Lorsque les institutions sont impuissantes à résoudre un problème (ici celui des trafics de drogues –et donc des usages, car s’il y a vente, il y a achat), lorsque la morale (la distinction du bien et du mal) est défaillante pour éclairer le rapport que l’on doit entretenir à un objet, alors une éthique doit prendre place pour donner une forme et une légitimité à ce que l’on fait, avec qui on le fait, et comment.
Cet article a été publié dans le Swaps n°71 qui propose un compte-rendu des 3èmes Journées nationales de la Fédération Addiction qui se sont tenues les 13 et 14 juin 2013 à Besançon.
Ce texte retrace très brièvement, à travers l’exemple du groupe « Questions de réseaux », la manière dont s’est construite une éthique1Duport C. In : L’intervention sociale à l’épreuve des trafics de drogues. Addap13. 2011. Ouvrage téléchargeable sur : www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2011/12/09/L-intervention-sociale-a-l-epreuve-des-trafics-de-drogues, pour ce groupe et pour ce travail, et la manière dont, à cette condition-là, nous avons pu questionner les réseaux et trafics de drogues.
« Questions de réseaux » est le nom d’un dispositif de travail qui, depuis 2005, réunit un petit groupe d’acteurs sociaux –éducateurs, animateurs, intervenants associatifs– dans les cités des 13e et 14e arrondissements de Marseille, accompagné d’un chercheur, dans l’objectif de mieux savoir, de faire avec, à côté ou à proximité des réseaux et trafics de drogues.
Un premier travail collectif avait été mené, accompagné par Pierre Roche2Roche P. La proximité à l’épreuve de l’économie de la débrouille. 2007, sur les économies de la débrouille. A la suite de ce travail, quelques participants ont souhaité poursuivre leurs réflexions à partir d’un constat de terrain, partagé par la plupart des intervenants sociaux dans les cités : le rajeunissement des personnes impliquées, à divers postes, dans les réseaux de trafics de drogues.
Le problème pour ces intervenants sociaux dans les cités marseillaises n’était pas tant de connaître les raisons de ce rajeunissement, encore moins de trouver des coupables, que de comprendre comment fonctionnent les trafics à différentes échelles (de l’international au micro-local), pour mieux connaître le rôle et la place de ces jeunes dans les réseaux, pouvoir maintenir des liens avec eux, avec leur entourage, et ainsi poursuivre leur mission éducative. Et plus généralement, travailler à leur posture d’acteurs sociaux dans les cités (et pour certains, aussi d’habitants), lorsque ce travail se réalise à proximité des trafics de drogues, dans des espaces et des lieux investis par les trafics, et auprès de personnes impliquées dans les réseaux.
La confiance se construit, puis s’acquiert
Dans un premier temps, il nous a fallu construire les conditions d’un espace commun : un espace de confiance et de respect mutuel. On ne se connaissait pas, pas tous, en tout cas pas si bien que ça, et pas au point d’exposer des situations personnelles et professionnelles chargées de secrets, d’ampleur morale, voire de risque pour la sécurité de certains ou de leur entourage. Ensuite, respecter l’anonymat de ceux dont nous allions parler : entre nous lorsque ça se révélait nécessaire, mais surtout impérativement hors du groupe. Enfin, construire les conditions d’une égalité de position dans le groupe : le fait que chacun soit absolument considéré à l’égal de tous dans ce travail collectif, quelles que soient sa position professionnelle et son histoire personnelle. Ainsi, nous avons élaboré ce qui nous réunissait, et ce faisant, exposé les bases d’une éthique sur laquelle allait reposer l’existence de ce groupe de travail, sa production et les restitutions publiques de cette production.
La base de ce travail : deux convictions communes
– La première est que nous avons tous quelque chose à voir et à faire avec les trafics de drogues. Ce n’est pas seulement l’affaire des autres, c’est l’affaire de chacun. C’est de notre responsabilité, politique et sociale.
