Depuis plus d’une décennie, l’accès à la RdR pour les usagers de drogues résidant dans les communes périurbaines et «les espaces à dominante rurale»1Qui regroupent, suivant la définition qu’en donne l’INSEE, les petites unités urbaines et les communes rurales localisées à l’extérieur des couronnes périurbaines Pour davantage de précisions sur la notion «d’espace à dominante rurale» voir: www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/espace-rural.htm est devenu une préoccupation réelle chez les acteurs associatifs engagés dans le domaine. Cela n’est pas lié, comme on pourrait le supposer, à une diffusion récente des drogues dans ces espaces. Les premières consommations identifiées remontent au début des années 1970, au sein de communautés alternatives rurales issues du mouvement de Mai 68. «L’installation à la campagne» y allait, à cette époque, de pair avec l’usage de cannabis et de LSD dans une recherche de libération de la société marchande et de «révélation des potentialités créatrices de chacun»2Zafiropoulos M. Le toxicomane n’existe pas. Navarin, 1998: 31-2.. Mais depuis lors, l’extension de micro-réseaux de revente sur l’ensemble du territoire national3Costes JM. Les usages de drogues illicites en France depuis 1999 vus au travers du dispositif TREND. Saint-Denis, OFDT, 2010. et l’exode rural d’usagers de drogues attirés par une vie moins onéreuse qu’en centre-ville et/ou abritée des nuisances urbaines4Cadet-Taïrou A, Gandilhon M, Lahaie E, Martinez M. Dambélé S, Saïd S. Marchés, substances, usagers: tendances récentes (2011-2012). Tendance n 86, OFDT, 2013. semblent avoir donné une visibilité au phénomène «drogues et campagne» au point d’amener les professionnels de la RdR à poser la question, complexe, des modalités d’actions possibles. En effet, les dispositifs de RdR demeurent encore largement concentrés dans les centres urbains et leurs proches banlieues. Une étude menée en 2007 montrait que les départements comportant un grand pôle urbain étaient généralement dotés d’au moins cinq structures d’accueil et de plusieurs dizaines d’automates-échangeurs de seringues, tandis que les départements à dominante rurale étaient couverts par une ou deux structures d’accueil5Safe. Le dispositif national de réduction des risques. Enquête inter-associative, 2007.. Certains départements très ruraux comme la Meuse (55) sont, aujourd’hui encore, totalement dépourvus de dispositifs. Aucun Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD), donc pas de programme d’échange de seringues, n’y est implanté, alors que l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) avait montré en 2009 que le nombre d’arrestations liées à l’usage d’héroïne était six fois supérieur à la moyenne nationale6Schléret Y, Monzel M, Scherrmann M. Les usages de drogues en milieu rural: une investigation spécifique du dispositif TREND de Lorraine dans le Nord meusien. Metz, CMSEA, 2013.. Mais même pourvus de quelques structures d’accueil, les départements à dominantes rurales demeurent insuffisamment couverts afin d’assurer l’accès à la RdR à l’ensemble des usagers de drogues qui y résident. Car sur ces territoires spécifiques, les usagers sont disséminés sur de vastes étendues et connaissent un véritable défaut de mobilité qui les empêche de rejoindre les communes équipées lorsque la distance atteint quelques dizaines de kilomètres.
