Paris sportifs, quelle régulation ?

À l’occasion du récent championnat d’Europe de foot, les publicités pour les paris sportifs ont attiré l’attention… Sur bien des points, les jeux d’agent partagent les mêmes problématiques que les autres addictions: une grande vulnérabilité des jeunes, des conséquences négatives qui se chiffrent en endettement, une part importante des recettes provenant du pourcentage de personnes les plus en difficulté, etc. Quid de leur régulation ?

Durant le récent championnat d’Europe de foot, l’explosion des publicités a illustré l’augmentation de l’investissement publicitaire amorcé depuis déjà quelques années. Il est ainsi passé de 190 millions d’euros en 2014 à 239 millions d’euros en 20191Institut Kantar. Cette évolution a conduit les professionnels de l’addictologie et de la santé publique à rappeler leur revendication d’un volet «jeux d’argent» de la loi Évin, afin d’instaurer une régulation de cette pratique potentiellement addictive en jouant des trois outils identifiés: encadrement de la publicité, limitation de l’accessibilité et augmentation des prix.

Il n’est pas inutile, comme pour d’autres «objets d’addiction», d’élargir la focale. Les paris sportifs sont des jeux de hasard et d’argent qui ont leur propre histoire. De leurs origines grecques, puis romaines, pour ce qui est de notre continent, ils ont hérité d’un lien entre l’organisation de compétitions sportives et le pari sur le résultat. Au fil du temps, les sports associés ont changé: aux combats de gladiateurs ou aux courses de char, le moyen-âge ajoutera les joutes ou les défis d’archers, tandis qu’au XIXe siècle, le pari sur les courses hippiques se développera en France et en Angleterre, accentuant la dimension économique. Il concernera autant les classes sociales les plus aisées que les milieux les plus défavorisés qui y voyaient déjà un moyen de faire fortune.

Un business conséquent

D’activité individuelle, les paris sportifs sont devenus une activité économique générant un business conséquent, avec des enjeux de lobbying qui en découlent. Cette extension des pratiques de pari s’est faite autant par une évolution des lois et mentalités qu’une transformation des techniques. L’État a augmenté les possibilités de jouer aux jeux de hasard et d’argent, pratique différemment considérée par les religions, mais qui lui permet de prélever des taxes. Des loteries avaient traditionnellement pour mission de financer des causes: les loteries royales ont permis de financer la construction de bâtiments, y compris religieux, ou de combler quelques trous budgétaires. La Loterie nationale française, créée par un décret du 22 juillet 1933, voulait venir en aide aux invalides de guerre, aux anciens combattants et aux victimes de calamités agricoles. La loterie du patrimoine s’inscrit dans cette tradition d’une «noble cause» qui atténue la mauvaise image du jeu d’argent. L’arrivée d’Internet dans les années 1990, permettant le pari en ligne, a accentué l’accessibilité à ces jeux, notamment aux paris sportifs: toute personne possédant un ordinateur et une connexion peut miser depuis chez elle et sur la majorité des compétitions sportives dans le monde. Chacun a accès aux nombreux sites d’analyse et de statistiques pour tenter de gagner. Enfin, le sport professionnel, générant ses propres enjeux économiques, a multiplié les grandes manifestations et championnats, propices aux paris et à leur augmentation. L’ensemble des enjeux financiers s’en sont donc trouvés augmentés. Ainsi, un grand opérateur de paris sportifs vient de devenir partenaire de l’équipe de France de football.

La publicité flirte avec l’interdit

Le récent déchaînement publicitaire a malmené les limites fixées par le décret du 4 novembre 2020 qui interdit de donner une image positive du jeu ou de suggérer qu’il contribue à la réussite sociale. Les messages invitent, en pariant, à «mettre la daronne à l’abri» ou à «basculer dans le game». Une campagne lancée dès l’été 2020 avait habilement précédemment annexé la notion «d’intense», souvent au cœur des enjeux de notre société addictogène, pour la lier au plaisir du pari: «Les matchs de la Ligue 1… deviennent beaucoup trop intenses avec…», le film utilisait l’ambiance visuelle d’un restaurant kebab et sonore d’un sample de DJ SNake.

Et en 2019, Winamax avait sorti la campagne publicitaire intitulée «Le nouveau roi», présentant un jeune homme qui porte une chaîne en argent et une casquette à l’envers vissée sur la tête. Il gagne un pari sportif et devient le héros de toute la cité : porté en triomphe, les habitants se prosternent en signe de profond respect sur son passage. Un cowboy fumeur de cigarette avait apporté au tabac l’aura de la nature sauvage, de la liberté et de l’audace, ce jeune gagnant d’un pari sportif risqué veut incarner la nouvelle capacité à provoquer le «respect», comme le décline le slogan «Grosse cote, gros gain, gros respect». Ces campagnes ciblent un public jeune et jouent sur des valeurs d’argent facile, comme le confirment les slogans des affiches: «Un poteau peut vous rapporter une barre», «Ma devise dans le foot c’est l’argent / But en or, montre en platine / Devenir riche sur un coup de tête»; «Ici on dépoussière les lucarnes et les comptes en banque; Ils plantent des buts, je récolte du blé»; «Obligé de courir après un ballon pour gagner des millions, pauvres joueurs», etc.

