Après une première édition en 2017 à Denver, Colorado, le 2019 North American Summit constitue la deuxième rencontre des acteurs de la santé publique autour des questions posées par la régulation du cannabis dans les États nord-américains. Dans l’intervalle, le Canada a légalisé le cannabis à usage récréatif et un dixième État américain, le Michigan, l’a voté par référendum.
À ce jour, le North American Summit est la seule conférence sur le sujet organisée par des intervenants de santé publique et dont le financement n’est pas assuré par l’industrie du cannabis. L’édition 2019 a été portée par plusieurs organisateurs et sponsors, notamment l’Université de Californie (UCLA) et le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances. Par rapport au précédent Sommet centré sur les aspects de régulation et de recherche, l’édition 2019 a privilégié les questions liées à la protection des populations vulnérables (jeunes, femmes enceintes, minorités ethno-raciales, etc.), aux inégalités de santé et à l’équité sociale (health equity) et à l’intégration effective des données scientifiques dans les politiques de régulation (en lien avec la crise des opioïdes).
Participants
Plus de 150 acteurs du champ des drogues et des addictions, majoritairement issus de trois pays (États-Unis, Canada, Mexique), sont intervenus dans 6 plénières, 60 ateliers et 15 «lunch & learn sessions». Près de 700 personnes étaient présentes : représentants des départements de santé publique et des autorités de régulation de différents États/pays expérimentant la régulation du cannabis à usage récréatif, médecins psychiatres, pédiatres, universitaires, militants de la RAND Corporation, avocats mais aussi quelques industriels. Seuls deux représentants européens participaient à cette conférence : l’OFDT et l’observatoire européen de Lisbonne.
Constats partagés et principaux points de discussion
Le premier constat issu des échanges est celui d’un consensus en défaveur de la «régulation à l’américaine» (business-friendly), considérée comme un modèle à ne pas suivre. La mise en œuvre d’un modèle commercial de vente de cannabis, reposant sur des opérateurs privés, est en effet jugée trop avancée pour permettre les ajustements nécessaires, tant l’industrie a rapidement pris sa place. La crainte d’un monopole du Big Cannabis (après Big Tobacco et Big Pharma) a été mentionnée tout au long de la conférence.
En termes de santé publique, des résultats convergents sont rapportés dans les premiers États qui ont ouvert ce marché (Colorado et État de Washington). Les intervenants relèvent d’abord des recours aux urgences plus fréquents au titre d’une intoxication aiguë au cannabis, majoritairement liée à l’ingestion de produits alimentaires infusés au cannabis (edibles) et à la consommation de formes très concentrées de cannabis fumées à la manière de l’opium (dabbing). En outre, les présentations ont mis l’accent sur la hausse de la consommation de cannabis parmi certains publics méritant une attention renforcée (les jeunes majeurs et les femmes enceintes). Enfin, le troisième facteur d’alerte a trait au recul des recours aux soins et des demandes de traitement au titre du cannabis.
Certes, les données de prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. montrent que les niveaux d’usage de cannabis ne progressent pas parmi les mineurs, voire reculent, ce qui était un des objectifs. Par ailleurs, les professionnels de santé notent une plus grande accessibilité du cannabis chez les majeurs, qui va de pair avec un élargissement des profils de consommateurs. Le «cannabis légal» est vendu sous de très nombreuses formes (avec des taux de concentration en THC allant jusqu’à 90 %), avec un marketing et des stratégies publicitaires qui ciblent de nouvelles clientèles (seniors, primo-usagers, promotions pour la SaintValentin, etc.).
Le deuxième point de discussion, découlant du premier, est que la «régulation» a, en pratique, été un slogan plus qu’une réalité. Pour une large majorité de participants, incluant les autorités de régulation, le développement du marché ne semble pas, aujourd’hui, réellement maîtrisé. En particulier, l’objectif de profiter de la légalisation de l’usage récréatif pour reprendre la main sur le marché du cannabis à usage médical est loin d’être atteint. Quant au prix du «cannabis légal», il n’a cessé de baisser depuis la réforme (3 dollars le gramme dans certains «pot shops» de l’État de Washington) alors que la concentration moyenne augmente et les restrictions sur la publicité sont souvent contournées (par exemple via la presse gratuite ou l’affichage publicitaire en bord de route).
De même, l’argument d’une «prévention plus efficace grâce à la légalisation», avancé par les défenseurs de la légalisation, est resté largement théorique. Après cinq ans d’application du régime d’accès légal au cannabis à usage récréatif, le Colorado commence tout juste à mettre en place une campagne d’affichage («start low, go slow»), avec des fonds de prévention qui restent sans commune mesure avec les profits liés à la légalisation. Enfin, le troisième constat largement partagé porte sur la nécessité d’asseoir les politiques publiques sur les preuves scientifiques et, donc, de soutenir la recherche sur les cannabinoïdes, en particulier le cannabidiol (CBD). À ce stade d’évolution des connaissances, l’enjeu identifié comme prioritaire est de documenter les effets à long terme du cannabis selon sa composition et la concentration en principe actif (THC). De l’avis partagé des intervenants, les études existantes restent centrées sur les effets à court terme «du» cannabis (qui recoupe pourtant des variétés différentes) et sur des formes fumées plus qu’ingérées. Des pans entiers de connaissance restent à combler, par exemple sur le lien entre la fréquence d’usage et les effets (physiologiques et cognitifs), l’impact à moyen et long terme des quantités et des durées de consommation, prenant aussi en compte la concentration des produits.
En termes d’outils pratiques jugés prioritaires par les spécialistes, il manque aujourd’hui des tests de dépistage efficaces (le risque de «faux positifs» demeure important dans les tests salivaires) et, plus généralement, des études permettant de déterminer le seuil de concentration de cannabinoïdes dans le sang au-delà duquel existerait un risque de conduite avec des facultés affaiblies. Actuellement, ces défauts de connaissance sont dommageables à la bonne mise en œuvre des politiques publiques, en l’occurrence en matière de sécurité routière. Enfin, les intervenants soulignent l’enjeu de définir une unité de mesure validée de la puissance des produits mis sur le marché.