Cannabis — La Suisse, l’autre pays de la dépénalisation

La Suisse, qui a connu une politique très réformatrice en ce qui concerne les drogues (locaux d’injection supervisée, prescription d’héroïne) est partagée ces dernières années entre pragmatisme et blocage politique.

En 2001, rappelle Franck Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse, «nous pensions devenir le premier pays à légaliser l’ensemble du système, le gouvernement voulait légaliser la consommation et autoriser la production et la vente de cannabis avec des conditions régulées». Après le refus du Parlement, une initiative populaire est présentée en 2008 pour légaliser/réguler le cannabis, rejetée à 63%. En 2011, une révision de la loi sur les stupéfiants propose une dépénalisation/contraventionnalisation. Chaque adulte peut avoir 10g de cannabis sur lui, au-delà une amende de 100 CHF (90 €) peut être infligée, avec une procédure simplifiée, sans laisser de trace sur le casier judiciaire. Mais, si une autre infraction est commise, la procédure ordinaire s’applique à nouveau, avec amendes, frais judiciaires, trace au casier. Pour Franck Zobel, cette politique si elle a réduit les coûts liés à la répression s’avère inefficace sur le fond: «Le taux d’amende/1 000 habitants est très variable d’un canton à l’autre, avec un facteur de 50. Les inégalités locales n’ont pas été réduites avec ce système. Et la question du marché noir du cannabis n’est pas réglée.»

Olivier Guéniat, commissaire divisionnaire à Bern et membre de la Commission fédérale pour les questions liées aux addictions, décrit la situation: «En Suisse, le marché du cannabis c’est 100 tonnes consommées par an, 200 000 consommateurs réguliers, un chiffre d’affaire d’un milliard de CHF. Le marché de la cocaïne, c’est 8 tonnes, 50 000 consommateurs et un chiffre d’affaire d’un milliard de CHF. Chaque année, 17 141 policiers procèdent à 97 289 dénonciations (dont 86 429 pour consommation en 2015). Cherchez l’erreur. Quand on calcule le travail répressif dans un système prohibitif, on s’attaque à 3% du problème, 97% du marché est incontrôlé, soit deux milliards de CHF hors du contrôle par l’État».

Pour le commissaire, s’attaquer à l’offre est complètement inefficace: «Les organisations criminelles ont su s’adapter, minimiser les risques, contourner les obstacles.» Il lui semble préférable de s’attaquer à la demande, «en substituant l’offre illégale par l’offre légale, avec le monopole d’État; en détournant la demande de l’offre illicite, par une règlementation du marché. On l’a déjà fait avec le tabac et l’alcool, en prélevant des taxes! Une partie des fonds pouvant être investie dans la prévention, qui permet d’obtenir une diminution au niveau de la demande.» Neuf cantons suisses1 Zurich, Berne, Genève, Bâle-Ville, Thoune, Winterthur, Bienne, Lucerne, Lausanne vont explorer cette option de vente et distribution contrôlée de cannabis, en utilisant une disposition de la loi sur les stupéfiants qui permet des expérimentations scientifiques. Franck Zobel précise: «Nous sommes un pays fédéral, le débat étant bloqué au niveau national, ces projets d’évaluation scientifique sont la seule possibilité stratégique. Il s’agit de petits projets, qui pourraient concerner entre 1 000 et 4 000 personnes, des usagers problématiques dans le cadre d’une prise en charge, ceux qui pratiquent (déjà) une automédication avec un accompagnement, des usagers ordinaires, récréatifs au travers de pharmacies ou d’associations.»

Olivier Guéniat semble plus optimiste: «Nous allons assurer un suivi scientifique et obtenir des résultats au niveau des villes. Les campagnes plus modérées auront observé les résultats dans dix-quinze ans. La solution pragmatique débouchera vraisemblablement sur une votation populaire.» Il soutient par ailleurs une position libertaire de l’usage: «J’ai proposé un modèle pour confiner la consommation dans l’espace privé, qui répond à une nouvelle demande citoyenne de pouvoir vivre dans le plus grand bien-être dans l’espace public.» De quoi concilier l’intérêt sécuritaire et les libertés individuelles.