Ces campagnes ont pu choquer les uns (voir les réactions d’Addictions France, de la Fédération Addiction, de Rockah Diallo ou les articles de Libération ou du Bondy Blog). Face aux critiques, l’Autorité nationale des jeux (ANJ) s’est défendue en arguant que ces campagnes avaient été validées dans un contexte de transition, entre la fin de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) et sa création, en tant que nouvelle institution, sans donc qu’elle ait pu vraiment agir. Elles ont permis au pari de sortir du seul public passionné de sport pour élargir son assise en rencontrant un nouveau public. Le pari est devenu une activité du quotidien dans une approche «lifestyle», «fun» qui le banalise: parier est tendance, un acte social qui permet de vivre ses émotions, bien souvent en communauté. Pour autant, derrière cette image «fun», l’attrait du gain d’argent en quelques clics reste la motivation première, avec ses conséquences négatives évoquées.

En plus des questions marketing et du repositionnement de l’activité paris sportifs dans l’opinion publique, des interrogations sur un traitement différencié des parieurs ont médiatiquement émergé. En quittant un public «averti», amateur de sport, en cherchant à élargir sa base de joueurs pour devenir une pratique sociale parmi d’autres, le pari sportif a dévoilé les particularités de son rapport à l’incertitude, et donc au hasard. Tout amateur connaît la glorieuse incertitude du sport, tout pouvant toujours arriver. La crevaison de l’hyper-favori, le «jour-sans» ou l’accident musculaire du super champion pondèrent sa supériorité écrasante; un recrutement hors norme d’une équipe ou l’avance technologique d’une autre peuvent ponctuellement être contredits par un aléa climatique ou un accident… Mais le super champion est quand même plus souvent le gagnant, l’équipe qui a une avance technologique ou un recrutement «hors normes» domine sur la durée.

Illusion de maîtrise

Il est important d’avoir à l’esprit cette différence entre l’aléa du sport et la probabilité du résultat. Elle participe à la particularité des paris sportifs et du sentiment de «contrôle de soi» des parieurs. La connaissance du domaine sportif concerné et/ou la maîtrise des pratiques d’ajustement des cotes par les bookmakers des sites, jouent leur rôle dans son illusion de maîtrise, l’une en permettant de savoir quand et comment miser, l’autre en expliquant la disparité des gains pour une même mise selon que le résultat était plus ou moins prévisible – dans les paris à cote fixe, la cote devient définitive au moment où le pari est effectué. Certes, en ligne, le fait de manier un argent dématérialisé tout en étant coupé de repères temporels et loin du regard des autres, la possibilité de jouer sur plusieurs sites en même temps, et, dans le cas particulier des paris en direct, l’excitation qui résulte de l’instantanéité des paris accentuent le risque de perte de contrôle. Mais un connaisseur de sport, bien informé des stratégies de cote, et qui garderait un bon contrôle de soi, serait susceptible de gagner plus régulièrement. Profitant de cet effet, des pratiques commerciales trompeuses de certains sites de pronostiqueurs (tipsters) se sont fortement développées. Or, les sites de jeu en ligne se sont vus accuser de décourager ce type de joueurs, de limiter leurs gains, parfois même en compliquant leur possibilité de jeu. Il en a résulté un combat juridique: ces parieurs plaidant le principe de la liberté du consommateur et se prévalant des règles protectrices du droit de la consommation, tandis que l’Association française des jeux en ligne contestait l’obligation de considérer le parieur à l’égal des autres consommateurs. L’affaire est remontée jusqu’au Conseil d’État, dont l’avis du 24 mars confirme que les parieurs, mêmes avertis et habiles, sont des consommateurs comme les autres qu’il n’est pas possible de repousser par des pratiques commerciales déloyales ou des clauses abusives. Et sur un autre versant, c’est la protection des personnes vulnérables qui reste en débat: une ordonnance d’octobre 2019 fait obligation aux opérateurs d’identifier et d’assister les joueurs à risque et problématiques, mais la question reste ouverte quant à la capacité d’un opérateur de jeu d’identifier ce profil de joueurs, dès lors qu’il ne se place pas dans la posture d’un professionnel du soin et du diagnostic.

Un chantier pour réguler

L’ensemble de ces problèmes justifient le processus de régulation que l’ANJ a annoncé fin juillet. Il comporterait 5 chantiers:

Publicité

  • Un bilan à mi-parcours de la mise en œuvre, par les opérateurs, des stratégies promotionnelles approuvées en janvier 2021, l’ANJ se réservant la possibilité de procédures de sanction en cas de non-conformité;
  • Une consultation publique sur la publicité afin d’adresser des recommandations aux acteurs et de proposer de nouveaux outils d’intervention;
  • Une collaboration avec l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité pour émettre d’ici la fin de l’an- née des lignes directrices précises et opérationnelles sur la publicité.

Gratification

  • Une étude des pratiques du marché français et de celles des autres pays européens afin de définir des conditions de gratifications «raisonnables», conformément au cadre de référence, et d’évaluer l’opportunité de renforcer l’encadrement ou la limitation de ces offres.

Identification et accompagnement des joueurs excessifs

  • Organisation d’un séminaire scientifique sur une définition commune et robuste du jeu excessif ou pathologique à l’ensemble des acteurs;
  • Contrôles suite aux plaintes de joueurs problématiques qui n’auraient pas été détectés par les opérateurs et qui auraient été encouragés à continuer à jouer via l’octroi de gratifications commerciales.

Limitation des mises

  • Une actualisation de la recommandation de l’Arjel de 2017, encadrant plus strictement les limitations de mises, sera proposée aux membres du collège de l’ANJ en septembre avant de mener des actions de contrôle et, le cas échéant, de sanction.

Tipsters avec un contrôle de leur pratiques

  • À l’issue de ce processus, «ce sera ensuite au régulateur de porter des recommandations équilibrées et efficaces, reposant sur un pacte social partagé par tous», a indiqué Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l’ANJ.