Depuis fin 2017, articles de presse et reportages télévisés consacrés au protoxyde d’azote, un gaz utilisé dans le milieu médical et industriel dont l’usage est détourné à des fins récréatives, se multiplient. Ce déferlement médiatique a pour point de départ la présence dans les rues de plusieurs villes françaises de petites capsules métalliques vides, des cartouches pour siphon à chantilly, qui contenaient ce gaz dont l’inhalation procure un intense, mais bref, état d’euphorie. Après un rapide détour par l’histoire des usages de ce produit afin d’en resituer la diversité, cet article revient sur la «panique morale» qu’ont suscité les usages juvéniles récents de protoxyde d’azote et donne quelques pistes afin de mieux comprendre le phénomène.
Un détour historique sur les usages de protoxyde d’azote
Les usages récréatifs de protoxyde d’azote ont précédé son utilisation dans le champ médical. En 1799, Humphrey Davis, un chimiste britannique, découvre le premier les propriétés physiques et chimiques du gaz en l’expérimentant sur lui-même et sur des volontaires1La découverte et la synthétisation du gaz par Joseph Priestley date quant à elle de 1772.. Il décrit avec enthousiasme ses effets euphorisants et analgésiques qui procurent «un extraordinaire degré de plaisir» et qui ont l’avantage, comparativement à ceux de l’alcool, de disparaître au bout de quelques minutes. Selon Davis, le protoxyde d’azote améliorerait les perceptions et exacerberait les capacités intellectuelles et langagières. Au cours du XIXe siècle, l’usage du protoxyde d’azote se développe dans la bourgeoisie anglaise, notamment les cercles littéraires et scientifiques où il est synonyme d’inspiration et de création artistique, puis au sein de manifestations comme les foires où les représentations théâtrales où son inhalation devient une attraction populaire2Sophie-Valentine Borloz, Du “gaz de paradis des poètes anglais” au “sourire de force”. Sur les traces du gaz hilarant dans la littérature du XIXe siècle (France et Angleterre), Fabula / Les colloques, Le rire : formes et fonctions du comique, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4559.php, page consultée le 7 septembre 2020..
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’usage récréatif du gaz décline (sans toutefois disparaitre), du fait de nombreux incidents, tandis que son utilisation dans un cadre thérapeutique se développe. Il faudra toutefois attendre la seconde moitié du XXe siècle et le développement des travaux visant à réduire la douleur pour que l’usage médical du protoxyde d’azote comme analgésique et anesthésique se généralise dans différentes disciplines (chirurgie, soins dentaires, obstétrique, etc.)3Laurent Campan, 1798, bicentenaire : Humphry Davy et le protoxyde d’azote, Urgences médicales, Volume 16, Issue 6, 1997., d’abord timidement, puis de manière courante. En France, le MEOPA (mélange d’oxygène et de protoxyde d’azote qui élimine le risque d’asphyxie que fait courir l’utilisation du seul protoxyde d’azote) bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) depuis 2001. En 2009, il est autorisé à être utilisé hors des établissements hospitaliers mais son classement comme médicament réservé à l’usage professionnel en interdit la distribution aux patients. La seconde moitié du XXe siècle voit également le développement des usages du protoxyde d’azote dans plusieurs secteurs industriels comme l’automobile, l’horlogerie et la photographie (pour le nettoyage des petites pièces) ou l’industrie alimentaire comme gaz propulseur d’aérosol (notamment pour les siphons à chantilly).
