Modélisation — En Afrique, moins de la moitié des infections VIH ont lieu au sein de couples sérodifférents

Deux articles de modélisation récents posent la question de la part des infections survenant au sein de couples stables sérodifférents (un partenaire séropositif, un partenaire séronégatif) dans l’épidémie globale sévissant en Afrique Sub-saharienne. La question est majeure pour la prévention VIH : elle revient indirectement à poser celle de l’échelle à laquelle proposer des interventions de prévention telles que le TasP.

Hasard de calendrier ou illustration de la concurrence qui peut exister en recherche, les deux articles viennent d’être publiés en l’espace de moins de deux mois dans des revues majeures, AIDS et Lancet. Portant sur le même sujet, reposant sur les mêmes données, avec des méthodes certes différentes, ils arrivent pourtant aux mêmes conclusions.

En l’espace de deux ans, des avancées majeures ont vu le jour dans la prévention du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. Les médicaments antirétroviraux (ARV) ont prouvé leur efficacité pour prévenir la transmission du VIH, soit en réduisant l’infectivité des patients infectés (le TasP, Treatment as Prevention), soit en réduisant la susceptibilité des personnes non infectés (Prophylaxie pré-Exposition, PrEP). Ces deux méthodes ont généré un certain optimisme et ont laissé espérer un infléchissement de l’épidémie de VIH, spécialement en Afrique sub-saharienne, continent qui en paie le plus lourd tribut. Les nouvelles questions qui se profilent logiquement concernent donc les meilleures façons d’utiliser les ARV pour réduire l’incidence du VIH et obtenir un bénéfice sanitaire maximum dans un contexte de ressources limitées.

Les couples stables sérodifférents constituent un groupe particulièrement à risque de transmission. Cibler la prévention sur ces couples est donc potentiellement efficace, d’autant qu’on supposait jusqu’à très récemment que la majorité des nouvelles infections VIH avaient lieu au sein de ces couples. Deux publications récentes ont remis en cause cette supposition. Il s’agit de deux études de modélisation visant à estimer la part, dans l’épidémie de VIH en Afrique sub-saharienne, des infections ayant lieu au sein de couples stables sérodifférents.

L’étude de Chemaitelly et al.

La première de ces deux études, par Chemaitelly et al., a été publiée en janvier dernier dans la revue AIDS1Chemaitelly H, Shelton JD, Hallett TB, Abu-Raddad LJ. Only a fraction of new HIV infections occur within identifiable stable discordant couples in sub-Saharan Africa. AIDS 2013; 27:251-260. Les auteurs ont voulu répondre à la question suivante : Dans une campagne -fictive- de dépistage nationale, où les couples sérodifférents sont identifiés à un moment donné (T0), quelle est la part des nouvelles infections survenant dans l’année suivant le début de la campagne (nouveaux cas à T1) qui se produirait au sein des couples sérodifférents préalablement identifiés ?

Les auteurs ont donc adopté une position pragmatique en s’intéressant à la contribution des couples sérodifférents identifiables, tels qu’ils le seraient pour des interventions de prévention. Par exemple, les cas de transmissions au sein de couples initialement seroconcordants négatifs au temps T0 de la campagne de dépistage, pour lequel un des 2 partenaires s’infecterait en dehors du couple, puis infecterait son partenaire entre T0 et T1, n’ont pas été considérés comme faisant partie des transmissions au sein des couples sérodifférents identifiables. Et en effet, ces couples n’auraient pas été éligibles au temps T0 pour une intervention de prévention visant les couples sérodifférents.

Les données sur lesquelles repose leur étude sont celle des enquêtes DHS (Demographic and Health Surveys) : des études standardisées en population générale, comportant un volet de séroprévalence, et conduites depuis 2001 dans plus de 30 pays. Pour 20 pays d’Afrique sub-saharienne, le nombre de couples cohabitant et sérodifférents a été estimé à partir de ces données. En multipliant la probabilité moyenne de transmission du VIH lors d’un rapport sexuel exposant par le nombre moyen de rapports sexuels dans l’année (estimé à 100 rapports par an d’après une étude précédente conduite chez des couples stables sérodifférents), les auteurs sont arrivés à un nombre attendu de transmissions intra-couple pour chaque pays considéré. Restait à comparer ce résultat à l’estimation du nombre annuel total de nouvelles infections, qu’ils ont calculés selon la méthode utilisée par l’Onusida pour estimer le taux d’incidence VIH à l’échelle des différents pays.

Sur l’ensemble des 20 pays considérés, les auteurs sont arrivés à une contribution moyenne de 29% des nouvelles infections survenant au sein des couples stables sérodifférents identifiables. Cette estimation varie de 10% pour le Swaziland à 52% pour le Niger. Dans la discussion de leur article, les auteurs s’efforcent de montrer que l’ensemble des hypothèses faites tendent à une surestimation plutôt qu’à une sous-estimation de la fraction des nouvelles infections attribuables aux couples sérodifférents. Autrement dit, le chiffre de 29% à l’échelle du continent serait à prendre comme une valeur maximale de cette fraction. Comme le rappellent les auteurs, le fait de trouver une fraction inférieure à 50% pour les transmissions survenant chez les couples sérodifférents est finalement assez intuitif : chaque transmission au sein d’un couple est due à un partenaire précédemment infecté en dehors du couple, et cette infection initiale est plus probablement le fait d’un rapport pré-conjugal ou extra-conjugal que celui d’un rapport avec un précédent partenaire stable sérodifférent.

