Les mille et une stratégies des alcooliers

«Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture», écrivait Roland Barthes dans ses Mythologies. Si la mythologie s’effrite, la mondialisation du goût et des pratiques fait apparaître de nouveaux breuvages, cocktails sucrés, eaux alcoolisées, voire boissons sans alcool. Réduction des risques ou multiplication des invitations?

Nous sommes en France dans un contexte de baisse globale des quantités d’alcool consommées1Richard J.B. et al., La consommation d’alcool en France en 2017, BEH, 2019 (5-6) : p 89.97: les transformations de nos modes de vies et les évolutions technologiques ont modifié nos consommations de boissons alcooliques2DEROFF M-L., FILLAUT T., Boire, une affaire de sexe et d’âge, Presses de l’EHESP, 2015. La disparition de métiers à forte exigence physique, l’urbanisation ont largement contribué à ce que les boissons alcoolisées n’accompagnent plus systématiquement nos repas, tandis qu’une certaine culture «hédoniste» et de nouveaux rituels de fêtes ont participé à l’augmentation d’une consommation occasionnelle et festive, celle des fins de semaine3Delile J.M., Couteron J.P., Alcool et Addiction, in Aide-Mémoire d’Addictologie, Dunod, 2019, ENSP EHES.

Pour comprendre certaines évolutions qualitatives de l’offre de boissons alcoolisées, deux perspectives sont utiles. Financière d’abord, car ici comme ailleurs, l’enjeu financier s’impose aux autres. Pour les groupes qui gèrent aujourd’hui les filières de production et de commercialisation des boissons alcoolisées, le critère essentiel est d’avoir le meilleur produit pour conquérir le plus de parts de marché. L’objectif «profit» prime sur les emplois, l’attachement aux traditions ou la préservation de pratiques professionnelles.

Renouveler les stratégies marketing pour préserver ses parts de marché est donc une priorité, accentuée par une concurrence exacerbée par la mondialisation du commerce de l’alcool. Nombre de recherches ont établi le lien entre l’exposition au marketing et les différents modes d’usage d’alcool (expérimentation, alcoolisation ponctuelle importante, consommations dans les 30 derniers jours, mésusages) et ces stratégies se sophistiquent au fur et à mesure que progressent les sciences cognitives4 https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/1468-0009.12475 5Dark Nudges and Sludge in Big Alcohol: Behavioral Economics, Cognitive Biases, and Alcohol Industry Corporate Social Responsibility – PETTICREW – 2020 – The Milbank Quarterly –
Wiley Online Library
. Nous nous limiterons ici à décrire et interroger des stratégies de diversification des produits, ciblant de nouveaux publics, jeunes et femmes, pour les initier à la consommation d’alcool.

Prémix et hard seltzers

Au décours des années 1990, alors que s’installaient en France les pratiques d’alcoolisations fortes, appelées parfois binge drinking que l’OFDT intégrera dans ses observations à partir de 2005 sous le terme d’Alcoolisation ponctuelle importante (API), les industriels développaient, sous le nom de «prémix», des mélanges de spiritueux (vodka, tequila…) et de sodas sucrés. La recette était simple: écouler une boisson fortement alcoolisée, en lui associant sucre et arômes appréciés des jeunes et des femmes, la présenter avec un packaging reprenant leurs codes et ceux de produits «fun», le tout pour un prix adapté à leur faible pouvoir d’achat. L’objectif est de faciliter la rencontre de l’alcool et de son effet «intense». En 1996, l’imposition d’une taxe élevée va jouer un rôle de régulation, renouvelé en 2004 pour contrer l’apparition de prémix à base de bière… mais pas lors de l’arrivée d’un «variant», à base de vin ou de cidre, rosé sucette ou pamplemousse, qui cible le même public pour les mêmes pratiques d’alcoolisation souvent intenses6Benech G., Les ados et l’alcool, Presses de l’EHESP, 2019.

Avec les hard seltzers, ces eaux pétillantes alcoolisées, l’industrie de l’alcool déploie une autre stratégie, basée sur le «naturel», le «léger» pour une entrée «douce» dans l’univers de l’alcool. Apparues dans les années 2012-2013 aux États-Unis, puis au Canada avant de gagner de nombreux autres pays, ces boissons, sous la trompeuse appellation « d’eau alcoolisée », visent un public qui met (encore ?) de l’eau dans son vin et redoute le trop «intense» et trop «lourd» de certaines bières, le «trop sucré» des rosés. Nos collègues d’Addiction Suisse soulignent cette stratégie du léger, du «sain» qui cible un public qui peut se méfier de l’alcool et du sucre. Pour le séduire, le marketing propose cette eau «légèrement alcoolisée», «moins calorique », à base de produits «naturels» et «bio». Dans les faits, cette fausse nouvelle boisson est obtenue par fermentation, avec des levures, du sucre et des arômes, selon le mode de production de la bière pour un titrage similaire, proche de 5°. Donc avec les mêmes risques pour la santé et les mêmes conséquences caloriques.