Responsabilité politique, parce que nous sommes aussi acteurs (et pas seulement sujets) des politiques et des dispositifs institutionnels qui les mettent en oeuvre. Ainsi, les institutions en charge de cette question (la police, la justice pour ce qui concerne la répression des trafics ; la médecine, l’action sociale et éducative pour ce qui concerne les usages ; l’insertion professionnelle, l’école, les logeurs, le monde associatif et militant pour ce qui concerne la trajectoire professionnelle et personnelle) ne sont pas isolées du monde dans lequel elles exercent leur tutelle.
Responsabilité sociale, parce qu’à divers titres, nous sommes tous en prise avec des usages –et donc, les trafics – de drogues (nous-mêmes, des proches, des lieux que nous fréquentons), parce que les trafics de drogues ne se déploient pas dans un monde hors du monde, mais en bas de chez nous, dans la rue ou le quartier d’à côté, et plus globalement dans une société addictogène, une société de la réussite, quels que soient les moyens de cette réussite, une société dont nous faisons partie.
– La seconde conviction est qu’on ne peut pas se satisfaire d’une position morale, qui sépare le bien du mal, le gentil du méchant, le coupable de la victime, le représentant institutionnel du citoyen. Nous voulions mettre en question nos certitudes, trouver d’autres postures professionnelles, initier un espace de dialogue et non désigner le responsable. Nous voulions, nous devions, nous extraire d’une position morale, duale, qui classe les personnes impliquées dans les trafics du côté des mauvais, de ceux qui auraient fait « le choix » de s’acoquiner avec les dealers, pour les raisons évidemment vénales de l’argent facile, ou celles non moins inavouables de relations de « caïdat ». Et qui, de fait, met les autres du côté des bons ceux qui, au risque de leur tranquillité sinon de leur sécurité, se tiendraient à l’écart des réseaux et des trafics. Or, il se trouve que, quand bien même on y adhérerait intellectuellement, cette position morale ne résiste pas à l’épreuve du réel : parce que l’implication dans les réseaux de trafics de drogues dans les cités relève rarement de choix évalués et consentis, mais le plus souvent de solution à des situations de pauvreté, voire à la menace ; ou de réponse à un service rendu par un voisin, un proche. Mais aussi parce que les personnes impliquées dans les trafics ne sont jamais « seulement » des dealers, exclus de toute autre forme de relation et de position sociale. Le dealer est aussi un voisin, un frère, un proche ; il est aussi un parent, un élève ; il est aussi quelqu’un qui a des aspirations, souvent les mêmes que les nôtres d’ailleurs, à savoir réussir sa vie « comme tout le monde ». Et puis, cette position morale ne résiste pas non plus au mandat professionnel des acteurs sociaux, ou pour le dire un peu radicalement : lorsque l’on a une mission éducative et sociale dans des quartiers en prise avec les trafics de drogues, si l’on décide qu’il est moralement irrecevable de travailler auprès de gens impliqués dans les trafics, si on ne nourrit pas davantage de liens avec les personnes impliquées dans les réseaux, alors on ne se donne plus les moyens de réduire les risques de captation des jeunes par les réseaux de trafic de drogues. Bref, on ne fait plus son travail de protection et de prévention !
Une position éthique
Cette position éthique nous a permis de reléguer nos jugements moraux, quels qu’ils soient, au rang de points de vue, et d’en parler en tant que tels ; de mieux travailler à la représentation et à la compréhension des phénomènes dont participe le déploiement des trafics de drogues ; d’identifier les positions et les postures qu’occupent les agents des réseaux, au sein des trafics mais aussi dans les autres espaces sociaux de leur vie quotidienne ; de repérer les enjeux pour les populations et pour les acteurs sociaux auprès de ces populations. Et à partir de cette compréhension, de penser nos propres situations et d’élaborer, chacun, sa position et sa posture d’acteur social « à la proximité des trafics de drogues ».
Ainsi, si le travail mené par le groupe « Questions de réseaux » témoigne de la possibilité de travailler sur des sujets moralement discutables, sinon répréhensibles, il témoigne aussi de la nécessité d’affirmer que nous sommes concernés par ces sujets, à titre professionnel parfois, personnel toujours, et que cela est une question d’éthique.