentanyl aux États-Unis, lui avait confirmé que le continent, et particulièrement la France, « présentent un marché qu’ils connaissent très bien parce qu’ils vendent déjà beaucoup de cocaïne. Ils ont des têtes de pont commerciales, ils ont déjà des grossistes. Le marché européen serait d’autant plus intéressant que la pastille est revendue 10 dollars à New York, alors que le même produit en Europe se vend au moins 15 euros ». Selon Bertrand Monnet, les cartels mexicains achètent à des entreprises chinoises les précurseurs chimiques de fentanyl nécessaires à la fabrication pour la somme de 17 000 euros le kilogramme permettant la fabrication de 4 000 pilules. Ainsi, pour le marché nord-américain, la marge réalisée par le cartel, entre l’achat du précurseur et la revente des pastilles, est de l’ordre de 2 400 %.
Le trafic de fentanyl et ses analogues est donc hyper lucratif, mondialisé et dynamique. Parfaitement adapté à un système ultracapitaliste, il interroge la capacité des États, en l’occurrence la France, à faire face aux défis sanitaires et sécuritaires posés.
Gestion de la crise du fentanyl aux États-Unis en 2023
Face à l’épidémie d’overdoses, en août 2023, la Maison-Blanche a ajouté 450 millions de dollars au plan de 1,6 milliard annoncé en 2022 pour lutter contre le fléau des opioïdes aux États-Unis. Ce plan d’action s’appuie notamment sur la coopération internationale.
De fait, les États-Unis ont en ligne de mire les laboratoires chinois de précurseurs de fentanyl, fournisseurs des cartels mexicains. Pour mobiliser l’empire du Milieu à contrôler et sanctionner ces laboratoires, Washington a commencé par inculper huit entreprises chinoises. Puis, en octobre 2023, 28 personnes et entreprises chinoises directement impliquées dans le commerce du fentanyl ont été placées sur la liste noire du Trésor américain et soumises à des sanctions économiques.
Lors de la rencontre en novembre 2023 entre le président Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping, le président américain a réitéré sa demande. Le dossier avance, puisque fin janvier 2024, une délégation américaine dirigée par la conseillère adjointe à la Sécurité intérieure, Jen Daskal, a été reçue par Wang Xiaohong, le ministre chinois de la Sécurité publique (AFP). Peu après, Todd Robinson, secrétaire d’État adjoint chargé des affaires internationales de stupéfiants et d’application de la loi, a déclaré que « les États-Unis ont constaté des mesures importantes prises par Pékin pour freiner le trafic de fentanyl ». La Chine a consolidé sa démarche proactive dans la lutte contre le trafic de fentanyl en signant un accord avec Washington cet été. Ce partenariat prévoit un renforcement des contrôles sur les substances chimiques utilisées pour la fabrication de cet opioïde de synthèse.
Côté Mexique, la coopération avec Washington a permis l’arrestation de narcotrafiquants. Mais ces mesures sécuritaires ne sauraient traiter les questions de santé publique, de prévention et d’accompagnement des malades. Dans le plan du président Biden, il s’agit entre autres d’assurer la diffusion de naloxone pour contrer les overdoses, renforcer l’accès aux produits de substitution et aux téléconsultations. Et cela commence à porter ses fruits, puisque pour la première fois en trois ans, le nombre d’overdoses fatales a baissé aux États-Unis, selon les données agrégées par les Centers for Disease Control and Prevention : 101 000 décès par surdose ont été enregistrés entre avril 2023 et avril 2024, contre 72 000 surdosages mortels en 2019, avant la pandémie de CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2.