Paradoxe des portes

Enfin, et sans prétention d’exhaustivité, une dernière stratégie utilise le paradoxe des portes: une porte de sortie, même de secours, peut devenir une porte d’entrée. La promotion du «sans alcool», vins, bières ou apéritifs, met en avant sa capacité à se substituer aux boissons alcoolisées. La boisson sans alcool «a la même couleur, la même odeur et quasiment le même goût»7«Les consommateurs veulent être plus responsables: les boissons sans alcool séduisent de nombreux Français». Et effectivement, elle peut aider à modifier des habitudes d’usage lors de phases d’arrêt, transitoires ou définitives, répondant aux attentes d’un nouveau public-cible, ainsi qu’en témoigne Marie-Laure Berny-Tarente, directrice générale de Drinks&Co dans cet article: «On répond tout simplement à un besoin de nos consommateurs qui veulent être plus responsables, que ce soit pour des raisons professionnelles, religieuses ou de santé, mais aussi pour pouvoir mieux profiter de l’instant présent». L’offre «sans alcool» illustre la place du goût, que les plus fervents des deux camps, pro ou anti-alcool, ont du mal à aborder: les uns se piègent à nier le rôle du goût dans le choix des boissons, évoquant la seule recherche de l’effet ivresse comme motivation ; les autres clament haut et fort que «le vin n’est pas un alcool comme un autre»8«Le vin, pas un alcool comme les autres?», La Croix et vantent une tradition œnologique que l’on a du mal à retrouver dans bien des mélanges. Les deux affirmations sont scientifiquement fausses: si l’eau fraîche est une excellente façon de se désaltérer, elle n’apporte pas la même diversité gustative… et la contribution gustative des boissons alcoolisées ne saurait masquer les effets délétères de l’éthanol, dont l’ivresse, quelle que soit la boisson qui la contient!

Reste que leur promotion semble servir d’autres intérêts que la seule notoriété du sans alcool. Ainsi, lors de périodes comme le Dry January, certaines campagnes de boisson sans alcool semblent plus poursuivre l’objectif de maintenir le désir d’alcool que d’en proposer une alternative. Elles évoquent les effets «positifs» (rafraîchir, désaltérer, détendre) de ces boissons, mais en reprenant les codes de communication qui le reste de l’année attribuent, à tort souvent, ces mêmes effets à leurs alter egos alcoolisés. Même stratégie avec la mise en avant, le temps d’une grande compétition sportive par exemple, d’un produit sans alcool jouant le rôle d’un leurre, en reprenant les couleurs et la charte graphique d’une boisson alcoolisée de grande notoriété. Ne contenant pas d’alcool, ce produit-leurre peut bénéficier d’une large communication… qui s’arrête souvent dès la fin de la compétition, comme sa commercialisation, celle de la boisson alcoolisée continuant massivement !

Le «vin bien-être»

Ces jeux de dupes s’enrichissent avec l’arrivée sur le marché du «bien-être» d’un possible concurrent de l’éthanol: le cannabis et ses cannabinoïdes. Des millions de consommateurs louent son effet «détente» tandis que les classifications scientifiques placent ses risques bien en-dessous de ceux de l’alcool; juristes, policiers et addictologues soulignent l’échec de sa prohibition et les économistes les coûts qu’elle génère. Alors sans surprise, ceux qui ont toujours su tirer profit de l’humaine quête du plaisir, opérateurs de l’industrie du tabac et de l’alcool, lorgnent sur ce marché au nom des mêmes arguments économiques (apports pour le budget de l’État d’une taxation du produit, création d’entreprises et d’emplois) entachés de moindres problèmes de santé et sociaux. Ils testent ici aussi de nouveaux produits: le britannique Diageo expérimente des boissons infusées à partir de cannabis9Bernard A., «Le producteur du Johnnie Walker et de la Guinness intéressé par les boissons au THC», Newsweed, septembre 2018., sur le modèle d’une bière commercialisée aux États-Unis par Heineken10«Heineken rejoint le marché du cannabis», Newsweed, août 2018 tandis que Tilray et AB-Inbev nouent leur propre partenariat pour de futures boissons au cannabis11«Tilray et AB Inbev (Budweiser): partenariat à 100 millions de dollars pour créer des boissons au cannabis». En France, une boisson à base de vin aromatisée au CBD a vu le jour dans le bordelais, associant un cépage local à du CBD. Ce Burdi W rajouterait à «l’effet classique de l’alcool… l’effet relaxant, détente» pour «un vin d’apéro festif» destiné à «casser les codes traditionnels du vin», avec évidemment étiquette phosphorescente et bouchon sérigraphié. Difficile d’imaginer un monde sans drogue, et difficile d’imaginer un monde sans usager, les substances psychoactives venant depuis toujours, sous des formes différentes, apporter plaisir, soulagement ou augmentation de soi. Avec ces nouvelles métamorphoses de l’alcool, et alors qu’arrive un challenger, la question de la régulation par l’État de ces usages se repose de façon plus insistante que jamais: laissera-t-il les seuls intérêts économiques prendre la main? Ou saura-t-il créer les conditions d’un usage à moindre risque et coût social, donc nécessairement à moindre profit?