Mobilités contrariées entre défaut de transports collectifs et précarité
Il faut d’abord pointer le faible maillage de transports collectifs facilement accessible pour parcourir de longues distances. Dans les territoires où l’habitat est majoritairement individualisé et géographiquement espacé, il semble plus difficile de garantir une qualité de service suffisante7Comme le relèvent plusieurs études départementales sur le niveau de dessert des transports collectifs réalisés par l’INSEE. Par exemple: Déjoie-Larnaudie A, Génin G, Rigollot S. Les déplacements domicile-travail dans la Marne. La périurbanisation favorise l’usage de la voiture. INSEE flash, Champagne-Ardenne, 2010.. Les voyages sont dès lors difficiles à entreprendre (horaires pas adaptés, longs temps d’attente et de parcours), surtout dans les espaces à dominantes rurales où les transports collectifs se limitent essentiellement à un réseau de bus intercommunal qui ne dessert que 54% des habitants à proximité de leurs domiciles8Orfeuil JP. La mobilité, nouvelle question sociale? SociologieS, Dossiers, Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques, mis en ligne le 27 décembre 2010, consulté le 15 décembre 2015. URL: http://sociologies.revues.org/3321. Face à ces contraintes pratiques, les habitants des zones périurbaines comme des zones rurales délaissent très massivement les transports collectifs au profit de la voiture9Bleuze C, Calvet L, Kleinpeter MA, Lemaître E. Localisation des ménages et usage de l’automobile: résultats comparés de plusieurs enquêtes et apport de l’enquête nationale transports et déplacements. études et documents 2009; 14.. Pour les usagers de drogues cependant, cet effet de report sur la voiture est plutôt rare. En cause: le manque de ressources financières. Le bilan des investigations conduites dans les petites communes et les milieux ruraux dans les différents sites du dispositif TREND (Bordeaux, Toulouse, Rennes, Metz et Marseille) décrit en effet des usagers majoritairement précaires, le plus souvent réduits à vivre des minimas sociaux et/ou de travaux saisonniers, principalement du fait du manque de qualification et du contexte économique dégradé par la désindustrialisation et l’éloignement géographiques des grands pôles d’emplois urbains10Gandilhon M, Cadet-Taïrou A, LazèsCharmetant A, Zurbach E, Schléret Y, Pavic G, Sudérie G. Les usages de drogues en espace rurale. Populations, marchés, réponses publiques. Tendances, OFDT 2015 ; 104.. Or, la précarité est étroitement associée à un faible accès à la voiture. En France, près de 40% des ménages pauvres n’ont pas de véhicule, tandis que les membres des classes supérieures ont quasiment tous accès à la voiture et au permis8. De plus, toujours faute de moyens financiers, leurs voitures sont plus vieilles, consomment davantage, manquent plus souvent de contrôle technique et sont donc sujettes aux pannes. Le sociologue éric Le Breton en déduit que «l’automobile (du pauvre) […] n’affranchit pas de l’insularité […], elle desserre un peu les contraintes de la vie quotidienne, mais […] n’est pas un outil d’extension ou de diversification du territoire du proche»11Le Breton é. Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale. Armand Colin, 2005: 91..
Ce faible accès à l’utilisation de la voiture chez les usagers de drogues n’est pas pour autant totalement réductible à leur situation économique. Comme le précise l’enquête de TREND-Metz, il arrive que ceux qui en disposent soient privés de leurs permis de conduire suite à un contrôle routier sous l’emprise de produits, tandis que d’autres, pour éviter ce risque, préfèrent restreindre l’usage de leur véhicule. Avec l’identification progressive d’usagers disséminés dans des petites communes éloignés de leurs structures, de nombreuses associations de RdR ont donc cherché, ces dernières années, à implanter des microstructures adaptées pour être aux plus proches de ces populations.
Implantation sous conditions politiques
Ces microstructures fonctionnent avec un système de permanence au sein de deux types d’espaces, parfois utilisés alternativement par les professionnels associatifs. Il peut s’agir d’un local adapté à l’accueil du public ou d’un camping-car aménagé pour offrir un espace de discussion, et auquel un espace de stationnement est réservé dans la commune. En minimisant de la sorte les contraintes d’installation à l’échelle locale, les associations facilitent l’extension de leur présence dans le plus grand nombre de communes où des besoins ont été identifiés. C’est aussi pour cela que ces services accueillent le public seulement quelques jours dans le mois et recentrent généralement leurs activités sur la distribution de matériel de consommation stérile et la diffusion de l’information sur l’accès aux traitements de substitution. Les équipes, souvent en petit effectif, peuvent, au final, mieux mobiliser les ressources temporelles nécessaires pour se déplacer dans un habitat dispersé, et, en même temps, répartir les coûts de façon optimale sur un nombre de bénéficiaires restreints par la faible densité démographique12C’est le constat de certaines études nordaméricaines. Parker J, Jackson L, Dykeman M, Gahagan J, Karabanow J. Access to harm reduction services in Atlantic Canada: implications for non-urban residents who inject drugs. Health and Place 2011;18:152-62. NIDA: «No place to hide: substance abuse in mid-size cities and rural America», National Center on Addiction and Substance Abuse at Columbia Universty, 2000..