En France, la consommation récréative du protoxyde d’azote reste discrète jusqu’aux années 1990, au cours desquelles quelques cas et leurs conséquences sanitaires commencent à être documentés par les centres anti- poison et le dispositif d’addictovigilance4Claire Boutron, Monique Mathieu-Nolf, Nicolas Pety, Marc Deveaux, Utilisations détournées du protoxyde d’azote, Annales de toxicologie analytique, vol XII, no 3, 2000.. Au cours de la décennie suivante, le dispositif Tendances récentes et nouvelles drogues (TREND) piloté par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) décrit des usages de protoxyde d’azote lors de free parties5Les free parties rassemblent plusieurs centaines de personnes, généralement en zone rurale, leurs participants revendiquent un ensemble de références contre-culturelles comme l’autogestion et le refus du mercantilisme. Les polyconsommations de produits sont répandues, l’usage de drogue participant de la contre-culture revendiquée par les participants. où le gaz est consommé plutôt en fin de soirée, souvent pour relancer et/ou potentialiser les effets des stimulants comme la MDMA. À la fin des années 2000, la présence du gaz diminue progressivement, du fait notamment de sa mauvaise réputation liée à la survenue d’accidents (perte d’équilibre entrainant des chutes et blessures, bad trips, etc.) causés par des consommations importantes. Certains organisateurs de free parties ne souhaitaient égale- ment pas que ces événements, déjà stigmatisés par les médias et les pouvoirs publics, ne le soient davantage par la présence de produits parfois volés, lorsque les bonbonnes de gaz ont été subtilisées dans les hôpitaux, cliniques ou entreprises. Comme le rappelle un usager, il n’était pas rare, au cours des années 2000, de voir des flyers avec la mention «interdit aux ballons» et il est arrivé que les vendeurs de protoxyde d’azote se fassent prendre à partie, parfois violemment6Témoignage en ligne recueilli sur le site psychoactif (https://www.psychoactif.org/forum/t8318-p1-Protoxyde-azote-N2O.html).. Le produit semble également tomber en désuétude du fait de la courte durée de ses effets et de son prix relativement élevé (entre 1 et 2 euros le ballon de baudruche rempli de gaz) qui ne le rend ni rentable, ni digne d’intérêt, au regard d’autres produits comme la MDMA.
Les soirées étudiantes, particulièrement celles de médecine et de pharmacie, sont également des contextes d’usage de protoxyde d’azote depuis les années 2000, du fait de la connaissance du produit par les participants. Dans certaines soirées, des ballons sont distribués à l’entrée, lors de l’achat du ticket boisson, ou se trouvent prêts à consommer au bar, en libre service ou vendus à 1 euro ou 0,50 cts. En 2017, un médecin lyonnais témoigne ainsi: «j’ai posé la question à tous mes externes de séminaire, mes internes de stage, tout le monde en a consommé! Mais tout le monde, tout le monde […] Et sur les soirées étudiantes du milieu de la santé, c’est hyper fréquent. Comme des stands open-bar alcool, il y a des stands open-bar protoxyde d’azote»7Nina Tissot, Tendances récentes sur les usages de drogues à Lyon en 2017, Saint- Denis, OFDT ; Association Aria-Oppelia, 2018.. Une enquête quantitative réalisée en 2017 et 2018 auprès de 30000 étudiants indique également des niveaux d’usage de protoxyde d’azote relativement élevés: 6,2% des étudiants et 3% des étudiantes en avaient consommé en 20188Les premiers résultats de l’enquête Cosys sont disponibles ici: https://en.calameo.com/read/00577440177c65419464a.
Panique morale et approche sanitaire et tentative de prohibition
Le protoxyde d’azote est consommé depuis une trentaine d’années en France par des individus dont les expériences en matière d’usage de drogues sont hétérogènes –du «teufeur» polyconsommateur familier des drogues à l’étudiant en médecine ou au lycéen qui réalise ses premières expériences en matière de consommation de produits psychotropes. Moins connu et répandu que des substances comme la cocaïne ou la MDMA, le protoxyde d’azote est toutefois resté relativement confidentiel. À partir de l’été 2017, la situation change radicalement du fait de la multiplication des cartouches pour siphon à chantilly contenant le gaz et retrouvées vides sur les trottoirs, signe d’une consommation récente dans l’espace public. Ces cartouches sont souvent localisées à proximité de lieux festifs (bars, boîtes de nuit) ou de rassemblement juvénile (parc, place, etc.). D’abord repéré à Lille, le phénomène gagne de nombreuses agglomérations hexagonales.