Vigilance en France face à l’émergence de nouveaux produits
Le réseau Sintes (Système d’identification national des toxiques et des substances) est partie prenante du système d’alerte sanitaire national (Signal drogues) des événements sanitaires graves. Il agit en tant qu’observatoire en proposant un éclairage sur les produits collectés via le réseau Tendances récentes et nouvelles drogues (Trend) auprès des usagers et via les données d’analyse des saisies fournies par les laboratoires de la police, des douanes et de la gendarmerie. Selon Sabrina Cherki, coordinatrice nationale Sintes à l’OFDT, « on ne détecte pas de fentanyloïdes » dans le dernier point annuel Sintes.
Le produit est dans la ligne des autorités policières qui, si elles constatent des saisies modestes en France, de l’ordre de quelques grammes en 2023, restent vigilantes quant aux cocktails avec d’autres produits, comme la xylazine. Une saisie de 100 g de ce puissant anesthésiant vétérinaire à la Réunion en juin 2023, les a en effet alertées quant à l’éventuelle diffusion sur le territoire national.
La politique du médicament interdisant la publicité et les recommandations de bonnes pratiques par les instances sanitaires en matière d’antalgiques contrastent par rapport au laisser-faire américain à l’origine du scandale OxyContin. Ainsi, en France, l’Autorité nationale du médicament a contraint les industriels à réduire à 10 ou 15 comprimés les boîtes de tramadol, contre 30 auparavant, pour prévenir une crise de santé publique à l’américaine. L’ANSM avait déjà statué en 2020 pour réduire la durée de prescription à 12 semaines, il s’agit désormais de délivrer l’antidouleur dans « les plus petits conditionnements possibles », pour être adapté aux prescriptions de courte durée.
Sur le versant des drogues illicites, des chercheurs parlent de la frilosité américaine en matière de déploiement de dispositifs de réduction de risques et de soins tels que l’accès aux traitements de substitution, très largement diffusés en France. Concrètement, une politique française de soins beaucoup plus volontariste que celle des États-Unis nous protégerait d’une épidémie.
Pour Marie Jauffret-Roustide, sociologue et chercheuse au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’Inserm, s’il n’y avait pas de panique à avoir en fin d’année 2023, la vigilance restait cependant de mise, car dans des pays d’Europe du Nord, en Écosse, a été notée une augmentation de la présence de fentanyl par l’Agence de l’Union européenne sur les drogues (EUDA, ex EMCDDA) ces dernières années.
Outre les assauts des trafiquants pour infiltrer les marchés européens, d’autres évènements géopolitiques pourraient favoriser l’émergence d’utilisations d’opioïdes de synthèse. Par exemple, pour Thomas Néfau, analyste scientifique à l’EUDA, l’interdiction de culture du pavot à opium en Afghanistan imposée par les autorités en avril 2022 pourrait entraîner des pénuries d’héroïne. Selon l’ONU, cette raréfaction favoriserait « l’émergence sur le marché des drogues d’alternatives encore plus nocives que l’héroïne, telles que le fentanyl et d’autres opioïdes de synthèse ».
Thomas Néfau et Sabrina Cherki évoquent ainsi la présence en tant qu’adultérant de certains nouveaux produits de synthèse comme les nitazènes, retrouvés dans des échantillons supposés d’héroïne, de fentanyl, de cocaïne. Le rapport européen 2023 sur les drogues (EUDA) indique que les nouveaux produits de synthèse (NPS) « jouent actuellement un rôle relativement limité sur le marché de la drogue en Europe dans son ensemble, bien qu’ils constituent un problème important dans certains pays […]. Jusqu’à présent, la plupart des préoccupations dans ce domaine se sont concentrées sur la disponibilité et l’utilisation de dérivés du fentanyl, comme le carfentanil. Cependant, plus récemment, l’apparition d’opioïdes benzimidazole (nitazène) très puissants, notamment le protonitazène, le métonitazène et l’isotonitazène, a été notée. »
Perspectives et défis dans la lutte contre les opioïdes
L’ensemble de ces éléments plaide pour une politique active de déploiement de mesures de réduction des risques et des dommages particulièrement via l’accès généralisé à la naloxone, antidote efficace contre les opioïdes, et ce, dans l’attente d’un éventuel vaccin contre les fentanyls. Celui-ci consisterait en l’injection régulière d’un anticorps capable de bloquer directement le fentanyl et octroyant, selon Bruno Mégarbane, chef du service de réanimation à l’hôpital Lariboisière une protection de « 3 à 4 semaines après l’administration de l’anticorps. En cas d’utilisation chez un toxicomane, elle nécessiterait de réadministrer régulièrement l’anticorps pour obtenir cette protection. » Toujours selon lui, l’avantage de cet anti-corps est l’absence d’effet secondaire et aussi qu’il ne s’oppose pas à l’effet analgésique d’opioïdes non dérivés du fentanyl. « L’intérêt, c’est que c’est un traitement efficace pour prévenir l’overdose au fentanyl, mais il n’empêche pas la possibilité d’utiliser la morphine en cas de survenue d’un problème douloureux chez le patient ».