Toutefois, avant l’implantation, les professionnels doivent en négocier l’autorisation auprès de la municipalité. à l’évocation du sujet «usage de drogues illicites», les élus locaux oscillent généralement entre le déni du problème et les inquiétudes pour la «jeunesse» et les anciens camarades d’école qui altèrent leur santé13Soler A. Addictions et milieu rural. Pratiques de consommations, accès aux soins et perspectives pour une prévention adaptés aux contextes locaux, Sato-Picardie, 2013.. Tous en revanche peuvent craindre de ternir la réputation de leur commune en autorisant l’implantation d’un dispositif de RdR. L’approbation est alors plus facile à obtenir lorsque la consommation de drogues est déjà reconnue officiellement comme un problème public au sein la commune. C’est notamment le cas des petites communes rurales situées à la charnière entre plusieurs régions, là où les trafiquants transitent et s’installent provisoirement pour stocker et écouler une partie de leur marchandise14Lamia M, Tarrius A. Héroïne et cocaïne de Barcelone à Perpignan: des économies souterraines ethniques de survie à la généralisation des trafics transfrontaliers de proximité. Perpignan, Villes et mouvements, OFDT, 1998.. Malgré l’invisibilité de la consommation dans les espaces faiblement peuplés, elle est devenue, dans ces communes, une véritable inquiétude locale, car elle bénéficie d’une funeste publicité par l’intermédiaire des règlements de comptes entre revendeurs. Dans ce contexte, les professionnels de RdR retournent en leur faveur les craintes que leur dispositif ne donne mauvaise réputation à la commune. Ils peuvent faire valoir aux élus locaux que l’image de leurs communes, déjà associée à la délinquance liée à la consommation de drogues, pourrait commencer à changer grâce à un dispositif n’ayant pas seulement pour but de distribuer du matériel, mais de faciliter l’orientation vers le soin de la dépendance. «On leur a dit “vous avez un problème, on a peut-être la solution”: on peut aider certaines personnes à prendre soin d’eux et avoir accès aux soins. Ils se posaient la question “Comment on va faire? On ne veut pas être estampillé ville de tox” Et nous on leur disait qu’en nous installant, on allait modifier un peu cette image-là» témoigne une professionnelle de RdR.
Les inquiétudes des élus locaux portent aussi sur les réactions d’opposition possibles des habitants à l’implantation de ces dispositifs. Comme en zones urbaines, ceux-ci provoquent les craintes de concentrer des populations socialement indésirables à leurs abords, et éventuellement d’inciter ces dernières à l’usage. En conséquence, certains élus locaux associent l’approbation pour ces dispositifs à un risque électoral. Si la négociation ne débouche pas forcément sur un refus, les professionnels de RdR se voient proposer un espace d’implantation éloigné des lieux de passage, en périphérie de la commune, avec le risque d’être difficilement repérable par les usagers eux-mêmes. L’appui d’un acteur intermédiaire bienveillant qui dispose d’un fort pouvoir symbolique ou d’une autorité supérieure (par exemple: la sous-préfecture) devient alors essentiel pour obtenir l’implantation dans un lieu adapté.