Les médias s’emparent rapidement du sujet, en empruntant, comme souvent lorsqu’il s’agit de drogue, un registre alarmiste et dramatique9À l’exception de quelques articles comme celui d’Édouard Hesse : Cessons de faire du gaz hilarant une affaire d’État, publié sur le site Slate.fr (07/08/2020).: le protoxyde d’azote serait devenu la «nouvelle drogue à la mode» qui ferait «des ravages»10La Dépêche, 19/12/2018, Le Parisien 03/11/2020., «rend fou les adolescents»11TF1, 20/07/2019.. Sa consommation, «une pratique très dangereuse en augmentation»12Le Figaro.fr, 21/11/2019., «de plus en plus populaire chez les enfants»13Le Télégramme, 26/07/2019., constituerait un «fléau»14La Croix, 13/08/2020.. Les discours des acteurs du soin relayés dans les médias énumèrent quant à eux les dommages sanitaires potentiels du gaz, insistent sur la hausse du nombre d’accidents graves liés à son usage. Certains médecins redoutent les conséquences sanitaires «catastrophiques» si «cette mode continue à se développer»15Le Parisien, 19/12/2018., quand d’autres s’inquiètent de cette «pratique toxicomaniaque» qui peut «donner envie de tester d’autres produits»16Libération, 23/11/2018., s’appuyant en cela sur la théorie, pour le moins contestée, de l’escalade, qui postule que l’usage d’une substance psychotrope entraine une consommation d’autres substances de plus en plus nocives. Quelques articles de presse sont ponctués par le témoignage de parents endeuillés par la mort de leur fils d’un arrêt cardiaque après avoir inhalé un gaz souvent assimilé à tort par les médias à du protoxyde d’azote. Dans ce contexte, de nombreux maires promulguent des arrêtés municipaux interdisant la détention et la consommation du gaz dans certaines zones de leur commune, ainsi que sa vente aux mineurs. Une proposition de loi visant les mêmes objectifs est actuellement en cours d’examen à l’Assemblée nationale après son adoption au sénat en 2019.
En l’espace de quelques mois, l’usage de protoxyde d’azote semble être devenu un enjeu sanitaire majeur, faisant courir un risque imminent d’accident grave (sinon de mort) à de jeunes consommateurs inconscients. Si la consommation du gaz, comme celle de toute substances psychoactive, légale ou illégale, n’est pas «anodine» et comporte des dangers potentiels pour la santé, le battage médiatique anxiogène, l’approche centrée sur les conséquences sanitaires et les tentatives visant à prohiber ou restreindre l’accès au produit soulèvent plusieurs critiques.
La première invite à la prudence concernant l’affirmation d’une hausse des niveaux d’usage de protoxyde d’azote, car il est pour l’heure impossible de mesurer ces niveaux de consommation et encore moins de mettre en lumière leur évolution ou de dresser le (ou les) profil(s) sociodémographique(s) des usagers. En effet, dans les enquêtes en population générale adulte et adolescente, la consommation détournée de protoxyde d’azote ne fait pas l’objet d’une mesure spécifique, le produit étant intégré dans la catégorie plus large des produits à inhaler et n’est pas explicitement mentionné dans la question posée aux personnes interviewées17En 2017, 2,3 % des français âgé de 18 à 64 ans et 3,1 % des jeunes de 17 ans avaient expérimenté un inhalant. Les usages dans l’année concernent 0,1 % des 18-64 ans selon les enquêtes menées par l’OFDT.. Le fait de retrouver des cartouches vides dans l’espace public alors qu’il n’y en avait pas avant 2017 amène bien à poser l’hypothèse d’une hausse des usages. Mais il ne s’agit là que d’un indicateur indirect, peu informatif (il ne permet de déduire ni le nombre d’usagers concernés, ni la fréquence de leurs consommations, encore moins leurs caractéristiques), qui ne rend pas compte des usages dans leur globalité (notamment ceux réalisés dans un établissement festif ou en espace privé). Dans ce contexte, le recours à certains termes («explosion des consommations», «nouveau fléau», «fléau grandissant», etc.) a pour effet d’amplifier l’étendue réelle de ces pratiques, notamment lorsqu’elles concernent les mineurs et les jeunes adultes. A contrario, il faut rappeler que les usages juvéniles de substances psychoactives se caractérisent d’abord par leur rareté: à l’exception du cannabis (39%), des poppers (8,8%) et du purple drank (8,5%) les niveaux d’expérimentation à 17 ans se situent en deçà de 4% pour l’ensemble des produits psychoactifs illégaux et/ou détournés de leur usage ; entre 18 et 25 ans, les usages dans l’année ne concernent pas plus de 3 % de la classe d’âge, excepté pour les poppers (5,5%) et le cannabis (26,9%). Les enquêtes statistiques montrent également que les consommations juvéniles se caractérisent par leur caractère occasionnel. Enfin, très peu d’adolescents et de jeunes adultes renouvellent leur expérimentation et s’engagent dans des usages réguliers18L’enquête ESCAPAD et le volet addiction du baromètre santé sont réalisés par l’OFDT. Les résultats sont disponibles sur le site de l’observatoire (https://www.ofdt.fr/)..