Pour l’instant, les essais ont concerné des primates. L’entreprise qui a développé l’anticorps a été autorisée en août 2023 à poursuivre ses essais cliniques. Aura-t-il plus de succès que le vaccin sur la cocaïne, expérimenté depuis une trentaine d’années ?
Action des opioïdes
La note de synthèse n°2021-05 d’octobre 2021 de l’OFDT 1 rappelle que les opiacés (opium, morphine, codéine) constituent des dérivés naturels du pavot, tandis que les opioïdes sont des composés semi-synthétiques (héroïne) ou synthétiques (fentanyl), dont les propriétés analgésiques sont beaucoup plus puissantes. À cet égard, le fentanyl est jusqu’à 100 fois plus puissant que la morphine (en intraveineuse).
Le fentanyl (et certains fentanyloïdes qui sont des dérivés ou des analogues du fentanyl) dispose en France d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) en tant que médicament antalgique opioïde pour le soulagement de douleurs de palier 3, à savoir très intenses. La Haute Autorité de santé (HAS) recommande l’usage de ces médicaments pour le traitement des douleurs « liées au cancer ou dans certaines douleurs chroniques de lombalgie/lomboradiculalgie, d’arthrose, voire neuropathiques et autres maladies évolutives (maladies neurodégénératives, situations palliatives évoluées non liées au cancer, etc.) lorsque l’ensemble des autres propositions thérapeutiques, médicamenteuses ou non, ont été essayées » 2. Le fentanyl se présente sous forme transdermique (patchs) ou transmuqueuse (sucettes, comprimés sublinguaux, spray nasal) ou solution injectable. Il agit sur les récepteurs opioïdes présents dans le corps. Sa prescription est limitée à sept jours et réservée à l’usage hospitalier et à la médecine d’urgence.
Les endorphines sécrétées se fixent sur ces récepteurs opiacés et cette rencontre « influe sur les messages de douleur en les supprimant ou en les atténuant, et en contrepartie, améliore notre état »3. Plus largement, l’existence d’un système opioïde chez l’être humain, outre la gestion de la douleur, participe également aux sensations de bien-être, de plaisir par exemple lors de pratique sportive.
En se liant aux récepteurs opioïdes, le fentanyl affecte également le contrôle de la respiration par le système nerveux central en ralentissant la fréquence respiratoire et amenant la personne à respirer de plus en plus lentement jusqu’à manquer d’oxygène et pouvant entraîner des complications cardiaques et cérébrales graves, jusqu’au décès.
- Martinez M., & Gandilhon M. (2021). État des lieux sur le fentanyl et les fentanyloïdes en France, OFDT, Paris ↩︎
- Haute Autorité de santé – Bon usage des médicaments opioïdes : antalgie, prévention et prise en charge du trouble de l’usage et des surdoses (has-sante.fr) ↩︎
- https://www.sciencesetavenir.fr/sante/opioides-et-opiaces-voila-comment-ils-agissent-sur-le-cerveau_166903 ↩︎