L’étude du Bellan et al.

La seconde étude, par Bellan et al., a été publiée en février 2013 dans la revue Lancet2Bellan SE, Fiorella KJ, Melesse DY, Getz WM, Williams BG, Dushoff J. Extra-couple HIV transmission in sub-Saharan Africa: a mathematical modelling study of survey data. The Lancet Published Online First: 2013. doi:10.1016/S0140-6736(12)61960-6. Les auteurs ont tourné la question de manière légèrement différente, en calculant, dans la population des couples cohabitant, les taux de transmission du VIH et les contributions respectives de trois voies de transmission : les transmissions survenant avant la formation du couple, celle survenant au sein du couple (transmission intra-couple) et celles due à un tiers partenaire (transmission extra-couple). Comme pour l’étude de Chemaitelly et al., les données provenaient d’enquêtes DHS menées dans 18 pays d’Afrique sub-saharienne, regroupant les données de plus de 27 000 couples. Les auteurs se sont basés sur les données de prévalence VIH, d’histoire conjugale et d’âge au premier rapport sexuel pour calculer un taux de transmission pour chacune des trois voies considérées.

L’étude présente trois résultats principaux. Tout d’abord, la contribution des transmissions extra-couples est considérable au sein des deux sexes : entre 32 et 65% pour les hommes et 10 à 47% pour les femmes en 2011, avec des variations importantes entre pays. Contrairement aux idées reçues, une importante proportion d’hommes, mais aussi de femmes, ont donc des relations extra-conjugales. Les auteurs se gardent bien de porter un jugement moral sur ces relations extra-conjugales, qui, comme ils le rappellent, ne peuvent être que partiellement choisies ou qui peuvent être liés à des structures de soutien social.

Ensuite, les résultats de cette modélisation montrent que la transmission au sein d’un couple a lieu plus souvent dans le sens de l’homme vers la femme que l’inverse. Les auteurs expliquent ce résultat par une plus longue période d’activité sexuelle antérieure à la mise en couple chez les hommes, et, dans certains pays seulement, un plus haut risque d’infection extra-couple pour ces messieurs.

Enfin, les résultats ont montré que les femmes connaissent une période à haut risque de transmission avant leur mise en couple. Cette période d’activité sexuelle pré-conjugale, même si elle est en moyenne plus courte chez les femmes que chez les hommes, présente un risque de transmission par unité de temps plus important pour celles-ci.

Implication pour les politiques de prévention

Résumons : l’étude de Chemaitelly et al. montre qu’environ 70% des nouvelles infections à VIH en Afrique subsaharienne se produisent en dehors de couples sérodifférents identifiables ; l’étude de Bellal et al. indique que parmi les couples, 32 à 65% des nouvelles infections sont le fait de transmissions extra-couples. Ces deux résultats font donc écho l’un à l’autre en illustrant qu’une part importante voire majoritaire des infections se produit hors des couples stables sérodifférents.

Les partenaires non-infectés en relation stable sérodifférente sont une population à haut risque et facilement identifiable. C’est d’ailleurs pour cela que les interventions de prévention sont souvent testées dans cette population, comme ce fut le cas pour HPTN-052. Par conséquent, ces couples sont généralement les premiers à qui sont proposées de nouvelles interventions de prévention : en 2012, l’OMS a recommandé la mise sous traitement ARV sans critère de CD4 pour les patients en couple avec un partenaire séronégatif. Or les deux études présentées ici s’accordent sur leur conclusion : prioriser les couples stables sérodifférents pour des interventions de prévention type TasP ne permettrait pas d’éviter la majorité des nouvelles infections. Afin de réduire drastiquement l’incidence du VIH, c’est la population générale sexuellement active qu’il faudrait cibler.

Le problème reste encore malheureusement celui de l’allocation d’une ressource limitée : le traitement ARV. Dans le contexte africain où l’accès au traitement n’est pas assuré pour toutes les personnes éligibles, prioriser les couples sérodifférents apparaît comme une stratégie efficace et plutôt économe. Passer des recommandations OMS de 2010 (traitement ARV au seuil CD4<350), à un traitement ARV quel que soit le niveau de CD4 pour les personnes ayant un partenaire stable séronégatif, les femmes enceintes et les «populations clés» (HSH, professionnels du sexe, usagers de drogues intraveineuses) ferait passer le nombre de personnes éligibles au traitement de 15 millions à 23 millions dans les pays à faibles et moyen niveau de ressources. Elargir le traitement à toutes les personnes infectées, quel que soit leur niveau de CD4, ferait passer ce même nombre à 32 millions.3WHO : The strategic use of antiretrovirals to help end the HIV epidemic. WHO. 2012.. L’implémentation à large échelle d’intervention de prévention combinée (qui utilise tous les outils de prévention disponibles, biomédicaux et comportementaux) chez les couples sérodifférents pourrait ainsi être a minima une première étape, potentiellement riche d’enseignements, pour l’élargissement de ce type de stratégie à l’ensemble de la population sexuellement active.