Mettre systématiquement en avant les conséquences sanitaires potentiellement liées à l’usage les plus graves, les présenter comme autant de dangers imminents, est également problématique, en premier lieu parce que ces dommages restent exceptionnels. Les incidents graves découlant immédiatement de l’usage (asphyxie par manque d’oxygène, perte de connaissance, brûlure par le froid du gaz expulsé, chute) difficilement quantifiables, semblent toutefois très rares, tout comme les dommages sanitaires causés par des consommations chroniques (troubles neurologiques, hématologiques, psychiatriques ou cardiaques sévères). Les services d’addictovigilance recensent en effet très peu de cas de complications sanitaires : entre janvier 2018 et décembre 2019, 47 cas rapportés dont 37 sont classés comme «graves»19La synthèse du rapport d’expertise «protoxyde d’azote» des services d’addictovigilance est consultable en ligne (https://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/a9e47ad8bffd2f9b2533127aaecb08a6.pdf).. Ces cas «graves» regroupent en réalité des situations hétérogènes, à la nature et au degré de degré de gravité très variable: il s’agit de complications neurologiques ou psychiatriques elles-mêmes diverses dans leur degré de gravité (sclérose de la moelle épinière, tremblements, troubles du langage ou de l’équilibre, angoisse/anxiété), ou de «troubles de l’usage» («consommation quotidienne et/ou doses élevées»). Des signes de sevrage ne sont rapportés que pour un usager régulier et aucun décès n’est signalé. Ces complications sanitaires touchent peu les adolescents: l’âge moyen des individus est de 22,5 ans et quatre cas seulement concernent des mineurs20Sur ce point, les enquêtes statistiques montrent qu’il convient de se méfier de l’association entre précocité des consommations et usages problématiques: http://ipubli-inserm.inist.fr/bitstream/handle/10608/6074/MS_2007_12_1162.html#. Même s’il reste très modeste, le nombre de signalements rapportés aux services d’addictovigilance est en hausse. Mais celui-ci ne découle pas nécessairement ou uniquement d’une amplification des usages. Il peut s’expliquer, au moins en partie, par la mobilisation des personnels soignants plus nombreux à avoir été sensibilisés sur le sujet par les autorités sanitaires et incités à faire remonter les cas d’usages problématiques.
Les représentations stéréotypées des jeunes consommateurs véhiculées par les médias sont également problématiques: ceux-ci sont très souvent dépeints comme étant insouciants, voire irresponsables, animés par des envies délibérées de transgression et de prise de risques sans se soucier des conséquences de leurs pratiques. Pourtant, le faible nombre d’incidents liés à l’usage de protoxyde d’azote tient notamment au fait que, dans leur grande majorité, les usagers sont conscients des dangers liés à la consommation et adoptent des pratiques visant à s’en prémunir. Les consommations abusives (plusieurs dizaines, voire centaines, de cartouches au cours d’une même session de consommation), qui augmentent le risque d’asphyxie sont rares, la plupart des usagers consommant le gaz de manière modérée d’après les témoignages recueillis par l’OFDT ou par certains médias21Des enquêtes menées dans plusieurs pays occidentaux rejoignent ces observations.. L’utilisation par la quasi-totalité des consommateurs d’un ballon de baudruche pour contenir le gaz avant de l’inhaler minore également le risque d’asphyxie par rapport à d’autres modes d’usages comme la diffusion du gaz dans un espace clos et exigu ou l’inhalation avec un sac plastique. Le recours à un ballon de baudruche permet également d’éviter les risques de gelures (de la bouche, du nez, des cordes vocales et des poumons) qui survient si le gaz est inhalé directement lorsqu’il se libère de la cartouche22Le gaz libéré de la cartouche, fortement pressuré, est extrêmement froid. Le transférer dans un ballon lui permet de se réchauffer.. De nombreux usagers ne consomment également pas le gaz