«Si Monsieur L. arrête de boire, c’est qu’il fait le choix de la vie. Mais s’il continue, c’est qu’il a décidé d’en finir…» Cette phrase était prononcée il y a quelques jours lors d’une réunion de synthèse par un médecin (d’ailleurs compréhensif et tolérant à l’égard des usages d’alcool parfois très excessifs de certains de ses patients) à propos d’un usager en situation de grande détresse somatique. Si elle peut sembler frapper au coin du bon sens, s’agissant en l’espèce d’évoquer un usager physiquement très atteint et dont la consommation peut, à terme, provoquer le décès, elle illustre surtout à merveille le travail qu’il reste à accomplir pour qu’émergent et soient reconnus des discours alternatifs et des pratiques novatrices dans le champ de l’alcoologie, c’est-à-dire dans la compréhension et l’accompagnement des usages d’alcool dits « problématiques » : tant que l’on impose aux usagers de choisir entre un comportement que la morale ou la science recommande (l’arrêt, la tempérance, le contrôle, etc.) et les gémonies solitaires promises à celles et ceux qui persistent à « mal-boire », tant que l’on garantit aux premiers aide et assistance aux moyens de sevrage et d’accès aux dispositifs dédiés aux buveurs pénitents et patients compliants sans rien offrir d’autre aux seconds qu’un peu plus de souffrance et d’exclusion, alors, effectivement, il faut à Monsieur L. et à beaucoup d’autres s’efforcer de rentrer dans le moule ou mourir…si possible seuls et sans bruit.
En réalité, Monsieur L., pour peu qu’on l’écoute, ne fait pas plus le choix de la vie, au sens entendu par le praticien, qu’il ne choisit de mourir. Il souhaiterait simplement choisir sa vie, qu’il a fait sienne, constituée, entre autres, d’usages « excessifs » et qu’il sait être mortels à terme, mais sans lesquels sa vie n’a plus de sens, même si cela va à rebours de ce que lui répètent les nombreux Cassandre qu’il fréquente depuis des lustres et qui contribuent à faire de ses pratiques d’usage une pathologie. Qu’il s’agisse de norme sociale, de cadre légal ou de santé publique, la question des usages de substances psychoactives a toujours constitué un enjeu de domination : il s’agissait pour quelques-uns – tour à tour religieux, moralistes, législateurs, forces de l’ordre et détenteurs du savoir médical – d’imposer au plus grand nombre leur vision de ce qui pouvait ou non être consommé, de quelle façon et dans quelles limites. Au gré d’intérêts politiques, économiques ou de logiques de protection ou de contrôle (d’aucuns parleront de bien-être) des populations, avec des stratégies plus ou moins répressives, se construit un ordre qui trace la frontière entre les pratiques acceptables, encouragées ou tolérées, et celles qu’il convient de réprouver et de combattre.
L’usage d’alcool est à ce titre à la fois exemplaire et singulier : singulier dans nos sociétés parce qu’il occupe la place particulière de « drogue officielle » élevée au rang de patrimoine, « totem »11 Roland Barthes parle dans « Mythologies » (1970) à propos du vin en France de « Boisson-Totem» autour duquel s’organisent les rites de socialisation, marqueur des événements qui jalonnent la vie en société. Mais aussi exemplaire, parce que dans le même temps que s’érige une norme d’usage intégrative, encouragée par des représentations, des discours et une mythologie, s’élabore un contre-modèle qui vise à stigmatiser à l’extrême les usages dits « déviants » (boire le matin, boire quand on est femme, boire seul, boire trop, boire du mauvais alcool, etc.) et qui vaut à ceux qui s’y adonnent d’être inaptes non seulement à boire mais, au-delà, à vivre en société.
La violence de ce stigmate n’est pas atténuée par un dispositif de prise en charge spécialisé, l’alcoologie, qui s’est construit autour d’un dogme, celui de l’abstinence comme seul projet thérapeutique valable, et à partir d’une seule expertise, celle du savoir biomédical comme outil d’analyse des pratiques d’usages observées à l’aune de leurs effets potentiellement pathogènes, omettant qu’il s’agit de manières de boire qui sont des manières de vivre.
Face à ce constat, on ne peut que se réjouir d’entendre enfin parler, trente ans après son apparition dans le champ de la toxicomanie, de réduction des risques (RdR) en alcoologie. Encore faut-il que cette approche ne soit pas réduite à un objectif de réduction des consommations ou d’interventions autour des consommations dites « à risque » (milieu festif, sécurité routière, etc.), pas plus qu’un pis-aller destiné aux cas désespérés incapables d’intégrer les dispositifs classiques.