Action locale tenue à discrétion
Une fois l’autorisation obtenue, les professionnels associatifs doivent ensuite entreprendre un travail de «captation» des usagers qui passe, en premier lieu, par une communication autour des services qu’ils proposent. Cette communication doit se faire sur un mode informel pour préserver l’anonymat de la microstructure elle-même, qui n’a bien sûr pas vocation à attirer les curieux. Il s’agit alors de passer par des canaux relativement fermés sur l’espace public, mais suffisamment visibles pour les usagers afin que l’information soit accessible au plus grand nombre d’entre eux. Autrement dit: des espaces semi-publics comme des cabinets médicaux, des pharmacies, des centres sociaux, des bars, etc. où les usagers sont les plus susceptibles de se rendre et où les personnes qui y travaillent, potentiellement dans le secret de leurs pratiques de consommation, sont les mieux disposées à les orienter vers le dispositif. Cela n’est néanmoins pas toujours suffisant pour occasionner la venue des usagers. Ces derniers doivent en effet aussi surmonter la méfiance qu’ils peuvent avoir à l’égard de ces dispositifs dans la mesure où ils n’ont parfois vécu que la pénalisation/incarcération comme seule réponse officielle à leur(s) consommation(s). C’est alors par l’entretien d’une relation individualisée et durable avec un usager fréquentant les cercles de consommateurs locaux que les professionnels peuvent se faire présenter auprès d’eux comme digne de confiance et, in fine, encourager le recours au service. «C’est tout le lien de confiance à créer avec les usagers qui met du temps. Au début, j’ai eu deux ou trois usagers qui venaient partiellement. Et c’est parce qu’il y en a un qui a été régulier et qui a eu un certain parcours qu’ils (les usagers) ont vu qu’il n’y avait pas de problèmes avec la police. Ils se sont dits “finalement, il n’y a pas de problème à venir”» raconte cet autre professionnel de RdR. Il reste que, dans les petites communes – et plus encore dans les villages – la fréquentation de services de RdR peut également être affectée par l’interconnaissance. La faible densité démographique accentue les probabilités de rencontrer et/ou de côtoyer des personnes appartenant à son (ou ses) réseau(x) relationnel(s) sur l’espace public, facilitant dès lors la mise à la connaissance de tous des conduites de chacun par le jeu des ragots «dont on se plaint, mais que l’on transmet»15Renahy N. Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale. La Découverte 2005: 77.. Conséquence: les usagers de drogues sont tentés de négliger les offres locales pour éviter la stigmatisation associée à l’étiquette du «toxicomane»16Pavic G. «Usages de drogues en zones rurales: une investigation spécifique du dispositif TREND menée en 2012-2013» (non publiée), Rennes, AIRDDS Bretagne, 2013.. Pour assurer une certaine fréquentation, la parade peut consister à occuper un lieu d’accueil qui se dérobe aux potentiels regards provenant de l’espace public ou des habitations alentour.
Cette tenue à discrétion de l’action de ces dispositifs dans les communes périurbaines et rurales n’est probablement pas sans conséquence. Même si elle semble indispensable pour protéger l’anonymat des usagers de drogues, on peut supposer qu’elle réduit les capacités de ces nouveaux dispositifs à accéder à une véritable reconnaissance de leurs bienfaits. Comme le suggérait déjà Gwenola Le Naour à propos des mesures de RdR prises à Marseille il y plus de 15 ans17Le Naour G. Drogues, SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. et action publique. Une très discrète politique de réduction des risques. Presses universitaires deRennes,2010., ces dispositifs pourraient peiner à faire école dans des communes où les réticences demeurent encore fortes et/ou l’usage de drogues est moins marqué. Certes, les usagers de drogues éloignés des structures d’accueil ont désormais d’autres solutions pour accéder à du matériel de RdR. Un exemple en est le programme de RdR à distance créé en 2011 par l’association Safe et qui permet aujourd’hui à des centaines d’usagers de drogues d’accéder à du matériel dans les petites communes et les zones rurales non équipées en dispositifs. Pour autant, l’idée d’abandonner la diversité des réponses à apporter aux besoins en matériel de RdR dans les départements insuffisamment couverts ne semble pas à l’ordre du jour. Depuis ces récentes années, la médiatisation des microstructures – fixes ou mobiles – dans les colloques de plus en plus réguliers sur le thème «RdR et zones rurales» et l’accélération de leur implantation laissent plutôt songer que ces dispositifs continueront autant à faire l’objet de lutte pour conquérir d’autres communes que de mise en complémentarité avec d’autres solutions.