debout, afin d’éviter une chute en cas de perte d’équilibre après l’inhalation. On peut donc légitimement s’interroger sur les objectifs poursuivis par certains médias: l’image stéréotypée d’une jeunesse inconsciente et (se mettant volontairement) en danger semble davantage renvoyer à certaines finalités propres au champ journalistique (susciter l’attention par des reportages sensationnalistes, combler ainsi les attentes de lecteurs adultes –et parfois parents ou grands-parents– peu au fait des pratiques juvéniles) qu’à une volonté d’informer objectivement. C’est particulièrement le cas lorsque les médias se focalisent sur les témoignages d’usagers les plus spectaculaires et problématiques, pourtant extrêmement minoritaires. Un reportage met ainsi en avant le cas d’une femme disant consommer «400 capsules par soir», un chiffre pour le moins fantaisiste qui impliquerait l’usage d’une cartouche toutes les 63 secondes au cours d’une soirée de 7 heures. Ce type de témoignage, peu vraisemblable, renforce ainsi l’image d’un produit hautement addictif et de jeunes incapables de contrôler leur usage. Enfin, les mesures visant à prohiber ou à restreindre l’usage de protoxyde d’azote en interdisant la vente de cartouches aux mineurs comportent elles aussi des limites. On peut en effet douter de leur efficacité qui se révèle limitée lorsqu’elle concerne d’autres produits comme le tabac et l’alcool. Les mineurs pourront également se procurer celui-ci sans difficulté via Internet, voire au marché noir (depuis quelque mois, les annonces de ventes de cartouches se développent sur les réseaux sociaux, certaines proposent une livraison à domicile ou sur un lieu festif à l’instar d’autres produits psychoactifs)23Certains maires n’ignorent pas les limites de ces mesures, à l’instar du maire (PCF) de Bonneuil-sur-Marne, qui déclare (Le Parisien, 25/08/2020): «Nous savons bien que cette interdiction est plus que symbolique».. Parallèlement à ces mesures d’interdiction, les campagnes d’affiches lancées par certaines mairies en direction des jeunes consommateurs risquent d’être peu efficaces. Si des campagnes de prévention s’avèrent nécessaires pour sensibiliser les usagers potentiels aux risques qu’ils encourent, elles délivrent un message peu susceptible d’attirer l’attention des usagers. C’est par exemple le cas des campagnes d’affichage délivrant des messages anxiogènes: «C’était hilarant? Mais demain? Asphyxie par manque d’oxygène, perte de connaissance, sévères troubles neurologiques. Protoxyde d’azote =danger», «le protoxyde d’azote est mortel», «mourir de rire ou mourir tout court», «le protoxyde d’azote est dangereux, dès sa première utilisation vous pouvez y perdre la vie», etc.
Perspective compréhensive et réduction des risques
La construction du phénomène du protoxyde d’azote en problème sanitaire s’apparente bien à une «panique morale»24Cohen S., Folk Devils and Moral Panics, MacGibbon & Kee Ltd, Londres, 1972.. Elle en emprunte les principaux critères25Peretti-Watel, Morale, stigmate et prévention. La prévention des conduites à risque juvéniles, Agora débats/jeunesses, 2010, 56.:
– L’exagération des faits par le recours à des termes galvaudés («explosion des usages, fléau, ravages», etc.);
– Des prédictions alarmistes et catastrophistes (les usagers étant amenés à se multiplier, à concerner un nombre croissant d’individus, de plus en plus jeunes);
– L’amplification du phénomène en l’associant à d’autres problèmes: l’usage du protoxyde d’azote est ainsi pointé tour à tour comme une source de pollution écologique ou un facteur de «trouble à l’ordre public». La presse a ainsi relayé les craintes d’élus locaux et d’agents de police que les cartouches puissent servir de projectiles en cas de bagarre. Dans le Parisien (13/06/2020), un agent de police indique qu’après avoir consommé du protoxyde d’azote, des jeunes des quartiers populaires qui «ne font pas parler d’eux d’habitude» viendraient ainsi «au contact des policiers» pour se confronter à eux.