La RdR en matière d’alcool doit s’entendre comme une offre d’accompagnement alternative et complémentaire au modèle abstinentiel qui se fonde sur une autre façon d’appréhender à la fois l’usager, l’usage et la nature de la relation d’aide.
L’usager : un expert de ses propres pratiques
À rebours de l’expertise alcoologique (et du bon sens populaire) qui fait de « l’alcoolodépendant » une personne inapte à boire « sainement », incapable de contrôler ses usages, ayant, selon la définition de Pierre Fouquet, « perdu la liberté de s’abstenir de boire », la RdR en matière d’alcool part du principe que l’usager est expert de ses propres pratiques. C’est-à-dire qu’il est à même, plus que quiconque et pour peu qu’on lui en offre les conditions et les moyens, de nommer ses pratiques, de les évaluer, d’en mesurer les bienfaits comme les méfaits, de faire des choix et de formuler une demande d’aide qui corresponde à la fois à ses besoins et à ses capacités de changement. Il le fait à son rythme, qui n’est pas celui des aidants, avec ses objectifs, ses réticences et ses deuils impossibles, qu’il est impératif de respecter.
L’usage est propre à chacun
L’usage s’inscrit dans des logiques et des stratégies singulières, propres à chacun, qu’il convient de saisir et de comprendre si l’on prétend intervenir. Ce qui fait l’usage, ce n’est ni le « combien » (combien de verres standard ?) ni le « pourquoi » (pourquoi vous faites-vous tant de mal ?) si chers aux addictologues, experts ou profanes, mais le « comment », qui permet à l’usager de se réapproprier ses « manières de boire ». Ces usages qui peuvent à un moment donné poser problème sont le fruit d’une histoire que nous appelons « carrière » et qui généralement n’existent que parce qu’ils remplissent des fonctions bénéfiques et essentielles pour l’individu.
Chaque usager tend à trouver un niveau d’usage qui lui assure la qualité de vie la plus acceptable possible au regard de son état et de ses conditions d’existence. Ce
niveau d’usage, chez certains quantitativement très élevé, que nous appelons « zone de confort » est trop souvent mis à mal par l’intervention de tiers qui cherchent à le réduire ou à le contenir. La RdR en matière d’alcool, avant d’initier un changement d’usages, s’assure donc d’abord de protéger, de « sanctuariser » cette zone de confort et s’attache alors à en prévenir ou à en réduire les risques et dommages induits, considérant que c’est à cette seule condition préalable que l’on peut –ou non- élaborer un projet de changement.
La relation d’aide et de soin pour une meilleure qualité de vie
L’objectif est d’intervenir sur la qualité de vie de la personne en vue de l’améliorer, de la stabiliser ou même seulement parfois d’en ralentir ou d’en retarder la dégradation.
Cette notion permet, d’une part, de sortir du modèle élaboré par le savoir expert de « la bonne santé à tout prix » (qui, appliqué à l’alcoologie, donne « boire dans les normes ou ne pas boire ») et, d’autre part, de placer au centre de l’intervention la perception de l’usager autant que ses aspirations. La relation d’aide et de soin devient donc une négociation qui part de la qualité de vie perçue par l’usager dans l’objectif d’élaborer avec lui une proposition de qualité de vie réalisable qui soit le plus égale possible à la qualité de vie souhaitée par lui.
Cela se concrétise par une mobilisation de toutes les compétences, afin de permettre aux personnes tout aussi bien une réorganisation de leurs usages quand elles le désirent ou le peuvent qu’un accompagnement au maintien de leurs pratiques si elles ne peuvent ou ne veulent les changer en travaillant les conséquences de ces usages sur leur qualité de vie et en élaborant une stratégie adaptée, dynamique et expérientielle (s’appuyant sur l’expérience vécue par l’usager) en vue d’agir sur celle-ci.
Loin de n’être que l’affaire des alcoologues non plus que celle des soignants, la RdR en matière d’alcool est une manière nouvelle d’envisager les usages, de les nommer, de les accompagner et de les sécuriser. Il est essentiel que chacun, usager, proche, professionnel du social ou de la santé, puisse se l’approprier et se sente légitime depuis sa place à tenter d’autres discours, d’autres accueils, d’autres soutiens lorsqu’il apparaît que la personne ne peut répondre aux exigences d’un modèle contraignant s’appuyant sur la capacité au changement radical d’organisation de vie que constitue la modification des manières de boire. C’est en prenant le risque d’expérimenter que nous construirons une véritable RdR fondée sur la volonté de ne plus laisser personne à la porte du soin ou face aux choix que l’on propose à Monsieur L.