– Un processus de symbolisation qui étiquette l’usage de protoxyde d’azote en «conduite à risque» et s’appuie sur une vision stéréotypée des usagers: nécessairement «jeunes», aux comportements transgressifs et volontai- rement risqués, donc irresponsables.
Plutôt que d’appréhender l’usage de protoxyde d’azote de manière sensationnaliste et/ou dans une perspective strictement sanitaire qui l’étiquette comme une «conduite à risque», il conviendrait d’adopter une perspective compréhensive du phénomène, condition nécessaire à l’élaboration d’actions préventives efficaces. Cela implique de s’intéresser aux représentations, attentes et motifs d’action des consommateurs, en lien avec les contextes socio-économiques dans lesquels leurs pratiques se déploient. En cela, le protoxyde d’azote ne se distingue pas des autres produits psychoactifs: ses usages dépendent de différents facteurs qui relèvent à la fois des propriétés et des effets du produit, de son accessibilité mais également des sociabilités festives juvéniles et des profils sociodémographiques des usagers.
L’accès aisé au protoxyde d’azote (les cartouches de siphon à chantilly contenant le gaz sont vendues en magasins) constitue une première explication de son usage chez les plus jeunes consommateurs, à l’instar des produits expérimentés les plus précocement comme les poppers, colles et autres solvants également en vente libre. Ne disposant ni du réseau social ni du capital économique nécessaire à l’acquisition d’autres produits illicites, les adolescents et les jeunes majeurs sont contraints de se rabattre sur cette gamme de substances licites et bon marché dont les usages ne se prolongent qu’exceptionnellement à l’âge adulte. Les propriétés du produit constituent un deuxième élément d’explication au développement probable des usages hors contexte festif. La fugacité des effets (qui s’estompent quelques minutes après l’inhalation), permet en effet de vaquer à une activité (conduire un véhicule, assister à un cours, aller travailler, dîner en famille, etc.) peu de temps après avoir consommé. La brièveté des effets influence également les représentations: avec son statut légal, elle contribue à ce que l’usage de protoxyde d’azote ne revête pas la dimension transgressive associée à d’autres produits comme la cocaïne. La consommation de protoxyde d’azote renvoie également aux sociabilités juvéniles. Le plus souvent, à travers les expérimentations et les premières consommations, il s’agit de renforcer un lien social, de favoriser son intégration au groupe de pairs. Dans les discours des adolescents et jeunes adultes, les premières consommations de produits psychoactifs sont présentées comme un «signe d’adhésion, de confiance, d’identification et de validation mutuelles»26Ivana Obradovic, Représentations, motivations et trajectoire d’usage de drogues à l’adolescence, Tendances, OFDT, no 122, 2017.. Cette dimension collective des usages est d’autant plus présente dans le cas du pro- toxyde d’azote, que les usagers inhalent le gaz simultanément pour ressentir les effets au même moment, cette situation se traduisant par un éclat de rire général. L’apprentissage qu’implique l’usage –maitriser techniques de consommation (ouvrir la capsule, transférer le gaz dans le ballon puis l’aspirer), apprendre à percevoir positivement les effets– s’effectue également au contact des pairs27Howard Becker, Outsider. Étude de sociologie de la déviance, Métailié, 1985..
Observations plus fréquentes d’usages en milieux festifs par le dispositif TREND, ramassages (parfois en nombre important) de cartouches de siphons à chantilly dans l’espace public d’un nombre croissant d’agglomérations, augmentation des signalements sanitaires, retours d’acteurs de terrain en contact avec des jeunes (animateur en club de prévention, personnel scolaire, etc.), développement d’un marché noir, enquêtes mettant en lumière des niveaux d’usages importants chez les étudiants, etc. Autant d’indices qui laissent penser à un développement des usages détournés de protoxyde d’azote en France ces dernières années. Dans ce contexte, la mise en place d’actions de prévention et de sensibilisation des usagers aux risques associés à la consommation et aux pratiques permettant de les réduire est utile. Mais pour qu’elles soient efficaces, ces actions doivent s’appuyer sur une connaissance objective et précise du phénomène (et de ses conséquences sanitaires) qui reste encore largement à construire, tant sur le plan quantitatif (nombre de per- sonnes concernées, niveaux d’usage, etc.) que qualitatif (profils des usagers, intentionnalités et modes d’usage, etc.).